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Histoire de Soleïman-schah

« SOLEÏMAN-SCHAH, roi de Perse, avait un frère qu’il aimait beaucoup, et en qui il avait la plus grande confiance. Ce frère, si cher à son cœur, mourut, et ne laissa en mourant qu’une fille qu’il recommanda à la tendresse de son frère. Soleïman-schah, qui avait deux fils et n’avait pas de fille, aimait Schah-khatoun (c’était le nom de sa nièce), comme si elle eût été sa propre fille, et prenait le plus grand soin de son éducation.
 » La princesse répondit à la tendresse du roi son oncle, et surpassa beaucoup son attente. Douée des plus heureuses dispositions naturelles, elle acquit bientôt toutes les connaissances qui convenaient à son sexe et à son rang. Aux talents de l’esprit, aux qualités du cœur, elle joignait tous les agréments du corps, et pouvait passer pour la plus belle personne de son temps.
« Soleïman-schah voyant sa nièce en âge d’être mariée, résolut de lui faire épouser un de ses fils. Il entra un jour chez elle, fit retirer toutes les femmes de sa suite, et lui dit en l’embrassant :
« La tendresse que j’avois pour mon frère s’est portée tout entière sur vous, et augmente celle que je dois avoir pour ma nièce. Je vous aime plus que si vous étiez ma fille, et je veux désormais vous appeler de ce nom. Vous connaissez les princes mes fils ; ils ont été élevés avec vous : je veux vous unir à l’un d’eux. Je vous laisse la maitresse absolue du choix ; je vous donnerai pour époux celui que vous préférerez, et je le reconnaîtrai pour mon successeur. »
« La princesse, étonnée de ce discours, se leva, baisa les mains du roi son oncle, et lui répondit :
« Sire, vous avez sur moi tous les droits d’un père, et peut-être de plus grands encore. Ma soumission pour vous est sans bornes. Faites vous-même ce choix, qui serait trop embarrassant pour moi : prononcez, et ma volonté suivra votre décision. »
« Je suis flatté, reprit Soleïman-schah, de la confiance que vous me témoignez : elle augmenterait ma tendresse pour vous, si cette tendresse pouvait augmenter. Puisque vous voulez que je dispose moi-même de votre main, je la donnerai au plus jeune de mes fils. Les rapports que je remarque entre vous deux, me promettent l’union la mieux assortie ; en l’unissant à vous, et lui laissant ma couronne, je fais tout à-la-fois son bonheur, le vôtre, et celui de mes peuples. »
 » Schah-khatoun baissa les yeux en remerciant son oncle. Soleïman-schah fit célébrer, quelques jours après, le mariage de sa nièce avec le prince Malik-schah son second fils, le désigna pour son successeur, et lui fit prêter serment par les grands et le peuple.
« Balavan, l’aîné des fils de Soleïman-schah, aspirait à la main de sa cousine, et se croyait assuré de monter sur le trône après la mort du roi son père. La préférence que son frère cadet obtenait, lui inspira la plus violente jalousie. Le respect et la crainte qu’il avait pour son père l’obligèrent de dissimuler d’abord ; mais ce feu renfermé dans son cœur n’en acquit que plus de force et de violence.
« La jeune reine accoucha, au bout de neuf mois, d’un garçon aussi beau que le jour. Cet événement mit le comble au désespoir de Balavan, et le porta à commettre, pour se venger, les plus horribles forfaits. S’étant introduit la nuit dans l’appartement de son frère, il trouva la nourrice endormie, et l’enfant qui reposait près d’elle dans son berceau. Il s’arrêta pour le considérer ; et, frappé de sa beauté, dit en lui-même :
« Cet enfant a toute la beauté de sa mère. Pourquoi n’est-il pas à moi ? Je méritais mieux que mon frère la main de Schah-khatoun et la couronne. »
 » Cette idée ayant allumé sa fureur, il tire son poignard, et le plonge, d’une main forcenée, dans le sein de l’enfant. Il pénétra ensuite dans l’appartement de son frère, qui dormait près de son épouse, et lui perça le cœur. Il allait immoler pareillement la jeune reine ; mais l’espoir de la posséder retint son bras.
« Pour satisfaire son amour, et s’assurer l’impunité des crimes qu’il venait de commettre, il fallait y ajouter le parricide. Balavan, égaré, hors de lui-même, court à l’appartement du roi son père ; mais la garde l’empêcha d’y pénétrer. Voyant alors qu’il ne pouvait échapper aux soupçons, et au châtiment qu’il méritait, il sortit du palais, prit la fuite, et alla s’enfermer dans un château éloigné, où il se fortifia.
« Le deuil et la désolation se répandirent bientôt dans le palais. La nourrice, en s’éveillant, veut allaiter le jeune prince, et voit son berceau rempli de sang. Tremblante et éperdue, elle court à l’appartement du père, et le trouve étendu sans vie. Ses cris réveillèrent la reine, qui, se précipitant sur son époux et sur son fils, les embrasse tour-à-tour, et veut les rappeler à la vie ; mais son époux a rendu les derniers soupirs ; son fils respire encore. Elle le prend dans ses bras, le réchauffe dans son sein, et fait venir les plus habiles chirurgiens. Ils examinent la blessure, assurent qu’elle n’est pas mortelle, et appliquent dessus les remèdes convenables. L’enfant ouvre bientôt les yeux, demande le sein de sa nourrice, et paraît hors de danger.
« Le roi Soleïman-schah, qui était venu mêler ses larmes à celles de la jeune reine, fut étonné de ne pas voir son fils aîné partager la douleur commune, et conçut des soupçons qui se changèrent en certitude aussitôt qu’il eut appris sa fuite. Détestant cet attentat ; mais plus occupé de sa douleur que du soin de le venger, il fit faire à Malik-schah de magnifiques funérailles, et voulut que l’enfant, échappé à la fureur de Balavan, portât le nom de son père. Le jeune Malik-schah devint alors l’objet de toutes les affections de son grand-père. Il s’occupait de son éducation, conjointement avec sa mère, et ils se consolaient mutuellement en le voyant croître et se fortifier de jour en jour.
 » Lorsque Malik-schah eut atteint l’âge de cinq ans, Soleïman-schah convoqua les grands du royaume. Il fit monter son petit-fils sur un cheval magnifique, lui fit rendre les honneurs qu’on avait coutume de lui rendre à lui-même, et le fit reconnaître solennellement pour son successeur.
« Cependant Balavan, non content de s’être mis à l’abri du ressentiment et de la vengeance de son père, cherchait encore à lui faire la guerre. Il se rendit auprès du roi d’Égypte, se présenta à lui comme un prince infortuné que la calomnie et l’intrigue avoient obligé de quitter la cour du roi son père, et lui demanda du secours pour rentrer dans le royaume, et reprendre le rang qui lui était dû. Le roi d’Égypte, touché de ce récit, dont il ne soupçonnait pas la fausseté, le mit à la tête d’une armée nombreuse.
« Soleïman-schah ayant appris cette nouvelle, écrivit au roi d’Égypte pour lui dévoiler les forfaits de Balavan, et lui manda qu’il avait immolé de sa propre main son frère, et son neveu qui était alors au berceau. La lecture de cette lettre fit succéder l’horreur à la compassion dans le cœur du roi d’Égypte. Il donna ordre de mettre en prison Balavan, et offrit à Soleïman-schah de lui livrer son fils chargé de chaînes, ou de lui envoyer sa tête. Le malheureux père ne voulant pas ôter la vie à son fils, quelque coupable qu’il fût, et persuadé que tôt ou tard il porterait la peine de son crime, répondit au roi d’Égypte en le priant d’éloigner seulement de la cour Balavan.
« Le soudan se conforma au désir de Soleïman-schah, et résolut de lui faire à son tour une demande. Ce qu’il avait entendu dire de Schah-khatoun, les éloges qu’on lui avait faits de sa beauté, de son esprit, l’avoient rendu amoureux de cette princesse. Il envoya un ambassadeur à Soleïman-schah pour lui demander sa main.
« Le roi de Perse fit part de cette demande à sa nièce, et voulut savoir quels étaient ses sentimens.
« Je suis étonnée, répondit-elle en pleurant, que mon oncle me fasse une semblable question. Je ne dois pas songer à prendre un époux, après avoir perdu celui qu’il m’avoit donné ; et comment pourrois-je m’éloigner de mon oncle, et abandonner un fils qui fait toute ma consolation ? »
« Vous avez raison, reprit Soleïman-schah, mais je dois vous faire part de mes craintes. Je suis vieux, et je touche au terme de la vie. Je crains que bientôt vous et votre fils ne puissiez résister aux entreprises de Balavan. J’ai marqué au Soudan et aux autres rois mes voisins, que Balavan avait immolé son neveu au berceau, et je leur ai caché que l’enfant vivait encore. Votre alliance avec le roi d’Égypte serait un puissant appui pour vous et pour ce fils qui doit me succéder. »
« La mère du jeune Malik-schah, touchée de l’intérêt de son fils, consentit à vaincre sa répugnance, et parut disposée à suivre les conseils de son oncle. Il écrivit au Soudan que Schah-khatoun se trouvait très-honorée de son choix, et qu’elle allait se mettre en chemin pour se rendre auprès de lui.
« Le monarque égyptien alla au-devant de Schah-khatoun, et trouva que sa beauté et son esprit surpassaient tout ce qu’on lui en avait dit. Il conçut pour elle l’amour le plus vif, lui donna le premier rang parmi les princesses qu’il avait déjà épousées, et la combla d’honneurs et de présents. Il voulut aussi témoigner sa reconnaissance au roi de Perse, en contractant avec lui la plus étroite alliance.
« Soleïman-schah, toujours occupé d’assurer de plus en plus la couronne à son petit-fils, le fit reconnoître de nouveau pour son successeur, lorsqu’il eut atteint l’âge de dix ans, et lui fit prêter encore serment de fidélité par ses sujets. Soleïman-schah mourut peu après cette cérémonie, et Malik-schah monta sur le trône de Perse.
« Aussitôt que Balavan eut appris la mort de son père, il résolut de faire valoir les droits que lui donnait sa naissance. Il assembla secrètement des soldats, se ménagea des intelligences dans les principales villes de la Perse et à la cour même du jeune roi, et promit de magnifiques récompenses à ceux qui se déclareraient en sa faveur. Lorsque tout fut préparé pour l’exécution de son dessein, il fit avancer ses troupes de différents côtés, et s’approcha lui-même de la capitale. Les conjurés s’emparèrent de la personne du jeune Malik-schah, et Balavan fut reconnu roi.
« En ôtant la couronne à Malik-schaj, les principaux chefs de la conspiration ne voulurent point lui ôter la vie. Les serments qu’ils avoient faits à son grand-père et à lui-même étaient si récents, qu’ils eurent horreur de tremper leurs mains dans son sang. Ils exigèrent de Balavan qu’il n’attenterait pas aux jours de son neveu ; mais qu’il se contenterait de le tenir en prison.
 » Schah-khatoun fut bientôt informée de cet événement. Depuis qu’elle s’était séparée de son fils, elle était en proie à l’ennui et à l’inquiétude, et ne songeait qu’à l’objet de sa tendresse. Sa situation était d’autant plus pénible, qu’elle n’osait confier son chagrin à personne. Soleïman-schah avait mandé autrefois au Soudan que son petit-fils était mort : elle ne pouvait révéler le mystère de son existence, sans donner lieu au Soudan d’accuser Soleïman-schah de lui avoir déguisé la vérité. La nouvelle de la révolution de Perse fut pour celte malheureuse mère un coup de foudre, et l’affligea tellement, qu’elle eut peine à cacher l’excès de sa douleur.
« Il y avait quatre ans que le jeune Malik-schah, plongé dans un obscur cachot, souffrait toutes les horreurs de la plus dure captivité. Les grands et le peuple s’entretenaient souvent de son malheur, et plaignaient sa destinée. Balavan lui-même, depuis qu’il était paisible possesseur de l’empire, avait pris pour cet enfant, échappé jadis à sa fureur, des sentiments plus humains. Il en parlait quelquefois, et souffrait qu’on en parlât devant lui.
« Un jour que Balavan semblait regretter, en présence de son conseil, que la politique et la sûreté de l’état ne lui permissent pas de rendre la liberté à son neveu, un de ses visirs prit la parole.
 » Il lui représenta d’abord que l’élévation de Malik-schah, et tout ce qui avait précédé ayant été l’ouvrage de son grand-père , et l’effet d’une aveugle prédilection, on ne pouvait l’en accuser lui-même ; qu’il était trop jeune, et la puissance du roi trop bien affermie pour qu’il pût exciter quelques troubles ; que l’état de langueur et de faiblesse où l’avait réduit sa prison, ne permettait pas de croire qu’il jouit longtemps de la vie. Le visir ajouta que pour concilier sa clémence avec sa sûreté, le roi pouvait envoyer son neveu sur une des frontières de l’empire.
« Balavan approuva ce conseil, et résolut de donner à son neveu le commandement d’une place frontière, exposée aux attaques fréquentes des infidèles. Par-là il se montrait généreux, flattait les grands et le peuple, faisait cesser une compassion dont les suites l’inquiétaient, et croyait se défaire du jeune prince.
« Balavan fit donc sortir Malik-schah de prison, lui protesta qu’il avait oublié tout ce qui s’était passé, le revêtit d’une robe d’honneur, et le nomma commandant de la frontière.
 » Malik-schah partit, accompagné d’une faible escorte. À peine arrivé sur la frontière, il fut attaqué par les ennemis, abandonné des siens, et fait prisonnier. Sa jeunesse, sa beauté, ne purent toucher les infidèles, qui le renfermèrent dans un souterrain, où étaient déjà entassés, les uns sur les autres, beaucoup de Musulmans.
 » La coutume des infidèles était de faire sortir de prison tous leurs captifs au commencement de l’année, et de les précipiter du haut d’une tour. Le jour fatal étant arrivé, Malik-schah fut précipité avec les autres ; mais la Providence, qui veillait sur ses jours, le fit tomber sur les corps de plusieurs de ses compagnons d’infortune. Il fut seulement étourdi de sa chute, et resta longtemps sans connaissance.

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