Soixante-dixième nuit
SIRE, votre majesté peut aisément s’imaginer qu’Hindbad ne fut pas peu surpris du compliment qu’on lui faisait. Après le discours qu’il venait de tenir, il avait sujet de craindre que Sindbad ne l’envoyât chercher pour lui faire quelque mauvais traitement ; c’est pourquoi il voulut s’excuser sur ce qu’il ne pouvait abandonner sa charge au milieu de la rue ; mais le valet de Sindbad l’assura qu’on y prendrait garde, et le pressa tellement sur l’ordre dont il était chargé, que le porteur fut obligé de se rendre à ses instances.
Le valet l’introduisit dans une grande salle, où il y avait un bon nombre de personnes autour d’une table couverte de toutes sortes de mets délicats. Ou voyait à la place d’honneur un personnage grave, bien fait et vénérable par une longue barbe blanche ; et derrière lui, était debout une foule d’officiers et de domestiques fort empressés à le servir. Ce personnage était Sindbad. Le porteur, dont le trouble s’augmenta à la vue de tant de monde et d’un festin si superbe, salua la compagnie en tremblant. Sindbad lui dit de s’approcher ; et après l’avoir fait asseoir à sa droite, il lui servit à manger lui-même, et lui fit donner à boire d’un excellent vin, dont le buffet était abondamment garni.
Sur la fin du repas, Sindbad, remarquant que ses convives ne mangeaient plus, prit la parole ; et s’adressant à Hindbad, qu’il traita de frère, selon la coutume des Arabes lorsqu’ils se parlent familièrement, lui demanda comment il se nommait, et quelle était sa profession.
_ Seigneur, lui répondit-il, je m’appelle Hindbad.
Je suis bien aise de vous voir, reprit Sindbad, et je vous réponds que la compagnie vous voit aussi avec plaisir ; mais je souhaiterais d’apprendre de vous-même ce que vous disiez tantôt dans la rue.
Sindbad, avant que de se mettre à table, avait entendu tout son discours par la fenêtre ; et c’était ce qui l’avait engagé à le faire appeler.
À cette demande, Hindbad, plein de confusion, baissa la tête, et repartit :
Seigneur, je vous avoue que ma lassitude m’avait mis en mauvaise humeur, et il m’est échappé quelques paroles indiscrètes que je vous supplie de me pardonner. »
Oh ne croyez pas, reprit Sindbad, que je sois assez injuste pour en conserver du ressentiment. J’entre dans votre situation ; au lieu de vous reprocher vos murmures, je vous plains ; mais il faut que je vous tire d’une erreur où vous me paraissez être à mon égard. Vous vous imaginez, sans doute, que j’ai acquis sans peine et sans travail toutes les commodités et le repos dont vous voyez que je jouis ; désabusez-vous. Je ne suis parvenu à un état si heureux, qu’après avoir souffert durant plusieurs années tous les travaux du corps et de l’esprit que l’imagination peut concevoir. Oui, seigneurs, ajouta-t-il en s’adressant à toute la compagnie, je puis vous assurer que ces travaux sont si extraordinaires, qu’ils sont capables d’ôter aux hommes les plus avides de richesses, l’envie fatale de traverser les mers pour en acquérir. Vous n’avez peut-être entendu parler que confusément de mes étranges aventures, et des dangers que j’ai courus sur mer dans les sept voyages que j’ai faits ; et puisque l’occasion s’en présente, je vais vous en faire un rapport fidèle : je crois que vous ne serez pas fâchés de l’entendre.
Comme Sindbad voulait raconter son histoire, particulièrement à cause du porteur, avant que de la commencer, il ordonna qu’on fît porter la charge qu’il avait laissée dans la rue, au lieu où Hindbad marqua qu’il souhaitait qu’elle fût portée. Après cela, il parla dans ces termes :