Pendant que le marchand retournoit chez lui en triomphant d’Ali Cogia avec la joie d’avoir ses mille pièces d’or à si bon marché, Ali Cogia alla dresser un placet ; et dès le lendemain, après avoir pris le temps que le calife devait retourner de la mosquée après la prière du midi, il se mit dans une rue sur le chemin, et dans le temps qu’il passoit, il éleva le bras en tenant le placet à la main ; et un officier chargé de cette fonction, qui marchoit devant le calife, et qui se détacha de son rang, vint le prendre pour le lui donner.
Comme Ali Cogia savait que la coutume du calife Haroun Alraschild, en rentrant dans son palais, était de lire lui-même les placets qu’on lui présentait de la sorte, il suivit la marche, entra dans le palais et attendit que l’officier qui avait pris le placet, sortit de l’appartement du calife. En sortant, l’officier lui dit que le calife avait lu son placet, lui marqua l’heure à laquelle il lui donnerait audience le lendemain ; et après avoir appris de lui la demeure du marchand, il envoya lui signifier de se trouver aussi le lendemain à la même heure.
Le soir du même jour, le calife avec le grand visir Giafar, et Mesrour le chef des eunuques, l’un et l’autre déguisés comme lui, alla faire sa tournée dans la ville, comme j’ai déjà fait remarquer à votre Majesté, qu’il avait coutume de le faire de temps en temps.
En passant par une rue, le calife entendit du bruit ; il pressa le pas, et il arriva à une porte qui donnait entrée dans une cour où dix ou douze enfants, qui n’étaient pas encore retirés, jouaient au clair de la lune, de quoi il s’aperçut en regardant par une fente.
Le calife, curieux de savoir à quel jeu ces enfans jouaient, s’assit sur un banc de pierre qui se trouva à propos à côté de la porte ; et comme il continuait à regarder par la fente, il entendit qu’un des enfants, le plus vif et le plus éveillé de tous, dit aux autres : « Jouons au cadi. Je suis le cadi : amenez-moi Ali Cogia et le marchand qui lui a volé mille pièces d’or. »
À ces paroles de l’enfant, le calife se souvint du placet qui lui avait été présenté le même jour, et qu’il avoit lu ; et cela lui fit redoubler son attention, pour voir quel serait le succès du jugement.
Comme l’affaire d’Ali Cogia et du marchand était nouvelle, et qu’elle faisait grand bruit dans la ville de Bagdad jusque parmi les enfants, les autres enfants acceptèrent la proposition avec joie, et convinrent du personnage que chacun devoit jouer. Personne ne refusa à celui qui s’était offert de faire le cadi, d’en représenter le rôle. Quand il eut pris séance avec le semblant et la gravité d’un cadi, un autre comme officier compétent du tribunal, lui en présenta deux, dont il appela l’un Ali Cogia, et l’autre le marchand contre qui Ali Cogia portait sa plainte.
Alors le feint cadi prit la parole ; et en interrogeant gravement le feint Ali Cogia :
« Ali Cogia, dit-il, que demandez-vous au marchand que voilà ? »
Le feint Ali Cogia, après une profonde révérence, informa le feint cadi du fait de point en point ; et en achevant, il conclut en le suppliant, à ce qu’il lui plût interposer l’autorité de sou jugement, pour empêcher qu’il ne fit une perte aussi considérable.
Le feint cadi, après avoir écouté le feint Ali Cogia, se tourna du côté du feint marchand, et lui demanda pourquoi il ne rendait pas à Ali Cogia la somme qu’il lui demandait.
Le feint marchand apporta les mêmes raisons que le véritable avait alléguées devant le cadi de Bagdad ; et il demanda de même à affirmer par serment que ce qu’il disoit était la vérité.
« N’allons pas si vite, reprit le feint cadi : avant que nous en venions à votre serment, je suis bien aise de voir le vase d’olives. Ali Cogia, ajouta-t-il, en s’adressant au feint marchand de ce nom, avez-vous apporté le vase ? »
Comme il eut répondu qu’il ne l’avait pas apporté : « Allez le prendre, reprit-il, et apportez-le-moi ? »
Le feint Ali Cogia disparaît pour un moment ; et en revenant, il feint de poser un vase devant le feint cadi, en disant que c’était le même vase qu’il avait mis chez l’accusé, et qu’il avait retiré de chez lui. Pour ne rien omettre de la formalité, le feint cadi demanda au feint marchand s’il le reconnaisait aussi pour le même vase ? Et comme le feint marchand eut témoigné par son silence qu’il ne pouvait le nier, il coinmanda qu’on le découvrit. Le feint Ali Cogia fit semblant d’ôter le couvercle, et le feint cadi en faisant semblant de regarder dans le vase : « Voilà de belles olives, dit-il, que j’en goûte. »
Il fit semblant d’en prendre une et d’en goûter, et il ajouta : « Elles sont excellentes. »
« Mais, continua le feint cadi, il me semble que les olives gardées pendant sept ans ne devraient pas être si bonnes. Qu’on fasse venir des marchands d’olives, et qu’ils voient ce qui en est. »
Deux enfants lui furent présentés en qualité de marchands d’olives.
« Êtes-vous marchands d’olives, leur demanda le feint cadi ? »
Comme ils eurent répondu que c’était leur profession :
« Dites-moi, reprit-il, savez-vous combien de temps des olives accommodées par des gens qui s’y entendent, peuvent se conserver bonnes à manger ? »
« Seigneur, répondirent les feints marchands, quelque peine que l’on prenne pour les garder, elles ne valent plus rien la troisième année : elles n’ont plus ni saveur, ni couleur ; elles ne sont bonnes qu’à jeter. »
« Si cela est, reprit le feint cadi, voyez le vase que voilà, et dites-moi combien il y a de temps qu’on y a mis les olives qui y sont ? »
Les marchands feints firent semblant d’examiner les olives et d’en goûter, et témoignèrent au cadi qu’elles étoient récentes et bonnes.
« Vous vous trompez, reprit le feint cadi : voilà Ali Cogia qui dit qu’il les a mises dans le vase il y a sept ans. »
« Seigneur, repartirent les feints marchands appelés comme experts, ce que nous pouvons assurer, c’est que les olives sont de cette année ; et nous maintenons que de tous les marchands de Bagdad, il n’y en a pas un seul qui ne rende le même témoignage que nous. »
Le feint marchand accusé par le feint Ali Cogia, voulut ouvrir la bouche contre le témoignage des marchands experts ; mais le feint cadi ne lui en donna pas le temps. »
« Tais-toi, dit-il, tu es un voleur. Qu’on le pende. »
De la sorte, les enfans mirent fin à leur jeu avec une grande joie, en frappant des mains, et en se jetant sur le feint criminel, comme pour le mener pendre.
On ne peut exprimer combien le calife Haroun Alraschild admira la sagesse et l’esprit de l’enfant qui venait de rendre un jugement si sage, sur l’affaire qui devait être plaidée devant lui le lendemain. En cessant de regarder par la fente, et en se levant, il demanda à son grand visir, qui avait été attentif aussi à ce qui venait de se passer, s’il avait entendu le jugement que l’enfant venait de rendre, et ce qu’il en pensait.
« Commandeur des croyants, répondit le grand visir Giafar, on ne peut être plus surpris que je le suis d’une si grande sagesse, dans un âge si peu avancé ! »
« Mais, reprit le calife, sais-tu une chose, qui est que j’ai à prononcer demain sur la même affaire, et que le véritable Ali Cogia m’en a présenté le placet aujourd’hui ? »
« Je l’apprends de votre Majesté, répond le grand visir. »
« Crois-tu, reprit encore le calife, que je puisse en rendre un autre jugement que celui que nous venons d’entendre ? »
« Si l’affaire est la même, repartit le grand visir, il ne me paraît pas que votre Majesté puisse y procéder d’une autre manière, ni prononcer autrement. »
« Remarque donc bien cette maison, lui dit le calife ; et amène-moi demain l’enfant, afin qu’il juge la même affaire en ma présence. Mande aussi au cadi qui a renvoyé absous le marchand voleur de s’y trouver, afin qu’il apprenne son devoir de l’exemple d’un enfant, et qu’il se corrige. Je veux aussi que tu prennes le soin de faire avertir Ali Cogia d’apporter son vase d’olives, et que deux marchands d’olives se trouvent à mon audience. »
Le calife lui donna cet ordre, en continuant sa tournée, qu’il acheva sans rencontrer autre chose qui méritât son attention.
Le lendemain, le grand visir Giafar vint à la maison où le calife avait été témoin du jeu des enfants, et il demanda à parler au maître. Au défaut du maître, qui était sorti, on le fit parler à la maîtresse. Il lui demanda si elle avait des enfants ? Elle répondit qu’elle en avait trois, et elle les fit venir devant lui.
« Mes enfants, leur demanda le grand visir, qui de vous faisait le cadi hier au soir que vous jouiez ensemble ? »
Le plus grand, qui était l’aîné, répondit que c’était lui ; et comme il ignorait pourquoi il lui faisait cette demande, il changea de couleur.
« Mon fils, lui dit le grand visir, venez avec moi, le Commandeur des croyants veut vous voir. »
La mère fut dans une grande alarme, quand elle vit que le grand visir voulait emmener son fils. Elle lui demanda : « Seigneur, est-ce pour enlever mon fils, que le Commandeur des croyants le demande ? »
Le grand visir la rassura, en lui promettant que son fils lui serait renvoyé en moins d’une heure, et qu’elle apprendrait à son retour le sujet pourquoi il était appelé, dont elle serait contente.
« Si cela est ainsi, Seigneur, reprit la mère, permettez-moi qu’auparavant je lui fasse prendre un habit plus propre, et qui le rende plus digne de paraître devant le Commandeur des croyans. » Et elle le lui fit prendre sans perdre de temps.
Le grand visir emmena l’enfant, et il le présenta au calife à l’heure qu’il a voit donnée à Ali Cogia et au marchand pour les entendre.
Le calife qui vit l’enfant un peu interdit, et qui voulut le préparer à ce qu’il attendait de lui :
« Venez, mon fils, dit-il, approchez. Est-ce vous qui jugiez hier l’affaire d’Ali Cogia, et du marchand qui lui a volé son or ? Je vous ai vu, et je vous ai entendu : je suis bien content de vous. »
L’enfant ne se déconcerta pas : il répondit modestement que c’était lui.
« Mon fils, reprit le calife, je veux vous faire voir aujourd’hui le véritable Ali Cogia et le véritable marchand. Venez vous asseoir près de moi. »
Alors le calife prit l’enfant par la main, monta et s’assit sur son trône ; et quand il l’eut fait asseoir près de lui, il demanda où étaient les parties. On les fit avancer, et on les lui nomma pendant qu’ils se prosternaient et qu’ils frappaient de leur front le tapis qui couvrait le trône. Quand ils se furent relevés, le calife leur dit :
« Plaidez chacun votre cause : l’enfant que voici vous écoutera et vous fera justice ; et s’il manque en quelque chose, j’y suppléerai. «
Ali Cogia et le marchand parlèrent l’un après l’autre ; et quand le marchand vint à demander à faire le même serment qu’il avait fait dans son premier jugement, l’enfant dit qu’il n’étoit pas encore temps et qu’auparavant il était à propos de voir le vase d’olives.
À ces paroles, Ali Cogia présenta le vase, le posa aux pieds du calife, et le découvrit. Le calife regarda les olives, et il en prit une dont il goûta. Le vase fut donné à examiner aux marchands experts qui avoient été appelés ; et leur rapport fut que les olives étaient bonnes, et de l’année. L’enfant leur dit qu’Ali Cogia assurait qu’elles y avoient été mises il y avait sept ans ; à quoi ils firent la même réponse que les enfants feints marchands experts, comme nous l’avons vu.
Ici, quoique le marchand accusé vît bien que les deux marchands experts venaient de prononcer sa condamnation, il ne laissa pas néanmoins de vouloir alléguer quelque chose pour se justifier ; mais l’enfant se garda bien de l’envoyer pendre, il regarda le calife :
« Commandeur des croyants, dit-il, ceci n’est pas un jeu : c’est à votre Majesté de condamner à mort sérieusement, et non pas à moi, qui ne le fis hier que pour rire. «
Le calife instruit pleinement de la mauvaise foi du marchand, l’abandonna aux ministres de la justice pour le faire pendre ; ce qui fut exécuté, après qu’il eut déclaré où il avait caché les milles pièces d’or, qui furent rendues à Ali Cogia. Ce monarque enfin, plein de justice et d’équité, après avoir averti le cadi qui avait rendu le premier jugement, lequel était présent, d’apprendre d’un enfant à être plus exact dans sa fonction, embrassa l’enfant, et le renvoya avec une bourse de cent pièces d’or, qu’il lui fit donner pour marque de sa libéralité.