Accueil du site > Les mille et une nuits > Tome III > Histoire du sixième frère du barbier

Le conte précédent : Histoire du cinquième frère du barbier


Histoire du sixième frère du barbier

« IL ne me reste plus à vous raconter que l’histoire de mon sixième frère, appelé Schacabac aux lèvres fendues. Il avait eu d’abord l’industrie de bien faire valoir les cent dragmes d’argent qu’il avait eues en partage, de même que ses autres frères, de sorte qu’il s’était vu fort à son aise ; mais un revers de fortune le réduisit à la nécessité de demander sa vie. Il s’en acquittait avec adresse, et il s’étudiait surtout à se procurer feutrée des grandes maisons par l’entremise des officiers et des domestiques, pour avoir un libre accès auprès des maîtres, et s’attirer leur compassion.
« Un jour qu’il passait devant un hôtel magnifique, dont la porte élevée laissait voir une cour très-spacieuse où il y avait une foule de domestiques, il s’approcha de l’un d’entr’eux, et lui demanda à qui appartenait cet hôtel. « Bon homme, lui répondit le domestique, d’où venez-vous pour me faire cette demande ? Tout ce que vous voyez ne vous fait-il pas connaître que c’est l’hôtel d’un Barmecide ? Mon frère, à qui la générosité et la libéralité des Barmecides étaient connues, s’adressa aux portiers, car il y en avait plus d’un, et les pria de lui donner l’aumône. « Entrez, lui dirent-ils, personne ne vous en empêche, et adressez-vous vous-même au maître de la maison, il vous renverra content. »
Mon frère ne s’attendait pas à tant d’honnêteté ; il en remercia les portiers, et entra, avec leur permission, dans l’hôtel, qui était si vaste, qu’il mit beaucoup de temps à gagner l’appartement du Barmecide. Il pénétra enfin jusqu’à un grand bâtiment en quarré, d’une très-belle architecture, et entra par un vestibule qui lui fit découvrir un jardin des plus propres, avec des allées de cailloux de différentes couleurs qui réjouissaient la vue. Les appartements d’en bas qui régnaient à l’entour, étaient presque tous à jour. Ils se fermaient avec de grands rideaux pour garantir du soleil, et on les ouvrait pour prendre le frais quand la chaleur était passée.
« Un lieu si agréable aurait causé de l’admiration à mon frère, s’il eut eu l’esprit plus content qu’il ne l’avait. Il avança, et entra dans une salle richement meublée et ornée de peintures à feuillages d’or et d’azur, où il aperçut un homme vénérable avec une longue barbe blanche, assis sur un sofa à la place d’honneur, ce qui lui fit juger que c’était le maitre de la maison. En effet, c’était le seigneur Barmecide lui-même, qui lui dit d’une manière obligeante qu’il était le bienvenu, et lui demanda ce qu’il souhaitait. « Seigneur, lui répondit mon frère d’un air à lui faire pitié, je suis un pauvre homme qui ai besoin de l’assistance des personnes puissantes et généreuses comme vous. » Il ne pouvait mieux s’adresser qu’à ce seigneur, qui était recommandable par mille belles qualités.
« Le Barmecide parut étonné de la réponse de mon frère ; et portant ses deux mains à son estomac, comme pour déchirer son habit en signe de douleur : « Est-il possible, s’écria-t-il, que je sois à Bagdad, et qu’un homme tel que vous, soit dans la nécessité que vous dites ? Voilà ce que je ne puis souffrir. » À ces démonstrations, mon frère prévenu qu’il allait lui donner une marque singulière de sa libéralité, lui donna mille bénédictions, et lui souhaita toute sorte de biens. « Il ne sera pas dit, reprit le Barmecide, que je vous abandonne, et je ne prétends pas non plus que vous m’abandonniez. » « Seigneur, répliqua mon frère, je vous jure que je n’ai rien mangé d’aujourd’hui. » « Est-il bien vrai, repartit le Barmecide, que vous soyez à jeun, à l’heure qu’il est ? Hélas, le pauvre homme ! Il meurt de faim ! Holà, garçon, ajouta-t-il en élevant la voix, qu’on apporte vite le bassin et l’eau ; que nous nous lavions les mains. » Quoiqu’aucun garçon ne parût, et que mon frère ne vit ni bassin ni eau, le Barmecide néanmoins ne laissa pas de se frotter les mains comme si quelqu’un eût versé de l’eau dessus ; et en faisant cela, il disait à mon frère : « Approchez donc, lavez-vous avec moi. » Schacabac jugea bien par-là que le seigneur Barmecide aimait à rire ; et comme il entendait lui-même la raillerie, et qu’il n’ignorait pas la complaisance que les pauvres doivent avoir pour les riches, s’ils en veulent tirer bon parti, il s’approcha et fit comme lui.
« Allons, dit alors le Barmecide, qu’on apporte à manger, et qu’on ne fasse point attendre. » En achevant ces paroles, quoiqu’on n’eût rien apporté, il commença de faire comme s’il eût pris quelque chose dans un plat, de porter à sa bouche et de maâher à vuide, en disant à mon frère : « Mangez, mon hôte, je vous en prie, agissez aussi librement que si vous étiez chez vous ; mangez donc : pour un homme affamé, il me semble que vous faites la petite bouche. » « Pardonnez-moi, Seigneur, lui répondit Schacabac en imitant parfaitement ses gestes, vous voyez que je ne perds pas de temps, et que je fais assez bien mon devoir. » « Que dites-vous de ce pain, reprit le Barmecide, ne le trouvez-vous pas excellent ? » « Ah, Seigneur, repartit mon frère qui ne voyait pas plus de pain que de viande, jamais je n’en ai mangé de si blanc ni de si délicat. » « Mangez-en donc tout votre saoul, répliqua le seigneur Barmecide ; je vous assure que j’ai acheté cinq cents pièces d’or la boulangère qui me fait de si bon pain…
Scheherazade voulait continuer ; mais le jour qui paraissait, l’obligea de s’arrêter à ces dernières paroles. La nuit suivante, elle poursuivit de cette manière :

Le conte suivant : Histoire d’Aboulhassan Ali Ebn Becar et de Schemselnihar, favorite du calife Haroun Alraschild