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Histoire du sage Hicar

Sencharib, roi d’Assyrie et de Ninive, avait un visir nommé Hicar. C’était l’homme de son temps le plus instruit dans toutes sortes de sciences, et on le surnommait, avec raison, le Sage, le Philosophe. L’étendue de ses connaissances, sa prudence, son habileté, en le rendant le plus ferme appui du trône d’Assyrie, faisaient tout à-la-fois le bonheur et le salut de l’empire.

Hicar possédait d’immenses richesses. Son palais, qui ne le cédait en grandeur et en magnificence qu’à celui du monarque, renfermoit dans son enceinte soixante autres palais, occupés par autant de princesses qu’il avait épousées. Malgré ce grand nombre de femmes, Hicar n’avait pas d’enfants, et cette privation lui faisait beaucoup de peine.

Un jour il assembla les sages, les astrologues, les magiciens, leur exposa le sujet de son chagrin, et leur demanda ce qu’il pourrait faire pour en faire cesser la cause. Ils lui conseillèrent de s’adresser aux Dieux, et de leur offrir des sacrifices pour en obtenir des enfants. Hicar suivit ce conseil. Il implora la faveur des Dieux, se prosterna devant leurs images, fit fumer l’encens sur leurs autels, leur immola de nombreuses victimes ; mais ils furent sourds à sa prière.

Accablé de tristesse, il sortit du temple, leva les yeux vers le ciel, reconnut son auteur, et lui dit d’une voix élevée, et dans l’amertume de son cœur : « Souverain maître du ciel et de la terre, auteur de toutes les créatures, exauce ma prière : donne-moi un fils qui fasse ma consolation le reste de ma vie, qui puisse me succéder un jour, qui assiste à mon trépas, qui me ferme les yeux, et qui me rende les derniers devoirs ! » À peine eut-il achevé cette prière, qu’il entendit une voix qui disait : « Parce que tu as mis d’abord ta confiance dans des images taillées, tu resteras sans enfants. Mais tu as un neveu ; prends Nadan le fils de ta sœur, adopte-le, communique-lui ta science, ton habileté, ta sagesse, et qu’il soit ton héritier. »

Hicar obéit aussitôt à l’ordre du ciel. Il prit le petit Nadan, qui était encore à la mamelle, et le remit entre les mains de huit femmes choisies, auxquelles il confia le soin de sa première éducation. On le revêtit de soie, de pourpre et d’écarlate, et on l’entoura des tapis les plus précieux. Dès qu’il fut sorti de l’enfance, il grandit, et se fortifia avec la rapidité d’un cèdre qui croit sur le mont Liban. On lui apprit à lire, à écrire, et on lui donna les meilleurs maîtres dans toutes sortes de sciences. Doué d’un esprit vif et pénétrant, d’une mémoire heureuse, il y fit d’abord les plus grands progrès, et surpassa bientôt les espérances qu’on avait conçues de lui. Hicar lui enseignait lui-même la sagesse, plus difficile à acquérir que toutes les autres sciences, et cherchait l’occasion de le faire connaître au roi. Cette occasion se présenta bientôt d’elle-même.

Sencharib s’entretenant un jour avec son visir, lui dit : « Mon cher Hicar, modèle de tous les ministres, mon fidèle conseiller, dépositaire de mes secrets, soutien de mon empire, les hommes tels que toi devraient être immortels ; mais je vois avec peine que tu es dans un âge avancé ; ta vieillesse me fait craindre pour tes jours : et qui pourra te remplacer auprès de moi ? »

« Prince, répondit Hicar, ce sont les monarques tels que vous qui devraient être immortels. Quant à moi, vous pourrez aisément me remplacer. Je vous ai quelquefois parlé du fils de ma sœur, de Nadan ; je l’ai élevé dès l’enfance, je lui ai enseigné ce que l’expérience m’a appris. Je crois qu’il est, dès ce moment, en état de vous servir, et qu’il mente votre confiance. » « Je veux le voir, dit le roi ; et s’il est, comme je n’en puis douter, tel que tu le dépeins, je pourrai lui donner dès ce moment ta place. Tu conserveras les honneurs dont tu jouis à si juste titre ; j’y en ajouterai même de nouveaux, et tu pourras goûter le repos dont tu as besoin et que tu as si bien mérité. »

Hicar fit aussitôt venir son neveu. Son extérieur était aimable et séduisant. Le roi le considéra beaucoup, et se sentit prévenu favorablement pour lui. Il lui fît ensuite quelques questions, auxquelles il répondit avec beaucoup de justesse et de solidité. Le roi s’adressant ensuite à Hicar, lui dit : « Je regarde Nadan comme votre fils ; il mérite de porter ce nom : je veux reconnaître en lui vos services, et le rendre l’héritier de la confiance que j’avais en vous. Qu’il me serve comme vous m’avez servi, et comme vous avez servi, avant moi, mon père Serchadoum, et je vous jure que je n’aurai point de plus intime confident, de meilleur ami que lui. Hicar se prosterna aux pieds du roi, le remercia, lui répondit du zèle et de la fidélité de Nadan, lui demanda son indulgence pour les fautes qui pourraient lui échapper, et prit congé de sa Majesté.

Hicar, de retour chez lui, s’enferma avec Nadan, pour lui rappeler les leçons de sagesse qu’il lui avait données, et lui parla en ces termes :

« Honoré de la confiance du prince, vous entendrez bien des choses qu’il faudra soigneusement cacher, et renfermer en vous-même. Un mot révélé indiscrètement est un charbon ardent qui brûle la langue, enflamme tout le corps et le couvre d’opprobre et d’infamie.

« Il est également dangereux quelquefois de répandre une nouvelle, et de raconter ce dont on a été témoin.

« Lorsque vous aurez des ordres à donner, exprimez-vous toujours d’une manière claire et aisée à entendre. Quand on vous demandera quelque chose, ne vous hâtez pas de répondre.

« Ne vous attachez pas à la magnificence et à l’éclat extérieur : cet éclat se ternit, et n’a qu’un temps ; mais la bonne renommée se perpétue d’âge en âge.

 » Fermez l’oreille aux discours d’une femme imprudente, de peur qu’elle ne vous embarrasse dans ses filets, qu’elle ne vous couvre de honte, et ne soit cause de votre perte.

« Ne vous laissez pas séduire par ces femmes richement vêtues, qui exhalent l’odeur des parfums les plus exquis. Ne leur laissez prendre aucun empire sur votre cœur, et ne leur livrez pas ce qui vous appartient.

« Ne soyez pas comme l’amandier, qui pousse des feuilles avant tous les autres arbres, mais qui donne son fruit après eux.

« Soyez plutôt comme le mûrier, dont les feuilles poussent après celles des autres arbres, mais dont le fruit mûrit le premier.

« Soyez doux, modeste : n’affectez pas de marcher la tête haute, et d’élever la voix en parlant ; car si c’était un avantage d’avoir la voix forte, l’âne serait le plus parfait des animaux.

« Il vaut mieux partager un travail dur et pénible avec un homme sage, que de boire et de se divertir avec un libertin.

« Répandez votre vin sur le tombeau des gens de bien, plutôt que de le boire avec les méchants.

« Attachez-vous aux hommes sages, et tâchez de leur ressembler.

« Fuyez la société des insensés, de peur que vous ne marchiez dans leurs sentiers.

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