Accueil du site > Les mille et une nuits > Tome IX > Histoire de Naama et de Naam

La vieille, un peu étonnée, mais encore plus flattée de cette confidence, demanda à Naama s’il était effectivement le maitre de la jeune esclave. Celui-ci le lui ayant affirmé, elle lui avoua que Naam ne cessait de parler de lui. Le jeune homme lui ayant raconté toutes ses aventures, la vieille en fut vivement touchée, et l’assura qu’elle alloit travailler de tout son cœur à les réunir. Elle remonta aussitôt sur sa mule, et s’en retourna promptement au palais.
En entrant dans l’appartement de la jeune esclave, la vieille la fixa en souriant, et lui dit : « Vous convient-il de vous affliger ainsi, et de vous rendre malade pour Naama, fils de Rabia de la ville de Koufa ? » « Grand Dieu, s’écria Naam, tout est découvert ! » « Rassurez-vous, lui dit la vieille ; je n’abuserai point du secret qu’on m’a confié. Je veux faire votre bonheur à tous deux, et j’exposerais ma vie pour y réussir. »
La vieille retourna peu après chez Naama. « Je viens, lui dit-elle, de voir votre esclave, et de m’entretenir avec elle : l’amour qu’elle a pour vous ne le cède point à celui que vous avez pour elle ; et la passion du calife à laquelle elle est insensible, prouve que rien ne peut ébranler sa constance. Je médite un projet qui doit vous plaire ; mais il faut pour l’exécution vous armer de hardiesse et de courage. Je vais chercher un moyen de vous introduire dans le palais du calife, et de vous procurer un tête-à-tête avec votre esclave ; car pour elle, il lui est impossible de sortir. » « Que Dieu seconde vos bonnes intentions, dit Naama, et vous récompense comme vous le méritez ! »
La vieille ayant quitté Naama, revint au palais, et dit à la jeune esclave que son maître venait de lui témoigner le plus ardent désir de la voir, et lui demanda quels étaient ses sentiments à cet égard ? « Je le souhaite autant que lui, dit en soupirant Naam. »
La vieille sortit bientôt après avec un petit paquet sous son bras, dans lequel elle avait renfermé un collier de perles, des bijoux, et tout ce qui est nécessaire à la toilette d’une femme. Elle se rendit en diligence chez Naama, et le pria de passer dans l’arrière-boutique, afin de pouvoir être seuls ; là elle lui peignit le visage et les bras, et lui teignit les cheveux. Elle lui fit prendre une tunique, et un pantalon de soie, lui mit un bandeau sur la tête, et le para exactement comme une jeune esclave du sérail.
Quand la vieille eut fini, elle examina Naama de la tête aux pieds sous ce nouveau vêtement, et s’écria : « En vérité, je n’ai jamais vu une figure aussi charmante : il est même plus beau que son esclave. Marchez devant moi, lui dit-elle ensuite, avancez le côté gauche, inclinez un peu le côté droit, affectez un air nonchalant, et donnez du mouvement à votre robe. »
Lorsqu’elle l’eut bien instruit, et qu’elle le vit en état de jouer son rôle, elle lui dit : « Je viendrai vous prendre demain soir pour vous mener au palais. Ne vous effrayez pas à la vue des esclaves, et de ceux qui les commandent ; faites bonne contenance, baissez la tête, et n’adressez la parole à personne ; j’aurai soin de répondre pour vous. »
Le lendemain soir, la vieille vint prendre Naama, et se rendit avec lui au palais du calife. Elle entra la première ; mais quand le jeune homme, qui marchait derrière elle, voulut passer, le portier l’arrêta. La vieille le regarda de travers, et lui dit qu’il était bien hardi d’oser arrêter Naam, l’esclave favorite du calife, à la santé de laquelle ce prince prenait tant d’intérêt. Le portier, interdit, laissa entrer Naama, qui pénétra sans opposition avec la vieille jusque dans la cour intérieure du palais.
« Rassurez-vous, lui dit-elle alors, entrez hardiment, et prenez à gauche ; ayez soin de compter les appartemens devant lesquels vous passerez, et entrez dans le sixième où tout est disposé pour vous recevoir. Surtout ne vous effrayez pas ; et si quelqu’un vous adressait la parole, et voulait causer avec vous, gardez-vous de répondre et de vous arrêter. »
Comme ils approchaient de la porte intérieure du harem, le chef des eunuques noirs les arrêta, et demanda à la vieille quelle était cette esclave ? « C’est, répondit-elle, une esclave que ma maîtresse veut acheter. » « On ne peut entrer ici, dit l’eunuque, sans la permission du calife. Retournez sur vos pas : les ordres que j’ai reçus sont précis, et ne renferment point d’exception ; je ne la laisserai point entrer. »
« Faites donc attention à ce que vous faites, répliqua la vieille : ne voyez-vous pas que je badinois en vous parlant d’une esclave que ma maîtresse voulait acheter. Cette esclave-ci est Naam, favorite du calife : elle commence à se rétablir, et vient de sortir un peu pour sa santé. Au nom de Dieu, ne l’empêchez pas de rentrer, le calife vous ferait couper la tête, s’il venait à apprendre que vous avez refusé l’entrée du harem à son esclave favorite. » La vieille faisant aussitôt semblant de s’adresser à Naam. « Entrez, Naam, dit-elle, ne faites pas d’attention à cela ; et n’en parlez pas, je vous prie, à la princesse. »
Naama baissant alors la tête, entra dans le harem ; mais au lieu de prendre à gauche, il prit à droite ; et au lieu de compter cinq appartements, il en compta six, et entra dans le septième.
C’était un appartement richement meublé ; les murs étaient couverts de tapisseries de soie brodées en or ; le bois d’aloès, l’ambre et le musc brûlaient dans des cassolettes d’or, et exhalaient les parfums les plus délicieux. Au milieu de cet appartement était une espèce de trône couvert de brocard, sur lequel Naama s’assit.
Pendant que le jeune homme étoit occupé de ce qu’il voyait, et qu’il réfléchissait sur son aventure, la sœur du calife entra, suivie d’une de ses esclaves. Quand elle aperçut Naama assis sur le trône, elle s’approcha de lui ; et, le prenant pour une jeune esclave, elle lui demanda qui elle était, et qui l’avait introduite dans cet appartement ? Mais elle n’en put tirer aucune réponse.
« Si vous êtes une des esclaves du calife mon frère, dit la princesse, et qu’il soit fâché contre vous, je vous promets de lui parler en votre faveur, et de vous faire rentrer dans ses bonnes grâces. »
La sœur du calife voyant que Naama gardait toujours le plus profond silence, ordonna à son esclave de se tenir à la porte de l’appartement, et de ne laisser entrer personne. S’étant ensuite approchée de plus près du jeune homme déguisé, elle fut surprise de sa beauté ; et lui adressant de nouveau la parole :
« Jeune esclave, dit-elle, apprenez-moi donc qui vous êtes, quel est votre nom, et dites-moi qui a pu vous introduire dans mon appartement ? Car je ne me rappelle pas de vous avoir jamais vue dans ce palais. »
Naama ne répondant pas, la princesse, pour gagner sa confiance et l’engager à parler, voulut lui faire quelques caresses. Elle s’aperçut aussitôt qu’il n’était point une femme, et voulut lui arracher le voile qui lut couvrait le visage pour connaître qui il était. « Madame, s’écria Naama, je suis un esclave, de grâce achetez-moi, et me prenez sous votre protection. »
« Ne craignez rien, dit la princesse ; mais dites-moi qui vous êtes, et qui vous a introduit dans mon appartement ? « « Princesse, répondit-il, on m’appelle Naama ; je suis né dans la ville de Koufa, et j’ai risqué ma vie pour retrouver mon esclave Naam, qu’on m’a enlevée par la plus infame de toutes les ruses. » La princesse le rassura ; et ayant appelé son esclave, elle lui ordonna d’aller chercher Naam.
La vieille s’étoit déjà rendue à l’appartement de la jeune esclave, et lui avait demandé en entrant si son maître était arrivé ? Quand la jeune esclave lui eut dit qu’elle ne l’avait pas vu, la vieille soupçonna qu’il s’était sans doute égaré, et qu’il était entré dans un autre appartement que celui qu’elle lui avait indiqué. Elle communiqua ses craintes à Naam, qui s’écria tout effrayée : « C’en est fait de nous, nous sommes perdus. » Comme elles étaient toutes deux occupées à réfléchir sur leur situation, l’esclave de la princesse entra, et dit à Naam que la princesse voulait lui parler, et qu’elle eût à se rendre sur-le-champ à son appartement. Naama s’étant levée pour obéir, la vieille lui dit à l’oreille : « Votre maître est certainement chez la princesse, et tout est découvert. »
La sœur du calife en voyant arriver la jeune esclave, lui dit avec bonté : « Votre maître s’est trompé d’appartement, et est entré dans le mien au lieu d’entrer dans le vôtre ; mais n’ayez aucune crainte, je ferai en sorte d’arranger tout ceci. »
À ce discours, Naam commença à respirer, et remercia la princesse de la protection qu’elle daignait leur accorder. Naama, en voyant sa chère esclave, s’élança vers elle, et la serra contre son cœur. La joie qu’ils éprouvèrent les fit tomber sans connaissance dans les bras l’un de l’autre. Lorsqu’ils eurent repris leurs esprits, la princesse les fit asseoir à ses côtés, et se mit à chercher avec eux le moyen de les tirer du mauvais pas où ils se trouvaient engagés.
« Madame, dit Naam, notre destinée est maintenant entre vos mains. » « Vous n’avez rien à redouter de ma part, répondit affectueusement la princesse, et je ferai au contraire tout ce qui dépendra de moi pour éloigner le danger, qui, dans toute autre circonstance, pourrait vous menacer. » Puis se tournant vers son esclave, elle lui ordonna de leur apporter à manger, et de servir des rafraîchissements.
Cet ordre ayant été exécuté, la princesse leur présenta elle-même plusieurs choses, et les invita à se livrer librement au plaisir qu’ils avoient de se revoir. Ces amans passèrent une partie de la soirée à se féliciter mutuellement sur leur réunion, et à célébrer la joie et le bonheur dont leur âme était enivrée. La princesse était vivement touchée de ce spectacle, et prenait plaisir à voir éclater leur tendresse.
« Jamais, disait Naama, je n’ai passé de moments plus doux ; et peu m’importe maintenant ce qui doit arriver. » « Vous aimez donc bien cette esclave, lui dit la sœur du calife ? » « Vous le voyez, Madame, répondit Naama, le danger auquel je m’expose en ce moment, prouve assez l’excès de mon amour. » « Et vous, Naam, dit la sœur du calife à la jeune esclave, vous aimez donc bien votre maitre ? » « Madame, répondit Naam, c’est cet amour qui a été cause de la langueur dans laquelle je suis tombée. « La princesse invita ensuite Naam à jouer de la guitare, et lui en fit apporter une. Naam, après l’avoir accordée, préluda quelque temps, et chanta ensuite, en s’accompagnant, quelques vers, dans lesquels elle témoignait à la princesse la reconnaissance dont elle était pénétrée pour ses bontés. Naam passa ensuite la guitare à Naama, qui, après avoir chanté quelques vers sur le même sujet, la présenta à la princesse. Elle ne fit pas difficulté de prendre l’instrument, et chanta elle-même quelques vers sur le bonheur des vrais amans.
Tandis que cette scène se passoit, le calife Abdamaleck Ebn Merouan entra tout-à-coup dans l’appartement de la princesse ; les deux amans se levèrent aussitôt, et se prosternèrent aux pieds du calife, qui les fit relever avec bonté. Ses regards se portèrent avec complaisance sur Naam ; et ayant aperçu une guitare auprès d’elle, il la félicita sur l’heureux retour de sa santé. Jetant ensuite les yeux sur Naama déguisé, il demanda à sa sœur quelle était la jeune esclave qu’il voyait assise auprès de Naam ?

Le conte suivant : Histoire d’Alaeddin