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Histoire du premier frère du barbier

 La cent soixante huitième nuit

SIRE, le barbier continuant l’histoire de son Frère aîné :
« Commandeur des croyants, poursuivit-il, en parlant toujours au calife Mostanser Billah, vous saurez que la meunière n’eut pas plutôt pénétré les sentiments de mon frère, qu’au lieu de s’en fâcher, elle résolut de s’en divertir. Elle le regarda d’un air riant ; mon frère la regarda de même, mais d’une manière si plaisante, que la meunière referma la fenêtre au plus vite, de peur de faire un éclat de rire qui fit connaitre à mon frère qu’elle le trouvait ridicule. L’innocent Bacbouc interpréta cette action à son avantage, et ne manqua pas de se flatter qu’on l’avait vu avec plaisir.
« La meunière prit donc la résolution de se réjouir de mon frère. Elle avait une pièce d’une assez belle étoffe dont il y avait déjà longtemps qu’elle voulait se faire un habit. Elle l’enveloppa dans un beau mouchoir de broderie de soie, et la lui envoya par une jeune esclave qu’elle avait. L’esclave, bien instruite, vint à la boutique du tailleur. « Ma maîtresse vous salue, lui dit-elle, et vous prie de lui faire un habit de la pièce d’étoffe que je vous apporte, sur le modèle de celui qu’elle vous envoie en même temps ; elle change souvent d’habit, et c’est une pratique dont vous serez très-content. » Mon frère ne douta plus que la meunière ne fût amoureuse de lui. Il crut qu’elle ne lui envoyait du travail, immédiatement après ce qui s’était passé entr’elle et lui, qu’afin de lui marquer qu’elle avait lu dans le fond de son cœur, et de l’assurer du progrès qu’il avait fait dans le sien. Prévenu de cette bonne opinion, il chargea l’esclave de dire à sa maîtresse qu’il allait tout quitter pour elle, et que l’habit serait prêt pour le lendemain matin. En effet, il y travailla avec tant de diligence, qu’il l’acheva le même jour.
« Le lendemain, la jeune esclave vint voir si l’habit était fait. Bacbouc le lui donna bien plié, en lui disant : « J’ai trop d’intérêt de contenter votre maîtresse, pour avoir négligé son habit ; je veux l’engager, par ma diligence, à ne se servir désormais que de moi. » La jeune esclave fit quelques pas pour s’en aller ; puis se retournant, elle dit tout bas à mon frère : « À propos, j’oubliais de m’acquitter d’une commission qu’on m’a donnée : ma maîtresse m’a chargée de vous faire ses compliments, et de vous demander comment vous avez passé la nuit ; pour elle, la pauvre femme, elle vous aime si fort, qu’elle n’en a pas dormi. » « Dites-lui, répondit avec transport mon benêt de frère, que j’ai pour elle une passion si violente, qu’il y a quatre nuits que je n’ai fermé l’œil. » Après ce compliment de la part de la meunière, il crut devoir se flatter qu’elle ne le laisserait pas languir dans l’attente de ses faveurs.
« Il n’y avait pas un quart d’heure que l’esclave avait quitté mon frère, lorsqu’il la vit revenir avec une pièce de satin. « Ma maîtresse, lui dit-elle, est très-satisfaite de son habit, il lui va le mieux du monde ; mais comme il est très-beau, et qu’elle ne le veut porter qu’avec un caleçon neuf, elle vous prie de lui en faire un au plutôt de cette pièce de satin. » « Cela suffit, répondit Bacbouc, il sera fait aujourd’hui avant que je sorte de ma boutique ; vous n’avez qu’à le venir prendre sur la fin du jour. « La meunière se montra souvent à sa fenêtre, et prodigua ses charmes à mon frère pour lui donner du courage. Il faisait beau le voir travailler. Le caleçon fut bientôt fait. L’esclave le vint prendre ; mais elle n’apporta au tailleur ni l’argent qu’il avait déboursé pour les accompagnements de l’habit et du caleçon, ni de quoi lui payer la façon de l’un et de l’autre. Cependant ce malheureux amant qu’on amusait, et qui ne s’en apercevait pas, n’avait rien mangé de tout ce jour-là, et fut obligé d’emprunter quelques pièces de monnaie pour acheter de quoi souper. Le jour suivant, dès qu’il fut arrivé à sa boutique, la jeune esclave vint lui dire que le meunier souhaitait de lui parler. « Ma maîtresse, ajouta-t-elle, lui a dit tant de bien de vous en lui montrant votre ouvrage, qu’il veut aussi que vous travailliez pour lui. Elle l’a fait exprès, afin que la liaison qu’elle veut former entre lui et vous, serve à faire réussir ce que vous désirez également l’un et l’autre. Mon frère se laissa persuader, et alla au moulin avec l’esclave. Le meunier le reçut fort bien, et lui présentant une pièce de toile : « J’ai besoin de chemises, lui dit-il, voilà de la toile, je voudrais bien que vous m’en fissiez vingt ; s’il y a du reste, vous me le rendrez… »
Scheherazade, frappée tout-à-coup par la clarté du jour qui commençait à éclairer l’appartement de Schahriar, se tut en achevant ces dernières paroles. La nuit suivante, elle poursuivit ainsi l’histoire de Bacbouc :

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