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Histoire du roi Azadbakht, ou des dix visirs

Les voleurs, qui étaient en petit nombre, furent étonnés de trouver une résistance à laquelle ils ne s’attendaient pas. Plusieurs d’entr’eux furent tués ; les autres furent obligés de prendre la fuite. Le jeune prince, après s’être longtemps battu, fut forcé de céder au nombre. Sa jeunesse, son courage, sa bonne mine, intéressaient en sa faveur. On lui laissa la vie, et on le mit au nombre des esclaves. La noblesse de son maintien, sa figure, son esprit, excitant de plus en plus la curiosité, on lui demanda qui il étoit, et comment il se trouvoit parmi ces voleurs ? Le jeune prince ne put répondre autre chose, sinon qu’il étoit fils du chef des voleurs.
La caravane continuant sa route, arriva dans la ville où le roi Azadbakht faisoit sa résidence. Dès qu’il en fut informé, il ordonna qu’on lui présentât les objets les plus rares et les plus curieux, pour choisir ceux qui lui plairaient davantage. On fit porter au palais les étoffes les plus riches, les bijous les plus précieux, et on y mena aussi quelques esclaves, parmi lesquels était le jeune voleur dont on s’était emparé.
Le roi, après avoir tout visité rapidement, arrêta ses yeux sur le jeune homme. Il fut frappé de sa figure, et demanda qui il était ? Le chef de la caravane lui raconta qu’ils avoient été assaillis dans leur voyage par des brigands : qu’ils s’étaient défendus courageusement, en avoient tué une partie, mis l’autre en fuite, et s’étaient saisis du jeune homme, qui était, à ce qu’il disait, fils du chef des brigands. Cette circonstance n’empêcha pas que le jeune esclave ne plût infiniment au roi et qu’il ne voulût l’acquérir. Il le témoigne au chef de la caravane : celui-ci le pria de l’accepter au nom de tous les voyageurs ; ajoutant qu’ils étaient tous ses esclaves, et que Dieu n’avait fait vraisemblablement tomber ce jeune homme entre leurs mains que parce qu’il le destinoit à sa Majesté.
Le roi fort satisfait, congédia la caravane, et fit entrer le jeune homme dans son palais. Il n’avoit d’abord été frappé que des agréments de sa figure ; il ne tarda pas à s’apercevoir de son esprit, de sa sagacité et de l’étendue de ses connaissances. Il remarqua sa générosité, son désintéressement. Chaque jour il découvrait en lui de nouveaux talents, autant au-dessus de son âge, que de l’origine qu’il lui supposait.
Azadbakht enchanté des talents du jeune homme, résolut de les mettre à profit ; il lui confia l’intendance de ses trésors, et ordonna que rien n’en sortit à l’avenir sans l’ordre du jeune intendant.
Le nouveau ministre s’acquitta de son emploi d’une manière qui devint bientôt avantageuse aux finances du roi. Les visirs disposaient auparavant à leur gré des trésors de l’état. La fermeté et la vigilance du jeune intendant firent cesser leurs déprédations. Le roi s’aperçut bientôt des heureux effets de ce nouvel ordre de choses ; il s’attacha tellement au jeune homme, qu’il le chérissait autant que s’il eût su qu’il était son fils : il le consultait en tout, et ne pouvait souffrir qu’il s’éloignât de lui.
Les visirs mécontents de la diminution de leur autorité, et jaloux de l’attachement du roi pour ce nouveau favori, avoient conçu contre lui une violente jalousie et cherchaient tous les moyens de lui faire perdre les bonnes grâces du roi. Leurs ruses furent inutiles pendant plusieurs années : enfin le moment marqué par le destin arriva.
Le jeune intendant s’étant un jour trouvé avec d’autres jeunes gens, but plus qu’à son ordinaire, et s’enivra. N’ayant pu dans cet état retrouver son appartement, il erra dans le palais, et fut poussé par sa malheureuse destinée, dans l’appartement des femmes. Une salle magnifique se présente à lui : c’était celle où le roi avait coutume de coucher avec son épouse.
Le jeune homme peu frappé de la magnificence de l’appartement, de la quantité de bougies qui l’éclairaient, entre, trouve un lit tout dressé, se laisse tomber dessus, et cède au sommeil qui l’accable. Des esclaves viennent peu après préparer la collation qu’on avait coutume de servir tous les soirs au roi et à la reine. Elles apportent les sorbets, les confitures, disposent les cassolettes et les parfums. Le jeune homme dormant profondément n’entend rien, et les femmes le voyant de loin, croient que c’est le roi qui repose.
Azadbakht avait donné ce jour-là un grand souper aux principaux seigneurs de la cour. Après le repas, il passa chez sa nouvelle épouse, et la conduisit dans l’appartement où tout était préparé pour les recevoir. Le roi vit en entrant un jeune homme étendu sur son lit, et reconnut son jeune intendant. Une fureur jalouse s’empare aussitôt de ses sens. « Quelle est cette conduite, dit-il à Behergiour en la regardant d’un œil irrité ? Assurément, cet esclave n’a pu s’introduire ici sans votre aveu ? »
« Sire, répondit la reine d’un ton assuré, je vous jure que je ne connais pas cet esclave, et ne sais par quel hasard il se trouve ici. » Le roi se croyait trop assuré de l’infidélité de la reine, pour croire à la sincérité de ce qu’elle lui disait.
Le jeune homme s’étant réveillé sur ces entrefaites, aperçut le roi, sauta en bas du lit, et se jeta à ses pieds. « Traître, lui dit le roi transporté de colère, tu oses pénétrer dans l’appartement de mes femmes ! Ton audace et ta perfidie ne resteront pas longtemps impunies. » Le roi ordonna aussitôt qu’on enfermât le jeune homme et la reine dans des prisons séparées.
Le lendemain, Azadbakht envoya chercher son grand visir. Il lui raconta l’aventure de la veille, lui témoigna la crainte qu’il avoit que la reine ne fût d’intelligence avec le jeune homme, et lui demanda son avis. « Ce jeune homme, répondit malignement le visir, est le fils d’un voleur : il se ressent de sa mauvaise origine. Celui qui élève un serpent dans son sein, doit s’attendre à en être mordu. Quant à la reine, sa conduite passée, son honnêteté, sa vertu, vous répondent de son innocence. Mais si le roi conserve encore quelques soupçons contr’elle, qu’il me permette de l’interroger, je me flatte d’éclaircir cette affaire, et de dissiper l’inquiétude qu’elle peut causer à sa Majesté. » Le grand visir ayant obtenu du roi la permission qu’il demandait, alla trouver la reine ; et après s’être assuré par les questions qu’il lui fit, et par ses réponses, qu’elle n’avait aucune intelligence avec le jeune homme, il lui tint ce discours :
« Quelle que soit votre innocence, Madame, le roi a des soupçons qu’il vous importe de dissiper. Voici le moyen de le faire, et de vous justifier entièrement à ses yeux. Lorsque vous paraîtrez devant le roi, dites-lui que ce jeune homme vous ayant aperçue un jour par hasard, vous a fait peu après remettre une lettre, dans laquelle il vous proposait de vous faire présent de diamants d’un prix inestimable si vous vouliez consentir à ses désirs ; que vous avez rejeté ses offres avec indignation, et que vous avez appelé pour faire arrêter son envoyé, qui a pris aussitôt la fuite ; que non content de cette première tentative, le jeune homme vous a fait dire encore que si vous ne vouliez pas vous rendre à ses desirs, il s’introduirait un jour dans votre appartement ; que le roi le verrait et le ferait périr ; mais que par-là il noircirait votre réputation, irriterait le roi contre vous, et vous ferait perdre ses bonnes grâces. Voilà, Madame, ce que vous devez dire au roi. Je vais le trouver pour lui rendre compte de ma démarche auprès de vous, et lui faire de votre part cette déclaration, en attendant que vous puissiez la lui faire vous-même. »
La reine se laissa persuader, et promit de répéter au roi ce que le visir allait lui dire. Celui-ci se rendit aussitôt auprès du sultan ; et après lui avoir certifié que la reine était innocente, et lui avoir fait part de la prétendue déclaration, il ajouta : « Le crime de ce jeune homme mérite la plus grande punition. Les bontés dont vous l’avez comblé le rendent encore plus coupable ; et cet exemple prouve bien que la nature ne peut changer, et qu’une graine amère ne peut produire que des fruits amers. »
Le roi ayant entendu le discours de son grand visir, déchira ses habits, commanda qu’on amenât devant lui le jeune homme, et qu’on fît venir en même temps l’exécuteur.
La nouvelle de l’aventure du jeune intendant s’était déjà répandue parmi le peuple. Une multitude immense était rassemblée pour le voir et être témoin de ce qui allait lui arriver.
« Ingrat, s’écria le roi dès qu’il l’aperçut, je t’avais confié l’intendance de toutes mes richesses, et tu avais jusqu’ici bien répondu à ma confiance ; je t’avais élevé au-dessus de tous les grands qui m’entourent, pourquoi as-tu voulu attenter à mon honneur, et es-tu entré dans l’appartement de la reine ? Comment le souvenir des bienfaits dont je t’ai comblé ne t’a-t-il pas retenu ? »
Le jeune homme, sans paraître effrayé de la colère du roi et des apprêts du supplice qu’il semblait ne pouvoir éviter, répondit avec tranquillité : « Sire, je n’ai pas commis volontairement et de propos délibéré l’action qui me fait paraître criminel : je n’avais aucune raison de m’introduire dans cet appartement ; mais j’y ai été poussé par mon malheureux sort. Jusqu’ici j’ai tâché de me garantir de toutes fautes, et de me préserver de tout accident ; mais personne ne peut surmonter son destin, et tous les efforts sont inutiles contre la mauvaise fortune. C’est ce que prouve évidemment l’exemple de ce marchand, qui devait être un jour malheureux, et dont les peines et les travaux ne purent jamais faire changer la destinée. »
« Quelle est cette histoire, dit le roi Azadbakht, et comment ce marchand devint-il malheureux pour toujours ? »


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