Nouvelle tirée de Machiavel
Un jour Satan, Monarque des enfers,Faisait passer ses sujets en revue.Là confondus tous les états divers,Princes et Rois, et la tourbe menue,Jetaient maint pleur, poussaient maint et maint cri,Tant que Satan en était étourdi.Il demandait en passant à chaque âme :Qui t’a jetée en l’éternelle flamme ?L’une disait : hélas c’est mon mari ;L’autre aussitôt répondait : c’est ma femme.Tant et tant fut ce discours répété,Qu’enfin Satan dit en plein consistoire :Si ces gens-ci disent la véritéIl est aisé d’augmenter notre gloire.Nous n’avons donc qu’à le vérifier.Pour cet effet, il nous faut envoyerQuelque démon plein d’art et de prudence ;Qui non content d’observer avec soinTous les hymens dont il sera témoin,Y joigne aussi sa propre expérience.Le Prince ayant proposé sa sentence,Le noir Sénat suivit tout d’une voix.De Belphégor aussitôt on fit choix.Ce diable était tout yeux et tout oreilles,Grand éplucheur, clairvoyant à merveilles,Capable enfin de pénétrer dans tout,Et de pousser l’examen jusqu’au bout.Pour subvenir aux frais de l’entreprise,On lui donna mainte et mainte remise,Toutes à vue, et qu’en lieux différentsIl pût toucher par des correspondants.Quant au surplus, les fortunes humaines,Les biens, les maux, les plaisirs et les peines,Bref ce qui suit notre condition,Fut une annexe à sa légation.Il se pouvait tirer d’affliction,Par ses bons tours et par son industrie,Mais non mourir, ni revoir sa patrie,Qu’il n’eût ici consumé certain temps :Sa mission devait durer dix ans.Le voilà donc qui traverse et qui passeCe que le Ciel voulut mettre d’espaceEntre ce monde et l’éternelle nuit ;Il n’en mit guère, un moment y conduit.Notre démon s’établit à Florence,Ville pour lors de luxe et de dépense.Même il la crut propre pour le trafic.Là sous le nom du seigneur Roderic,Il se logea, meubla, comme un riche homme ;Grosse maison, grand train, nombre de gens ;Anticipant tous les jours sur la sommeQu’il ne devait consumer qu’en dix ans.On s’étonnait d’une telle bombance.Il tenait table, avait de tous côtésGens à ses frais, soit pour ses voluptés,Soit pour le faste et la magnificence.L’un des plaisirs où plus il dépensaFut la louange : Apollon l’encensa ;Car il est maître en l’art de flatterie.Diable n’eut onc tant d’honneurs en sa vie.Son coeur devint le but de tous les traitsQu’amour lançait : il n’était point de belleQui n’employât ce qu’elle avait d’attraitsPour le gagner, tant sauvage fût-elle :Car de trouver une seule rebelle,Ce n’est la mode à gens de qui la mainPar les présents s’aplanit tout chemin.C’est un ressort en tous desseins utile.Je l’ai jà dit, et le redis encor ;Je ne connais d’autre premier mobileDans l’Univers, que l’argent et que l’or.Notre envoyé cependant tenait compteDe chaque hymen, en journaux différents ;L’un, des époux satisfaits et contents,Si peu rempli que le diable en eut honte.L’autre journal incontinent fut plein.A Belphégor il ne restait enfinQue d’éprouver la chose par lui-même.Certaine fille à Florence était lors ;Belle, et bien faite, et peu d’autres trésors ;Noble d’ailleurs, mais d’un orgueil extrême ;Et d’autant plus que de quelque vertuUn tel orgueil paraissait revêtu.Pour Roderic on en fit la demande.Le Père dit que Madame Honnesta,C’était son nom, avait eu jusques làForce partis ;mais que parmi la bandeIl pourrait bien Roderic préférer,Et demandait temps pour délibérer.On en convient. Le poursuivant s’appliqueA gagner celle où ses voeux s’adressaient.Fêtes et bals, sérénades, musique,Cadeaux, festins, bien fort appetissaient,Altéraient fort le fonds de l’ambassade.Il n’y plaint rien, en use en grand Seigneur,S’épuise en dons : l’autre se persuadeQu’elle lui fait encor beaucoup d’honneur.Conclusion, qu’après force prières,Et des façons de toutes les manières,Il eut un oui de Madame Honnesta.Auparavant le Notaire y passa :Dont Belphégor se moquant en son âme :Hé quoi, dit-il, on acquiert une femmeComme un château ! Ces gens ont tout gâté.Il eut raison : ôtez d’entre les hommesLa simple foi, le meilleur est ôté.Nous nous jetons, pauvres gens que nous sommes,Dans les procès en prenant le revers.Les si, les cas, les contrats sont la portePar où la noise entra dans l’univers :N’espérons pas que jamais elle en sorte.Solennités et lois n’empêchent pasQu’avec l’hymen amour n’ait des débats.C’est le coeur seul qui peut rendre tranquille.Le coeur fait tout, le reste est inutile.Qu’ainsi ne soit, voyons d’autres états.Chez les amis tout s’excuse, tout passe ;Chez les Amants tout plaît, tout est parfait ;Chez les Epoux tout ennuie et tout lasse.Le devoir nuit : chacun est ainsi fait.Mais, dira-t-on, n’est-il en nulles guisesD’heureux ménage ? Après mûr examen,J’appelle un bon, voire un parfait hymen,Quand les conjoints se souffrent leurs sottises.Sur ce point-là c’est assez raisonné :Dès que chez lui le Diable eut amenéSon épousée, il jugea par lui-mêmeCe qu’est l’hymen avec un tel démon :Toujours débats, toujours quelque sermonPlein de sottise en un degré suprême.Le bruit fut tel que Madame HonnestaPlus d’une fois les voisins éveilla :Plus d’une fois on courut à la noise :Il lui fallait quelque simple bourgeoise,Ce disait-elle : un petit trafiquantTraiter ainsi les filles de mon rang !Méritait-il femme si vertueuse ?Sur mon devoir je suis trop scrupuleuse :J’en ai regret et si je faisais bienIl n’est pas sûr qu’Honnesta ne fit rien :Ces prudes-là nous en font bien accroire.Nos deux Epoux, à ce que dit l’histoire,Sans disputer n’étaient pas un moment.Souvent leur guerre avait pour fondementLe jeu, la jupe ou quelque ameublement,D’été, d’hiver, d’entre-temps, bref un mondeD’inventions propres à tout gâter.Le pauvre diable eut lieu de regretterDe l’autre enfer la demeure profonde.Pour comble enfin Roderic épousaLa parenté de Madame Honnesta,Ayant sans cesse et le père et la mère,Et la grand’soeur avec le petit frère ;De ses deniers mariant la grand’soeur,Et du petit payant le précepteur.Je n’ai pas dit la principale causeDe sa ruine infaillible accident ;Et j’oubliais qu’il eut un intendant.Un intendant ? Qu’est-ce que cette chose ?Je définis cet être un animalQui comme on dit sait pécher en eau trouble,Et plus le bien de son maître va mal,Plus le sien croît, plus son profit redouble ?Tant qu’aisément lui-même achèteraitCe qui de net au Seigneur resterait :Dont par raison bien et dûment déduiteOn pourrait voir chaque chose réduiteEn son état, s’il arrivait qu’un jourL’autre devînt l’Intendant à son tour,Car regagnant ce qu’il eut étant maître,Ils reprendraient tous deux leur premier être.Le seul recours du pauvre Roderic,Son seul espoir, était certain traficQu’il prétendait devoir remplir sa bourse,Espoir douteux, incertaine ressource.Il était dit que tout serait fatalA notre époux, ainsi tout alla mal.Ses agents tels que la plupart des nôtres,En abusaient : il perdit un vaisseau,Et vit aller le commerce à vau-l’eau,Trompé des uns, mal servi par les autres.Il emprunta. Quand ce vint à payer,Et qu’à sa porte il vit le créancier,Force lui fut d’esquiver par la fuite,Gagnant les champs, où de l’âpre poursuiteIl se sauva chez un certain fermier,En certain coin remparé de fumier.A Matheo, c’était le nom du Sire,Sans tant tourner il dit ce qu’il était ;Qu’un double mal chez lui le tourmentait,Ses créanciers et sa femme encor pire :Qu’il n’y savait remède que d’entrerAu corps des gens, et de s’y remparer,D’y tenir bon : irait-on là le prendre ?Dame Honnesta viendrait-elle y prônerQu’elle a regret de se bien gouverner ?Chose ennuyeuse et qu’il est las d’entendre.Que de ces corps trois fois il sortiraitSitôt que lui Matheo l’en prierait ;Trois fois sans plus et ce pour récompenseDe l’avoir mis à couvert des Sergens.Tout aussitôt l’Ambassadeur commenceAvec grand bruit d’entrer au corps des gens.Ce que le sien, ouvrage fantastique,Devint alors, l’histoire n’en dit rien.Son coup d’essai fut une fille uniqueOù le galant se trouvait assez bien ;Mais Matheo moyennant grosse sommeL’en fit sortir au premier mot qu’il dit.C’était à Naples, il se transporte à Rome ;Saisit un corps : Matheo l’en bannit,Le chasse encore : autre somme nouvelle.Trois fois enfin, toujours d’un corps femelle,Remarquez bien, notre Diable sortit.Le Roi de Naples avait lors une fille,Honneur du sexe, espoir de sa famille ;Maint jeune prince était son poursuivant.Là d’Honnesta Belphégor se sauvant,On ne le put tirer de cet asile.Il n’était bruit aux champs comme à la villeQue d’un manant qui chassait les esprits.Cent mille écus d’abord lui sont promis.Bien affligé de manquer cette somme(Car ces trois fois l’empêchaient d’espérerQue Belphégor se laissât conjurer)Il la refuse : il se dit un pauvre homme,Pauvre pécheur, qui sans savoir comment,Sans dons du Ciel, par hasard seulement,De quelques corps a chassé quelque Diable,Apparemment chétif, et misérable,Et ne connaît celui-ci nullement.Il a beau dire ; on le force, on l’amène,On le menace, on lui dit que sous peineD’être pendu, d’être mis haut et courtEn un gibet, il faut que sa puissanceSe manifeste avant la fin du jour.Dès l’heure même on vous met en présenceNotre Démon et son Conjurateur.D’un tel combat le Prince est spectateur.Chacun y court : n’est fils de bonne mèreQui pour le voir ne quitte toute affaire.D’un côté sont le gibet et la hart,Cent mille écus bien comptés d’autre part.Matheo tremble, et lorgne la finance.L’esprit malin voyant sa contenance,Riait sous cape, alléguait les trois fois ;Dont Matheo suait en son harnois,Pressait, priait, conjurait avec larmes.Le tout en vain : plus il est en alarmes,Plus l’autre rit. Enfin le manant ditQue sur ce Diable il n’avait nul crédit.On vous le happe et mène à la potence.Comme il allait haranguer l’assistance,Nécessité lui suggéra ce tour :Il dit tout bas qu’on battît le tambour,Ce qui fut fait ; de quoi l’esprit immondeUn peu surpris au manant demanda :Pourquoi ce bruit ? coquin, qu’entends-je là ?L’autre répond : C’est Madame HonnestaQui vous réclame, et va pour tout le mondeCherchant l’époux que le Ciel lui donna.Incontinent le Diable décampa,S’enfuit au fond des enfers et contaTout le succès qu’avait eu son voyage :Sire, dit-il, le noeud du mariageDamne aussi dru qu’aucuns autres états.Votre grandeur voit tomber ici-bas,Non par flocons, mais menu comme pluie,Ceux que l’hymen fait de sa confrérie,J’ai par moi-même examiné le cas.Non que de soi la chose ne soit bonne :Elle eut jadis un plus heureux destin ;Mais comment tout se corrompt à la fin,Plus beau fleuron n’est en votre couronne.Satan le crut : il fut récompensé ;Encore qu’il eût son retour avancé ;Car qu’eût-il fait ? Ce n’était pas merveillesQu’ayant sans cesse un Diable à ses oreilles,Toujours le même et toujours sur un ton,Il fût contraint d’enfiler la venelle ;Dans les enfers encore en change-t-on ;L’autre peine est à mon sens plus cruelle.Je voudrais voir quelque Saint y durer.Elle eût à Job fait tourner la cervelle.De tout ceci que prétends-je inférer ?Premièrement je ne sais pire choseQue de changer son logis en prison ;En second lieu si par quelque raisonVotre ascendant à l’hymen vous expose,N’épousez point d’Honnesta s’il se peut ;N’a pas pourtant une Honnesta qui veut.