La deux cents trente une nuit
SIRE, dès que le vieillard eut donné l’ordre cruel par où j’achevai hier de parler, Gazban se saisit d’Assad en le maltraitant, le fit descendre sous la salle, et après l’avoir fait passer par plusieurs portes jusque dans un cachot où l’on descendait par vingt marches, il l’attacha par les pieds à une chaîne des plus grosses et des plus pesantes. Aussitôt qu’il eut achevé, il alla avertir les filles du vieillard ; mais le vieillard leur parlait déjà lui-même. « Mes filles, leur dit-il, descendez là-bas, et donnez la bastonnade de la manière que vous savez au Musulman dont je viens de faire capture, et ne l’épargnez pas : vous ne pouvez mieux marquer que vous êtes de bonnes adoratrices du Feu. »
Bostane et Cavame, nourries dans la haine contre tous les Musulmans, reçurent cet ordre avec joie. Elles descendirent au cachot dès le même moment, dépouillèrent Assad, le bastonnèrent impitoyablement jusqu’au sang et jusqu’à lui faire perdre connaissance. Après cette exécution si barbare, elles mirent un pain et un pot d’eau près de lui, et se retirèrent.
Assad ne revint à lui que longtemps après, et ce ne fut que pour verser des larmes par ruisseaux en déplorant sa misère, avec la consolation néanmoins que ce malheur n’était pas arrivé à son frère Amgiad.
Le prince Amgiad attendit son frère Assad jusqu’au soir au pied de la montagne avec grande impatience. Quand il vit qu’il était deux, trois et quatre heures de nuit, et qu’il n’était pas venu, il pensa se désespérer. Il passa la nuit dans cette inquiétude désolante ; et dès qu’elle parut, il s’achemina vers la ville. Il fut d’abord très-étonné de ne voir que très-peu de Musulmans. Il arrêta le premier qu’il rencontra, et le pria de lui dire comment elle s’appelait. Il apprit que c’était la ville des Mages, ainsi nommée à cause que les mages, adorateurs du Feu, y étaient en plus grand nombre, et qu’il n’y avait que très-peu de Musulmans. Il demanda aussi combien on comptait de là à l’isle d’Ebène ; et la réponse qu’on lui fit, fut que par mer il y avait quatre mois de navigation, et une année de voyage par terre. Celui à qui il s’était adressé, le quitta brusquement après qu’il l’eut satisfait sur ces deux demandes, et continua son chemin parce qu’il était pressé.
Amgiad qui n’avait mis qu’environ six semaines à venir de l’isle d’Ebène avec son frère Assad, ne pouvait comprendre comment ils avoient fait tant de chemin en si peu de temps, à moins que ce ne fût par enchantement, ou que le chemin de la montagne par où ils étaient venus, ne fût un chemin plus court qui n’était point pratiqué à cause de sa difficulté. En marchant par la ville, il s’arrêta à la boutique d’un tailleur qu’il reconnut pour Musulman à son habillement, comme il avait déjà reconnu celui à qui il avait parlé. Il s’assit près de lui après qu’il l’eut salué, et lui raconta le sujet de la peine où il était.
Quand le prince Amgiad eut achevé : « Si votre frère, reprit le tailleur, est tombé entre les mains de quelque Mage, vous pouvez faire état de ne le revoir jamais. Il est perdu sans ressource ; et je vous conseille de vous en consoler, et de songer à vous préserver vous-même d’une semblable disgrâce. Pour cela, si vous voulez me croire, vous demeurerez avec moi, et je vous instruirai de toutes les ruses de ces Mages, afin que vous vous gardiez d’eux quand vous sortirez. » Amgiad, bien affligé d’avoir perdu son frère Assad, accepta l’offre, et remercia le tailleur mille fois de la bonté qu’il avait pour lui.