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Histoire du sixième frère du barbier

 La cent quatre-vingt troisième nuit

SIRE, le tailleur acheva de raconter au sultan de Casgar l’histoire du jeune boiteux et du barbier de Bagdad, de la manière que j’eus l’honneur de dire hier à votre Majesté :
« Quand le barbier, continua-t-il, eut fini son histoire, nous trouvâmes que le jeune homme n’avait pas eu tort de l’accuser d’être un grand parleur. Néanmoins nous voulûmes qu’il demeurât avec nous, et qu’il fût du régal que le maître de la maison nous avait préparé. Nous nous mîmes donc à table, et nous nous réjouîmes jusqu’à la prière d’entre le midi et le coucher du soleil. Alors toute la compagnie se sépara ; et je vins travailler à ma boutique en attendant qu’il fût temps de m’en retourner chez moi.
« Ce fut dans cet intervalle que le petit bossu, à demi ivre, se présenta devant ma boutique, qu’il chanta et joua de son tambour de basque. Je crus qu’en l’emmenant au logis avec moi, je ne manquerais pas de divertir ma femme ; c’est pourquoi je j’emmenai. Ma femme nous donna un plat de poisson, et j’en servis un morceau au bossu, qui le mangea sans prendre garde qu’il y avait une arrête. Il tomba devant nous sans sentiment. Après avoir en vain essayé de le secourir, dans l’embarras où nous mit un accident si funeste, et dans la crainte qu’il nous causa, nous n’hésitâmes point à porter le corps hors de chez nous, et nous le fîmes adroitement recevoir chez le médecin juif. Le médecin juif le descendit dans la chambre du pourvoyeur, et le pourvoyeur le porta dans la rue, où on a cru que le marchand l’avait tué. Voilà, Sire, ajouta le tailleur, ce que j’avois à dire pour satisfaire votre Majesté. C’est à elle à prononcer si nous sommes clignes de sa clémence ou de sa colère, de la vie ou de la mort. »
Le sultan de Casgar laissa voir sur son visage un air content qui redonna la vie au tailleur et à ses cama- rades. « Je ne puis disconvenir, dit-il, que je ne sois plus frappé de l’histoire du jeune boiteux, de celle du barbier, et des aventures de ses frères, que de l’histoire de mon bouffon. Mais avant que de vous renvoyer chez vous tous quatre, et qu’on enterre le corps du bossu, je voudrais voir ce barbier qui est cause que je vous pardonne. Puisqu’il se trouve dans ma capitale, il est aisé de contenter ma curiosité. » En même temps il dépêcha un huissier pour l’aller chercher avec le tailleur, qui savait où il pourrait être.
L’huissier et le tailleur revinrent bientôt, et amenèrent le barbier qu’ils présentèrent au sultan. Le barbier était un vieillard qui pouvoir avoir quatre-vingt-dix ans. Il avait la barbe et les sourcils blancs comme neige, les oreilles pendantes et le nez fort long. Le sultan ne put s’empêcher de rire en le voyant. « Homme silencieux, lui dit-il, j’ai appris que vous saviez des histoires merveilleuses, voudriez-vous bien m’en raconter quelques-unes ? » « Sire, lui répondit le barbier, laissons là, s’il vous plaît, pour le présent, les histoires que je puis savoir. Je supplie très-humblement votre Majesté de me permettre de lui demander ce que font ici devant elle ce Chrétien, ce Juif, ce Musulman, et ce bossu mort que je vois là étendu par terre. » Le sultan sourit de la liberté du barbier, et lui répliqua : « Qu’est-ce que cela vous importe ? » « Sire, repartit le barbier, il m’importe de faire la demande que je fais, afin que votre Majesté sache que je ne suis pas un grand parleur, comme quelques-uns le prétendent, mais un homme justement appelé le silencieux… »
Scheherazade, frappée par la clarté du jour qui commençait à éclairer l’appartement du sultan des Indes, garda le silence en cet endroit, et reprit son discours la nuit suivante en ces termes :

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