La cent soixante quinzième nuit
SIRE, le barbier poursuivit ainsi l’histoire d’Alcouz :
« Je n’étais pas à Bagdad, dit-il, lorsqu’une aventure si tragique arriva à mon quatrième frère. Il se retira dans un lieu écarté, où il demeura caché jusqu’à ce qu’il fût guéri des coups de bâton dont il avait le dos meurtri ; car c’était sur le dos qu’on l’avait frappé. Lorsqu’il fut en état de marcher, il se rendit la nuit par des chemins détournés, à une ville où il n’était connu de personne, et il y prit un logement d’où il ne sortait presque pas. À la fin, ennuyé de vivre toujours enfermé, il alla se promener dans un faubourg, où il entendit tout-à-coup un grand bruit de cavaliers qui venaient derrière lui. Il était alors par hasard près de la porte d’une grande maison ; et comme après ce qui lui était arrivé, il appréhendait tout, il craignit que ces cavaliers ne le suivissent pour l’arrêter ; c’est pourquoi il ouvrit la porte pour se cacher ; et après l’avoir refermée, il entra dans une grande cour, où il n’eut pas plutôt paru, que deux domestiques vinrent à lui, et le prenant au collet : « Dieu soit loué, lui dirent-ils, de ce que vous venez vous-même vous livrer à nous ! Vous nous avez donné tant de peine ces trois dernières nuits, que nous n’en avons pas dormi ; et vous n’avez épargné notre vie, que parce que nous avons su nous garantir de votre mauvais dessein. »
« Vous pouvez bien penser que mon frère fut fort surpris de ce compliment. « Bonnes gens, leur dit-il, je ne sais ce que vous me voulez, et vous me prenez sans doute pour un autre. » « Non, non, répliquèrent-ils, nous n’ignorons pas que vous et vos camarades vous êtes de francs voleurs. Vous ne vous contentez pas d’avoir dérobé à notre maître tout ce qu’il avait, et de l’avoir réduit à la mendicité, vous en voulez encore à sa vie. Voyons un peu si vous n’avez pas le couteau que vous aviez à la main lorsque vous nous poursuiviez hier pendant la nuit. « En disant cela, ils le fouillèrent, et trouvèrent qu’il avait un couteau sur lui. « Oh, oh, s’écrièrent-ils en le prenant, oserez-vous dire encore que vous n’êtes pas un voleur ? » « Hé quoi, leur répondit mon frère, est-ce qu’on ne peut pas porter un couteau sans être voleur ? Écoutez mon histoire, ajouta-t-il ; au lieu d’avoir une mauvaise opinion de moi, vous serez touchés de mes malheurs. » Bien éloignés de l’écouter, ils se jetèrent sur lui, le foulèrent aux pieds, lui arrachèrent son habit et lui déchirèrent sa chemise. Alors voyant les cicatrices qu’il avoit au dos : « Ah, chien, dirent-ils en redoublant leurs coups, tu veux nous faire accroire que tu es honnête homme ! Et ton dos nous fait voir le contraire. » « Hélas, s’écria mon frère, il faut que mes péchés soient bien grands, puisqu’après avoir été déjà maltraité si injustement, je le suis une seconde fois sans être plus coupable ! »
« Les deux domestiques ne furent nullement attendris de ses plaintes ; ils le menèrent au juge de police, qui lui dit : « Par quelle hardiesse es-tu entré chez eux pour les poursuivre le couteau à la main ? « « Seigneur, répondit le pauvre Alcouz, je suis l’homme du monde le plus innocent, et je suis perdu si vous ne me faites la grâce de m’écouter patiemment : personne n’est plus digne de compassion que moi. » « Seigneur, interrompit alors un des domestiques, voulez-vous écouter un voleur qui entre dans les maisons pour piller et assassiner les gens ? Si vous refusez de nous croire, vous n’avez qu’à regarder son dos. » En parlant ainsi, il découvrit le dos de mon frère et le fit voir au juge, qui, sans autre information, commanda sur-le-champ qu’on lui donnât cent coups de nerfs de bœuf sur les épaules, et ensuite le fit promener par la ville sur un chameau, et crier devant lui : « Voilà de quelle manière on châtie ceux qui entrent par force dans les maisons. »
« Cette promenade achevée, on le mit hors de la ville, avec défense d’y rentrer jamais. Quelques personnes qui le rencontrèrent après cette seconde disgrace, m’avertirent du lieu où il était. J’allai l’y trouver, et le ramenai à Bagdad secrètement, où je l’assistai de tout mon petit pouvoir. »
» Le calife Mostanser Billah, poursuivit le barbier, ne rit pas tant de cette histoire que des autres. Il eut la bonté de plaindre le malheureux Alcouz. Il voulut encore me faire donner quelque chose et me renvoyer ; mais sans donner le temps d’exécuter son ordre, je repris la parole, et lui dis : « Mon souverain Seigneur et maître, vous voyez bien que je parle peu ; et puisque votre Majesté m’a fait la grâce de m’écouter jusqu’ici, qu’elle ait la bonté de vouloir encore entendre les aventures de mes deux autres frères ; j’espère qu’elles ne vous divertiront pas moins que les précédentes. Vous en pourrez faire faire une histoire complète qui ne sera pas indigne de votre bibliothèque. J’aurai donc l’honneur de vous dire que mon cinquième frère se nommait Alnaschar…
« Mais je m’aperçois qu’il est jour, dit en cet endroit Scheherazade. » Elle garda le silence, et reprit ainsi son discours la nuit suivante :