Accueil du site > Les mille et une nuits > Tome IV > Suite de l’histoire du prince Assad

Le conte précédent : Histoire du prince Amgiad et d’une dame de la ville des Mages


Suite de l’histoire du prince Assad

 La deux cents trente sixième nuit

SIRE, Bostane traita le malheureux prince Assad aussi cruellement qu’elle l’avait déjà fait dans sa première détention. Les lamentations, les plaintes, les instantes prières d’Assad qui la suppliait de l’épargner, jointes à ses larmes, furent si vives, que Bostane ne put s’empêcher d’en être attendrie et de verser des larmes avec lui. « Seigneur, lui dit-elle en lui recouvrant les épaules, je vous demande mille pardons de la cruauté avec laquelle je vous ai traité ci-devant, et dont je viens de vous faire sentir encore les effets. Jusqu’à présent je n’ai pu désobéir à un père injustement animé contre vous, et acharné à votre perte ; mais enfin je déteste et j’abhorre cette barbarie. Consolez-vous : vos maux sont finis, et je vais tâcher de réparer tous mes crimes, dont je connais l’énormité, par de meilleurs traitements. Vous m’avez regardée jusqu’aujourd’hui comme une infidèle, regardez -moi présentement comme une Musulmane. J’ai déjà quelques instructions qu’une esclave de votre religion qui me sert m’a données ; j’espère que vous voudrez bien achever ce qu’elle a commencé. Pour vous marquer ma bonne intention, je demande pardon au vrai Dieu de toutes mes offenses par les mauvais traitements que je vous ai faits, et j’ai confiance qu’il me fera trouver le moyen de vous mettre dans une entière liberté. »
Ce discours fut d’une grande consolation au prince Assad ; il rendit des actions de grâces à Dieu de ce qu’il avait touché le cœur de Bostane ; et après qu’il l’eut bien remerciée des bons sentiments où elle était pour lui, il n’oublia rien pour l’y confirmer, non-seulement en achevant de l’instruire de la religion musulmane, mais même en lui faisant le récit de son histoire et de toutes ses disgrâces malgré le haut rang de sa naissance. Quand il fut entièrement assuré de sa fermeté dans la bonne résolution qu’elle avait prise, il lui demanda comment elle ferait pour empêcher que sa sœur Cavame n’en eût connaissance, et ne vînt le maltraiter à son tour ? « Que cela ne vous chagrine pas, reprit Bostane, je saurai bien faire en sorte qu’elle ne se mêle plus de vous voir. « 
En effet, Bostane sut toujours prévenir Cavame toutes les fois qu’elle voulait descendre au cachot. Elle voyoit cependant fort souvent le prince Assad ; et au lieu de ne lui porter que du pain et de l’eau, elle lui portait du vin et de bons mets qu’elle faisait préparer par douze esclaves musulmanes qui la servaient. Elle mangeait même de temps en temps avec lui, et faisait tout ce qui était en son pouvoir pour le consoler.
Quelques jours après, Bostane étoit à la porte de la maison, lorsqu’elle entendit un crieur public qui publiait quelque chose. Comme elle n’entendait pas ce que c’était, à cause que le crieur était trop éloigné, et qu’il approchait pour passer devant la maison, elle rentra, et en tenant la porte à demi ouverte, elle vit qu’il marchoit devant le grand visir Amgiad, frère du prince Assad, accompagné de plusieurs officiers et de quantité de ses gens qui marchaient devant et après lui.
Le crieur n’était plus qu’à quelques pas de la porte, lorsqu’il répéta ce cri à haute voix :
« L’excellent et l’illustre grand visir, que voici en personne, cherche son cher frère qui s’est séparé d’avec lui il y a plus d’un an. Il est fait de telle et telle manière. Si quelqu’un le garde chez lui ou sait où il est, son Excellence commande qu’il ait à le lui amener ou à lui en donner avis, avec promesse de le bien récompenser. Si quelqu’un le cache, et qu’on le découvre, son Excellence déclare qu’elle le punira de mort, lui, sa femme, ses enfants et toute sa famille, et fera raser sa maison. »
Bostane n’eut pas plutôt entendu ces paroles, qu’elle ferma la porte au plus vîte, et alla trouver Assad dans le cachot. « Prince, lui dit-elle avec joie, vous êtes à la fin de vos malheurs ; suivez-moi, et venez promptement. « Assad qu’elle avait ôté de la chaîne dès le premier jour qu’il avait été ramené dans le cachot, la suivit jusque dans la rue, où elle cria : « Le voici, le voici. »
Le grand visir, qui n’était pas encore éloigné, se retourna. Assad le reconnut pour son frère, courut à lui et l’embrassa. Amgiad qui le reconnut aussi d’abord, l’embrassa de même très-étroitement, le fit monter sur le cheval d’un de ses officiers qui mit pied à terre, et le mena au palais en triomphe, où il le présenta au roi, qui le fit un de ses visirs.
Bostane qui n’avait pas voulu rentrer chez son père, dont la maison fut rasée dès le même jour, et qui n’avait pas perdu le prince Assad de vue jusqu’au palais, fut envoyée à l’appartement de la reine. Le vieillard son père et Behram, amenés devant le roi avec leurs familles, furent condamnés à avoir la tête tranchée. Ils se jetèrent à ses pieds et implorèrent sa clémence. « Il n’y a pas de grâce pour vous, reprit le roi, que vous ne renonciez à l’adoration du Feu, et que vous n’embrassiez la religion musulmane. » Ils sauvèrent leur vie en prenant ce parti, de même que Cavame, sœur de Bostane, et leurs familles.
En considération de ce que Behram s’était fait Musulman, Amgiad qui voulut le récompenser de la perte qu’il avait faite avant de mériter sa grâce, le fit un de ses principaux officiers, et le logea chez lui. Behram informé en peu de jours de l’histoire d’Amgiad, son bienfaiteur, et d’Assad, son frère, leur proposa de faire équiper un vaisseau, et de les remmener au roi Camaralzaman, leur père. « Apparemment, leur dit-il, qu’il a reconnu votre innocence, et qu’il desire impatiemment de vous revoir. Si cela n’est pas, il ne sera pas difficile de la lui faire reconnaître avant de débarquer ; et s’il demeure dans son injuste prévention, vous n’aurez que la peine de revenir. « 
Les deux frères acceptèrent l’offre de Behram ; ils parlèrent de leur dessein au roi, qui l’approuva, et donnèrent ordre à l’équipement d’un vaisseau. Behram s’y employa avec toute la diligence possible ; et quand il fut prêt à mettre à la voile, les princes allèrent prendre congé du roi un matin avant d’aller s’embarquer. Dans le temps qu’ils faisaient leurs compliments, et qu’ils remerciaient le roi de ses bontés, on entendit un grand tumulte par toute la ville, et en même temps un officier vint annoncer qu’une grande armée s’approchait, et que personne ne savoit quelle armée c’était.
Dans l’alarme que cette fâcheuse nouvelle donna au roi, Amgiad prit la parole : « Sire, lui dit-il, quoique je vienne de remettre entre les mains de votre Majesté la dignité de son premier ministre dont elle m’avait honoré, je suis prêt néanmoins de lui rendre encore service ; et je la supplie de vouloir bien que j’aille voir qui est cet ennemi qui vient vous attaquer dans votre capitale, sans vous avoir déclaré la guerre auparavant. « Le roi l’en pria, et il partit sur-le-champ avec peu de suite.
Le prince Amgiad ne fut pas long-temps à découvrir l’armée qui lui parut puissante, et qui avançait toujours. Les avant-coureurs qui avoient leurs ordres, le reçurent favorablement, et le menèrent devant la princesse, qui s’arrêta avec toute son armée pour lui parler. Le prince Amgiad lui fit une profonde révérence, et lui demanda si elle venait comme amie ou comme ennemie ; et si elle venait comme ennemie, quel sujet de plainte elle avait contre le roi son maître ?
« Je viens comme amie, répondit la princesse, et je n’ai aucun sujet de mécontentement contre le roi des Mages. Ses états et les miens sont situés d’une manière qu’il est difficile que nous puissions avoir aucun démêlé ensemble. Je viens seulement demander un esclave nommé Assad, qui m’a été enlevé par un capitaine de celte ville qui s’appelle Behram, le plus insolent de tous les hommes ; et j’espère que votre roi me fera justice quand il saura que je suis Margiane. »
« Puissante reine, reprit le prince Amgiad, je suis le frère de cet esclave que vous cherchez avec tant de peine. Je l’avois perdu, et je l’ai retrouvé. Venez, je vous le livrerai moi-même, et j’aurai l’honneur de vous entretenir de tout le reste. Le roi mon maître sera ravi de vous voir. »
Pendant que l’armée de la reine Margiane campa au même endroit par son ordre, le prince Amgiad l’accompagna jusque dans la ville et jusqu’au palais, où il la présenta au roi, et après que le roi l’eut reçue comme elle le méritait, le prince Assad qui était présent, et qui l’avait reconnue dès qu’elle avait paru, lui fit son compliment. Elle lui témoignait la joie qu’elle avoit de le revoir, lorsqu’on vint apprendre au roi qu’une armée plus formidable que la première paraissait d’un autre côté de la ville.
Le roi des Mages épouvanté plus que la première fois de l’arrivée d’une seconde armée plus nombreuse que la première, comme il en jugeait lui-même par les nuages de poussière qu’elle excitait à son approche, et qui couvraient déjà le ciel : « Amgiad, s’écria-t-il, où en sommes-nous ? Voilà une nouvelle armée qui va nous accabler. »
Amgiad comprit l’intention du roi : il monta à cheval et courut à toute bride au-devant de cette nouvelle armée. Il demanda aux premiers qu’il rencontra, à parler à celui qui la commandait, et on le conduisit devant un roi qu’il reconnut à la couronne qu’il portait sur la tête. De si loin qu’il l’aperçut, il mit pied à terre, et lorsqu’il fut près de lui, après qu’il se fut jeté la face en terre, il lui demanda ce qu’il souhaitait du roi son maître.
« Je m’appelle Gaïour, reprit le roi, et je suis roi de la Chine. Le desir d’apprendre des nouvelles d’une fille nommée Badoure, que j’ai mariée depuis plusieurs années au prince Camaralzaman, fils du roi Schahzaman, roi des isles des Enfants de Khaledan, m’a obligé de sortir de mes états. J’avois permis à ce prince d’aller voir le roi son père, à la charge de venir me revoir d’année en année avec ma fille. Depuis tant de temps cependant, je n’en ai pas entendu parler. Votre roi obligerait un père affligé de lui apprendre ce qu’il en peut savoir. »
Le prince Amgiad qui reconnut le roi son grand-père à ce discours, lui baisa la main avec tendresse, et en lui répondant : « Sire, dit-il, votre Majesté me pardonnera cette liberté quand elle saura que je la prends pour lui rendre mes respects comme à mon grand-père. Je suis fils de Camaralzaman, aujourd’hui roi de l’isle d’Ebène, et de la reine Badoure dont elle est en peine ; et je ne doute pas qu’ils ne soient en parfaite santé sans leur royaume. »
Le roi de la Chine, ravi de voir son petit-fils, l’embrassa aussitôt très-tendrement ; et cette rencontre si heureuse et si peu attendue, leur tira des larmes de part et d’autre. Sur la demande qu’il fit au prince Amgiad du sujet qui l’avait amené dans ce pays étranger, le prince lui raconta toute son histoire et celle du prince Assad son frère. Quand il eut achevé : « Mon fils, reprit le roi de la Chine, il n’est pas juste que des princes innocents comme vous, soient maltraités plus longtemps. Consolez-vous, je vous ramènerai vous et votre frère, et je ferai votre paix. Retournez, et faites part de mon arrivée à votre frère. »
Pendant que le roi de la Chine campa à l’endroit où le prince Amgiad l’avait trouvé, le prince Amgiad retourna rendre réponse au roi des Mages qui l’attendait avec grande impatience. Le roi fut extrêmement surpris d’apprendre qu’un roi aussi puissant que celui de la Chine, eût entrepris un voyage si long et si pénible, excité par le désir de voir sa fille, et qu’il fût si près de sa capitale. Il donna aussitôt les ordres pour le bien régaler, et se mit en état d’aller le recevoir.
Dans cet intervalle, on vit paraître une grande poussière d’un autre côté de la ville, et l’on apprit bientôt que c’était une troisième armée qui arrivait. Cela obligea le roi de demeurer, et de prier le prince Amgiad d’aller voir encore ce qu’elle demandait.
Amgiad partit, et le prince Assad raccompagna cette fois. Ils trouvèrent que c’étoit l’armée de Camaralzaman, leur père, qui venait les chercher. Il avait donné des marques d’une si grande douleur de les avoir perdus, que l’émir Giondar à la fin lui avait déclaré de quelle manière il leur avait conservé la vie ; ce qui l’avait fait résoudre de les aller chercher en quelque pays qu’ils fussent.
Ce père affligé embrassa les deux princes avec des ruisseaux de larmes de joie, qui terminèrent agréablement les larmes d’affliction qu’il versait depuis si longtemps. Les princes ne lui eurent pas plutôt appris que le roi de la Chine, son beau-père, venait d’arriver aussi le même jour, qu’il se détacha avec eux et avec peu de suite, et alla le voir en son camp. Ils n’avoient pas fait beaucoup de chemin, qu’ils aperçurent une quatrième armée qui s’avançait en bel ordre, et paraissait venir du côté de Perse.
Camaralzaman dit aux princes ses fils d’aller voir quelle armée c’était, et qu’il les attendrait. Ils partirent aussitôt, et à leur arrivée, ils furent présentés au roi à qui l’armée appartenait. Après l’avoir salué profondément, ils lui demandèrent à quel dessein il s’était approché si près de la capitale du roi des Mages.
Le grand visir qui était présent, prit la parole : « Le roi à qui vous venez de parler, leur dit-il, est Schazaman, roi des isles des Enfans de Khaledan, qui voyage depuis longtemps dans l’équipage que vous voyez, en cherchant le prince Camaralzaman, son fils, qui est sorti de ses états il y a de longues années ; si vous en savez quelques nouvelles, vous lui ferez le plus grand plaisir du monde de l’en informer. »
Les princes ne répondirent autre chose, sinon qu’ils apporteraient la réponse dans peu de temps, et ils revinrent à toute bride annoncer à Camaralzaman que la dernière armée qui venait d’arriver, était celle du roi Schahzaman, et que le roi son père y était en personne.
L’étonnement, la surprise, la joie, la douleur d’avoir abandonné le roi son père sans prendre congé de lui, firent un si puissant effet sur l’esprit du roi Camaralzaman, qu’il tomba évanoui dès qu’il eut appris qu’il était si près de lui ; il revint à la fin par l’empressement des princes Amgiad et Assad à le soulager ; et lorsqu’il se sentit assez de forces, il alla se jeter aux pieds du roi Schahzaman.
De long-temps il ne s’était vu une entrevue si tendre entre un père et un fils. Schahzaman se plaignit obligeamment au roi Camaralzaman de l’insensibilité qu’il avait eue en s’éloignant de lui d’une manière si cruelle ; et Camaralzaman lui témoigna un véritable regret de la faute que l’amour lui avoit fait commettre.
Les trois rois et la reine Margiane demeurèrent trois jours à la cour du roi des Mages qui les régala magnifiquement. Ces trois jours furent aussi très-remarquables par le mariage du prince Assad avec la reine Margiane, et du prince Amgiad avec Bostane, en considération du service qu’elle avait rendu au prince Assad. Les trois rois enfin et la reine Margiane avec Assad son époux, se retirèrent chacun dans leur royaume. Pour ce qui est d’Amgiad, le roi des Mages qui l’avait pris en affection, et qui était déjà fort âgé, lui mit la couronne sur la tête ; et Amgiad mit toute son application à détruire le culte du Feu et à établir la religion musulmane dans ses états.


Le conte suivant : Histoire de Noureddin et de la belle Persienne