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Histoire du sixième frère du barbier

 La cent quatre-vingt quatrième nuit

SIRE, le sultan de Casgar eut la complaisance de satisfaire la curiosité du barbier. Il commanda qu’on lui racontât l’histoire du petit bossu, puisqu’il paraissait le souhaiter avec ardeur. Lorsque le barbier l’eut entendue, il branla la tête, comme s’il eût voulu dire qu’il y avait là-dessous quelque chose de caché qu’il ne comprenait pas. « Véritablement, s’écria-t-il, cette histoire est surprenante ; mais je suis bien aise d’examiner de près ce bossu. » Il s’en approcha, s’assit par terre, prit la tête sur ses genoux ; et après l’avoir attentivement regardée, il fit tout-à-coup un si grand éclat de rire et avec si peu de retenue, qu’il se laissa aller sur le dos à la renverse, sans considérer qu’il était devant le sultan de Casgar. Puis se relevant sans cesser de rire : « On le dit bien, et avec raison, s’écria-t-il encore, qu’on ne meurt pas sans cause. Si jamais histoire a mérité d’être écrite en lettres d’or, c’est celle de ce bossu. »
« À ces paroles, tout le monde regarda le barbier comme un bouffon, ou comme un vieillard qui avait l’esprit égaré. « Homme silencieux, lui dit le sultan, parlez-moi : qu’avez-vous donc à rire si fort ? » « Sire, répondit le barbier, je jure par l’humeur bienfaisante de votre Majesté, que ce bossu n’est pas mort ; il est encore en vie ; et je veux passer pour un extravagant, si je ne vous le fais voir à l’heure même. » En achevant ces mots, il prit une boîte où il y avait plusieurs remèdes, qu’il portait sur lui pour s’en servir dans l’occasion, et il en tira une petite fiole balsamique dont il frotta longtemps le cou du bossu. Ensuite il prit dans son étui un ferrement fort propre qu’il lui mit entre les dents ; et après lui avoir ouvert la bouche, il lui enfonça dans le gosier de petites pincettes, avec quoi il tira le morceau de poisson et l’arrête qu’il fît voir à tout le monde. Aussitôt le bossu éternua, étendit les bras et les pieds, ouvrit les yeux, et donna plusieurs autres signes de vie.
« Le sultan de Casgar et tous ceux qui furent témoins d’une si belle opération, furent moins surpris de voir revivre le bossu, après avoir passé une nuit entière et la plus grande partie du jour sans donner aucun signe de vie, que du mérite et de la capacité du barbier, qu’on commença, malgré ses défauts, à regarder comme un grand personnage. Le sultan, ravi de joie et d’admiration, ordonna que l’histoire du bossu fût mise par écrit avec celle du barbier, afin que la mémoire, qui méritait si bien d’être conservée, ne s’en éteigne jamais. Il n’en demeura pas là : pour que le tailleur, le médecin juif, le pourvoyeur et le marchand chrétien, ne se ressouvinssent qu’avec plaisir de l’aventure que l’accident du bossu leur avait causée, il ne les renvoya chez eux qu’après leur avoir donné à chacun une robe forte riche dont il les fit revêtir en sa présence. À l’égard du barbier, il l’honora d’une grosse pension, et le retint auprès de sa personne. « 
La sultane Scheherazade finit ainsi cette longue suite d’aventures auxquelles la prétendue morte du bossu avait donné occasion. Comme le jour paraissait déjà, elle se tut ; et sa chère sœur Dinarzade voyant qu’elle ne parlait plus, lui dit : « Ma princesse, ma sultane, je suis d’autant plus charmée de l’histoire que vous venez d’achever, qu’elle finit par un incident à quoi je ne m’attendais pas. J’avois cru le bossu mort absolument. » « Cette surprise m’a fait plaisir, dit Schahriar, aussi bien que les aventures des frères du barbier. » « L’histoire du jeune boiteux de Bagdad m’a encore fort divertie, reprit Dinarzade. » « J’en suis bien aise, ma chère sœur, dit la sultane ; et puisque j’ai eu le bonheur de ne pas ennuyer le sultan, notre seigneur et maître, si sa Majesté me faisait encore la grâce de me conserver la vie, j’aurais l’honneur de lui raconter demain l’histoire des amours d’Aboulhassan Ali Ebn Becar et de Schemselnihar, favorite du calife Haroun Alraschild, qui n’est pas moins digne de son attention et de la vôtre que l’histoire du bossu. » Le sultan des Indes, qui était assez content des choses dont Scheherazade l’avait entretenu jusqu’alors, se laissa aller au plaisir d’entendre encore l’histoire qu’elle lui promettait.
Il se leva pour faire sa prière et tenir son conseil, sans toutefois rien témoigner de sa bonne volonté à la sultane.

Le conte suivant : Histoire d’Aboulhassan Ali Ebn Becar et de Schemselnihar, favorite du calife Haroun Alraschild