J’aurais du faire mention, en commençant, d’une espèce d’ouvrages qui ont précédé ceux dont je viens de parler, mais qui ne ressemblent à nos romans qu’en ce qu’ils appartiennent à l’imagination. Il est vrai que la féerie et le merveilleux en sont l’abus ; mais l’agrément fait tout pardonner. Je relis tous les ans les Contes Orientaux, et toujours avec plaisir. L’Orient, il faut l’avouer, est le berceau de l’apologue et la source des contes qui ont rempli le monde. Ces peuples, amollis par le climat et intimidés par le gouvernement, ne se sont point élevés jusqu’aux spéculations de la philosophie, et n’ont qu’effleuré les sciences ; mais ils ont habillé la morale en paraboles, et inventé des fables charmantes que les autres peuples ont adoptées à l’envi. Quelle prodigieuse fécondité dans ce genre ! Quelle variété ! Quel intérêt ! Ce n’est pas que dans la mythologie des Arabes il y ait autant d’esprit et de goût que dans celle des Grecs. Les fables de ceux-ci semblent faites pour des hommes, et celles des autres pour des enfants ; mais ne sommes-nous pas tous un peu enfants dès qu’il s’agit de contes ? Y a-t-il une histoire plus agréable que celle d’Aboulcasem, une histoire plus touchante que celle de Ganem ? D’ailleurs, l’amusement que ces livres procurent n’est pas leur seul mérite : ils servent à donner une idée très-fidèle du caractère et des mœurs de ces Arabes qui ont long-temps régné dans l’Orient. On y reconnaît cette générosité qui a toujours été une de leurs vertus favorites, et sur laquelle l’âme et la verve de leurs poètes et de leurs romanciers semble toujours exaltée. Les plus beaux traits en ce genre nous viennent d’eux : on ne saurait le nier ; et ce qui rend cette nation remarquable, c’est la seule chez qui le despotisme paraît n’avoir ni avili les cœurs, ni étouffé le génie. Il n’y a point eu de despote plus absolu, plus redoutable que ce fameux Haroun ou Aaron, dont le nom revient à tout moment dans leurs contes, et dont le règne est l’époque la plus brillante du califat et de la grandeur des Arabes. On est toujours étonné de ces mœurs et de ces opinions singulières qu’inspirent à une nation ingénieuse et magnanime, d’un côté, l’habitude de l’esclavage, et de l’autre l’abus du pouvoir. Cette disposition, dans un prince d’ailleurs éclairé, à compter pour rien la vie des hommes ; et, dans ces mêmes hommes, la facilité à se persuader qu’ils ne valent pas plus qu’on ne les apprécie, et à faire de la servitude politique un dévouement religieux : voilà ce qu’on voit à tout moment dans leurs livres ; et peut-être ce mépris d’eux-mêmes tient en partie à ce dogme de la fatalité, qui semble de tout temps enraciné dans les têtes orientales. Il revient dans toutes leurs fables, dont le fond est presque toujours un passage rapide de l’excès du malheur au faîte des prospérités, et de l’ivresse de la joie au comble de l’affliction. Il semble qu’ils n’aient eu pour objet que de nous apprendre à quel point nous sommes assujettis à cette destinée éternelle, écrite sur la table de lumière.
Les Mille et une Nuits sont une sorte de peinture dramatique de la nation arabe. Les artifices de leurs femmes, l’hypocrisie de leurs religieux, la corruption des gens de loi, les friponneries des esclaves, tout y est fidèlement représenté, et beaucoup mieux que ne pourrait faire le voyageur le plus exact. On y trouve aussi beaucoup de traditions antiques, que plusieurs nations ont rapportées à leur manière : l’histoire de Phèdre et celle de Circé y sont très-aisées à reconnaître ; plusieurs endroits ressemblent aussi à des traits historiques des livres juifs. Cette aventure de Joseph, la plus touchante peut-être que l’antiquité nous ait transmise, cet emblème de l’envie qui anime des frères contre un frère, se retrouve aussi en partie dans les Contes Arabes. Ce n’est pas qu’on puisse faire beaucoup de cas de la manière dont ces Contes sont amenés. On sait que l’aventure de Joconde sert de fondement aux Mille et une Nuits, et que le sultan Schahriar, irrité de l’infidélité de sa sultane, prend le parti de faire étrangler, le matin, sa nouvelle épouse de la veille. Le moyen est violent ; mais enfin la fille de son visir parvient à faire cesser ces noces meurtrières, et à sauver sa propre vie en amusant le sultan par des contes. On peut croire que Schahriar aimait mieux les contes que les femmes, et qu’il était à-peu-près aussi raisonnable dans sa clémence que dans sa cruauté. Il faut pourtant avouer que toutes les histoires du premier volume excitent tellement la curiosité dès les vingt premières lignes, qu’en effet il est bien difficile de n’avoir pas envie de savoir le reste, sur—tout lorsqu’on peut dire ce que le sultan disait de sa femme en se levant ; Je la ferai toujours bien mourir demain.
La vogue qu’eurent les Mille et une Nuits dans leur nouveauté, fit bientôt éclore les imitateurs, qui marchent toujours à la suite des succès. Ainsi l’on vit paraître les Mille et une Heures, les Mille et un Quart-d’Heure, etc. ouvrages ingénieux , fort au-dessous de leurs modèles.