DAME DU PALAIS DE MADAME
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE.
Madame,
Les bontés infinies que Monsieur de Guilleragues, votre illustre père, eut pour moi dans le séjour que je fis, il y a quelques années, à Constantinople, sont trop présentes à mon esprit pour négliger aucune occasion de publier la reconnaissance que je dois à sa mémoire. S’il vivait encore pour le bien de la France et pour mon bonheur, je prendrais la liberté de lui dédier cet ouvrage, non-seulement comme à mon bienfaiteur, mais encore comme au génie le plus capable de goûter et de faire estimer aux autres les belles choses. Qui peut ne se pas souvenir de l’extrême justesse avec laquelle il jugeait de tout ? Ses moindres pensées toujours brillantes, ses moindres expressions toujours précises et délicates, faisaient l’admiration de tout le monde ; et jamais personne n’a joint ensemble tant de grâces et tant de solidité. Je l’ai vu dans un temps où, tout occupé du soin des affaires de son maître, il semblait ne pouvoir montrer au-dehors que les talents du ministère, et sa profonde capacité dans les négociations les plus épineuses ; cependant toute la gravité de son emploi ne pouvoit rien diminuer de ses agréments inimitables, qui avoient fait le charme de ses amis, et qui se faisaient sentir même aux nations les plus barbares avec qui ce grand homme avoir à traiter. Après la perte irréparable que j’en ai faite, je ne puis m’adresser qu’à vous, Madame, puisque vous seule pouvez me tenir lieu de lui ; et c’est dans cette confiance que j’ose vous demander pour ce livre, la même protection que vous avez bien voulu accorder à la Traduction française de sept Contes Arabes que j’eus l’honneur de vous présenter, Vous vous étonnerez que, depuis ce temps-là, je n’aie pas eu l’honneur de vous les offrir imprimés.
Le retardement, Madame, vient de ce qu’avant de commencer l’impression, j’appris que ces Contes étoilent tirés d’un Recueil prodigieux de Contes semblables, en plusieurs volumes, intitulé : Les Mille et une Nuits. Cette découverte m’obligea de suspendre cette impression, et d’employer mes soins à recouvrer le Recueil. Il a fallu le faire venir de Syrie, et mettre en français le premier volume que voici, de quatre seulement qui m’ont été envoyés. Les Contes qu’il contient vous seront, sans doute, beaucoup plus agréables que ceux que vous avez déjà vus. Ils vous seront nouveaux, et vous les trouverez en plus grand nombre ; vous y remarquerez même avec plaisir le dessein ingénieux de l’Auteur Arabe, qui n’est pas connu, de faire un corps si ample de narrations de son pays, fabuleuses à la vérité, mais agréables et divertissantes.
Je vous supplie, Madame, de vouloir bien agréer ce petit présent que j’ai l’honneur de vous faire : ce sera un témoignage public de ma reconnaissance, et du profond respect avec lequel je suis et serai toute ma vie,
MADAME,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
Galland.