« Le roi approuva le raisonnement du chef des eunuques, appela un esclave, et lui ordonna de faire monter aussitôt Aroua sur un chameau, et de la conduire au milieu d’un désert, L’ordre fut exécuté, et Aroua laissée seule sans eau et sans provisions, au milieu d’une immense solitude.
« L’infortunée princesse se voyant dans cette affreuse position, ne songea qu’à se préparer à la mort. Elle monta sur une petite colline, dressa un autel, en plaçant quelques pierres l’une sur l’autre, et se mit à prier et à implorer la miséricorde de Dieu. Elle vit bientôt s’avancer vers elle un homme qui lui était inconnu.
« C’étoit un des esclaves du roi Chosroès, chargé du soin de garder ses chameaux. Plusieurs de ces animaux s’étant égarés, le roi l’avait menacé de le faire périr s’il ne les retrouvait pas. Il s’était enfoncé dans ce désert pour les chercher, et ayant aperçu de loin une femme, il avait été curieux de la voir de plus près. Il s’approcha donc d’Aroua, attendit qu’elle eût fini sa prière, la salua poliment, et lui demanda qui elle était, et ce qu’elle faisait dans cette solitude ? « Je suis, lui répondit-elle, une servante du Seigneur, occupée uniquement à le prier et à le servir. »
» Le conducteur de chameaux, frappé de la beauté de la princesse, lui proposa de l’épouser, en lui promettant d’avoir pour elle toutes sortes d’égards et de complaisances. « Je ne puis, répondit la princesse, appartenir à d’autre qu’à Dieu ; mais si vous voulez avoir pitié de ma situation, et me rendre un service, conduisez-moi dans un lieu qui ne soit pas entièrement dépourvu d’eau. »
« L’esclave fit monter Aroua sur son chameau, et la conduisit sur le bord d’un ruisseau qu’il avait remarqué en traversant le désert. Il lui exposa ensuite la peine dans laquelle il étoit lui-même, et la pria d’adresser des vœux au ciel pour lui faire retrouver les chameaux qu’il avoit perdus. La princesse le lui promit, et se mit aussitôt en prière. L’esclave s’en retourna, pénétré d’admiration pour tant de vertus et de piété, et retrouva bientôt ses chameaux.
» De retour auprès de Chosroès, l’esclave lui rendit compte de son aventure, et lui vanta la beauté de la jeune solitaire. Le roi de Perse Chosroès, curieux de voir une personne aussi extraordinaire, sortit secrètement de son palais avec une suite peu nombreuse, et se fit conduire à l’endroit où était Aroua. Il fut étonné de sa beauté, et trouva qu’elle était encore beaucoup au-dessus de la peinture que lui avait faite l’esclave. Il la salua respectueusement, et lui dit :
« Je suis le roi des rois, le grand Chosroès : je viens vous offrir mon cœur et ma main. »
« Comment, lui répondit Aroua, votre Majesté pourroit-elle abaisser ses regards sur une infortunée séparée du reste du monde ? » « Je vous ai vue, reprit Chosroès, et désormais je ne puis vivre sans vous : si vous ne consentez à devenir mon épouse, je vais fixer ma demeure dans ce désert, me ranger sous votre obéissance, et me consacrer avec vous au service de Dieu. »
« Chosroès fit aussitôt dresser deux tentes, l’une pour lui et l’autre pour Aroua. Il se retira dans la sienne, et fit porter à la jeune solitaire la nourriture dont elle avait besoin.
» Aroua fut sensible à la délicatesse d’une telle conduite, et sentit tout le prix des sacrifices que lui faisait le roi de Perse. Elle réfléchit à la perte qu’allaient faire ses sujets, et à la désolation de sa famille, et s’efforça de le détourner de sa résolution, en parlant ainsi à l’esclave qui lui apportait à manger :
« Représentez au roi de ma part qu’il ne doit pas abandonner pour moi le soin de ses états, et s’arracher à la tendresse de tout ce qui l’entoure ; qu’il retourne dans son palais près de ses femmes et de ses enfants. Quant à moi, rien ne m’attache plus au monde ; le titre de reine ne saurait me toucher, et je dois rester en ces lieux pour y vaquer à la prière. »
» L’esclave s’étant acquitté de la commission dont il était chargé, le roi fit répondre qu’aucune considération n’était capable de changer sa résolution, et qu’il ne pouvait rien faire de mieux que de renoncer lui-même au monde. Aroua voyant que le roi était inébranlable, ne crut pas devoir résister plus longtemps : elle adora les desseins de la Providence, qui veillait sur elle pour venger son innocence, et faire triompher sa vertu.
« L’intérêt de vos peuples, dit-elle, à Chosroès, me fait un devoir de céder à vos désirs. Je consens à devenir votre épouse ; mais à condition que vous donnerez ordre au roi Dadbin, votre vassal, de se rendre à votre cour avec son visir Cardan et le chef de ses eunuques. L’entretien que je veux avoir avec eux en votre présence, vous apprendra des choses que vous ne devez pas ignorer. «
« Chosroès ne put s’empêcher de témoigner à Aroua la surprise que lui causoit cette demande. Elle lui fit alors un récit simple et fidèle de ses infortunes. Chosroès en fut vivement touché, et lui promit de venger son innocence, et de punir les crimes du roi Dadbin. Il fit venir une litière magnifique, et ils prirent ensemble le chemin de la capitale. Aroua fut conduite dans un palais somptueux, et reçut le titre de reine.
» Aussitôt après son retour, Chosroès envoya ordre au roi Dadbin de se rendre près de lui, accompagné de son visir Cardan et du chef de ses eunuques. L’officier chargé de cette commission, était suivi d’un nombreux corps de troupes, et devoit ramener avec lui le roi Dadbin. Celui-ci fut consterné d’un ordre dont il ne pénétrait pas le motif, et son visir n’était pas moins inquiet que lui. Ils furent obligés de se mettre en marche sur-le-champ, et de faire la plus grande diligence.
« Arrivés à la cour de Perse, on les fît entrer aussitôt dans la salle où le roi donnait ses audiences. Des esclaves y apportent un trône sur lequel était assise Aroua, cachée par des rideaux qui l’entouraient. On place ce trône à côté de celui de Chosroès. Aroua tire alors le rideau qui était devant elle, et s’adresse à Cardan :
« C’est toi, je n’en puis douter, lui dit-elle, qui, abusant de la crédulité de mon époux, m’as fait chasser honteusement de son palais. Le mensonge est ici inutile ; rends hommage à la vérité, et dis quel motif t’avait fait conjurer ma perte ? »
« Cardan confondu baissa les yeux, et répondit en pleurant : « La reine fut toujours sage et vertueuse ; je suis le seul coupable. Un amour criminel qu’elle a repoussé avec indignation, et la crainte que le roi n’en fût instruit, m’ont porté à la calomnier. Le mal retombe toujours sur celui qui le fait, et mon arrêt est depuis longtemps écrit sur mon front.
« Comment, malheureux, s’écria Dadbin en se frappant le visage, tu as trahi ma confiance, et tu m’as fait sacrifier, par tes infâmes mensonges, une épouse qui m’était si chère ! Quelle mot, quels tourments un tel forfait ne mérite-t-il pas ! »
« Cardan, reprit aussitôt Chosroès, n’est pas ici le seul coupable : toi-même, Dadbin, tu mérites la mort pour avoir si légèrement ajouté foi à la calomnie, et puni ton épouse avec tant de précipitation. Si tu eusses examiné, recherché la vérité, tu aurais découvert facilement le mensonge, et distingué l’innocent du coupable. »
« Chosroès s’adressant ensuite à Aroua, lui dit : « Soyez ici juge, Madame, et prononcez leur arrêt. »
« Sire, répondit Aroua, Dieu les a jugés lui-même : CELUI QUI DONNE INJUSTEMENT LA MORT SERA CONDAMNE A MORT ; CELUI QUI MALTRAITE SERA MALTRAITE, ET CELUI QUI FAIT LE BIEN EN RECEVRA LA RECOMPENSE. Dadbin a tué injustement d’un coup de masse d’armes un père que je chérissais ; son sang crie vengeance, et je dois entendre sa voix. Par les artifices du visir Cardan, j’ai été abandonnée au milieu d’un désert : il est juste qu’il éprouve le même sort. S’il est coupable aux yeux de Dieu, il y périra de faim et de soif ; et s’il pouvait être innocent, il serait préservé de la mort comme je l’ai été moi-même. Quant au chef des eunuques, il s’est montré sensible et compatissant, en conseillant au roi de ne pas me faire trancher la tête : sa conduite mérite des récompenses, et il serait à souhaiter que les rois n’accordassent leur confiance qu’à des hommes de ce caractère. »
« Chosroès fit aussitôt assommer le roi Dadbin d’un coup de masse d’armes, et donna ordre de faire monter Cardan sur un chameau, et de le conduire au milieu des déserts. Il fit ensuite approcher le chef des eunuques, le revêtit d’une robe d’honneur, et lui donna un emploi distingué.
« C’est ainsi, ô Roi, ajouta le jeune intendant, que celui qui fait mal est toujours puni ; mais celui qui est innocent ne doit rien craindre. Je n’ai commis aucun crime : j’espère que Dieu vous fera découvrir la vérité, et confondra la malice et la méchanceté de mes ennemis. »
L’histoire du roi Dadbin et de son visir Cardan avait fait impression sur le roi Azadbakht. Il sentait s’élever dans son esprit des doutes, des soupçons, et résolut de remettre encore au lendemain la punition du coupable.
La sage lenteur du roi Azadbakht irritoit de plus en plus ses dix visirs contre le jeune homme. Ils étaient piqués de ne pouvoir réussir à se défaire de lui, et craignaient que ces retards ne leur devinssent funestes. Le lendemain, trois d’entre eux se présentèrent ensemble devant le roi, se prosternèrent à ses pieds, et lui dirent, par l’organe de l’un d’eux : « Sire, l’intérêt de l’état, et notre attachement pour votre personne, nous obligent à vous conseiller de ne pas épargner plus longtemps ce jeune esclave. À quoi bon, en effet, le laisser vivre plus longtemps ? On s’étonne que son audace ne soit pas encore punie ; et chaque jour il se répand de nouveaux bruits injurieux à l’honneur de votre Majesté. »
Azadbakht reconnaissant que ses trois visirs avoient raison, envoya chercher le jeune intendant, et lui dit : « J’ai beau différer de prononcer ton arrêt, tout le monde demande ta mort, et personne ne se présente pour prendre ta défense. »
« Sire, reprit sans s’effrayer le jeune homme, ce n’est pas des hommes que j’attends du secours, mais de Dieu. Si Dieu est pour moi, je n’ai rien à redouter. Tous ceux qui mettent ailleurs leur confiance, éprouvent le sort qu’éprouva long-temps le roi Bakhtzeman. »
« Cette histoire doit être édifiante, dit Azadbakht, je ne puis refuser