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Histoire du troisième frère du barbier

 La cent soixante quatrième nuit

« On mit donc le Voleur sous le bâton, dit le barbier, et il eut la constance de s’en laisser donner jusqu’à vingt ou trente coups ; mais faisant semblant de se laisser vaincre par la douleur, il ouvrit un œil premièrement, et bientôt après il ouvrit l’autre en criant miséricorde, et en suppliant le juge de police de faire cesser les coups. Le juge voyant que le voleur le regardait les yeux ouverts, en fut fort étonné. « Méchant, lui dit-il, que signifie ce miracle ? » « Seigneur, répondit le voleur, je vais vous découvrir un secret important, si vous voulez me faire grâce, et me donner pour gage que vous me tiendrez parole, l’anneau que vous avez au doigt, et qui vous sert de cachet. Je suis prêt à vous révéler tout le mystère. »
« Le juge fit cesser les coups de bâton, lui remit son anneau, et promit de lui faire grâce. « Sur la foi de cette promesse, reprit le voleur, je vous avouerai, Seigneur, que mes camarades et moi nous voyons fort clair tous quatre. Nous feignons d’être aveugles pour entrer librement dans les maisons, et pénétrer jusqu’aux appartements des femmes, où nous abusons de leur faiblesse. Je vous confesse encore que par cet artifice nous avons gagné dix mille dragmes en société ; j’en ai demandé aujourd’hui à mes confrères deux mille cinq cents qui m’appartiennent pour ma part ; ils me les ont refusées, parce que je leur ai déclaré que je voulois me retirer, et qu’ils ont eu peur que je ne les accusasse ; et sur mes instances à leur demander ma part, ils se sont jetés sur moi, et m’ont maltraité de la manière dont je prends à témoins les personnes qui nous ont amenés devant vous. J’attends de votre justice, Seigneur, que vous me ferez livrer vous-même les deux mille cinq cents dragmes qui me sont dues. Si vous voulez que mes camarades confessent la vérité de ce que j’avance, faites-leur donner trois fois autant de coups de bâton que j’en ai reçus, vous verrez qu’ils ouvriront les yeux comme moi. »
« Mon frère et les deux autres aveugles voulurent se justifier d’une imposture si horrible ; mais le juge ne daigna pas les écouter. « Scélérats, leur dit-il, c’est donc ainsi que vous contrefaites les aveugles, que vous trompez les gens sous prétexte d’exciter leur charité, et que vous commettez de si méchantes actions ? » « C’est une imposture, s’écria mon frère, il est faux qu’aucun de nous voie clair. Nous en prenons Dieu à témoin ! »
« Tout ce que put dire mon frère fut inutile, ses camarades et lui reçurent chacun deux cent coups de bâton. Le juge attendait toujours qu’ils ouvrissent les yeux, et attribuait à une grande obstination ce qui n’était que l’effet d’une impuissance absolue. Pendant ce temps-là, le voleur disait aux aveugles : « Pauvres gens que vous êtes, ouvrez les yeux, et n’attendez pas qu’on vous fasse mourir sous le bâton. » Puis s’adressant au juge de police : « Seigneur, lui dit-il, je vois bien qu’ils pousseront leur malice jusqu’au bout, et que jamais ils n’ouvriront les yeux : ils veulent, sans doute, éviter la honte qu’ils auraient de lire leur condamnation dans les regards de ceux qui les verraient. Il vaut mieux leur faire grâce, et envoyer quelqu’un avec moi prendre les dix mille dragmes qu’ils ont cachées. »
« Le juge n’eut garde d’y manquer ; il fit accompagner le voleur par un de ses gens qui lui apporta les dix sacs. Il fit compter deux mille cinq cents dragmes au voleur, et retint le reste pour lui. A l’égard de mon frère et de ses compagnons, il en eut pitié, et se contenta de les bannir. Je n’eus pas plutôt appris ce qui était arrivé à mon frère, que je courus après lui. Il me raconta son malheur et je le ramenai secrètement dans la ville. J’aurais bien pu le justifier auprès du juge de police, et faire punir le voleur comme il le méritait ; mais je n’osai l’entreprendre, de peur de m’attirer à moi-même quelque mauvaise affaire. « 
« Ce fut ainsi que j’achevai la triste aventure de mon bon frère l’aveugle. Le calife n’en rit pas moins que de celles qu’il avait déjà entendues. Il ordonna de nouveau qu’on me donnât quelque chose ; mais sans attendre qu’on exécutât son ordre, je commençai l’histoire de mon quatrième frère :

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