Accueil du site > Les mille et une nuits > Tome IV > Histoire de Ganem, fils d’Abou Aïbou, l’esclave d’amour

Le conte précédent : Histoire de Beder, prince de Perse, et de Giauhare, princesse du royaume de Samandal


Histoire de Ganem, fils d’Abou Aïbou, l’esclave d’amour

SIRE, dit Scheherazade au sultan des Indes, il y avait autrefois à Damas un marchand, qui, par son industrie et par son travail, avait amassé de grands biens dont il vivait fort honorablement. Abou Aïbou, c’était son nom, avait un fils et une fille. Le fils fut d’abord appelé Ganem, et depuis surnommé l’Esclave d’Amour. Il était très-bien fait ; et son esprit qui était naturellement excellent, avait été cultivé par de bons maîtres que son père avait pris soin de lui donner. Et la fille fut nommée Force de cœurs [1], parce qu’elle était pourvue d’une beauté si parfaite, que tous ceux qui la voyaient, ne pouvaient s’empêcher de l’aimer.
Abou Aïbou mourut. Il laissa des richesses immenses. Cent charges de brocards et d’autres étoffes de soie qui se trouvèrent dans son magasin, n’en faisaient que la moindre partie. Les charges étaient toutes faites, et sur chaque balle, on lisait en gros caractères : POUR BAGDAD.
En ce temps-là Mohammed, fils de Soliman, surnommé Zinebi, régnait dans la ville de Damas, capitale de Syrie. Son parent Haroun Alraschild qui faisait sa résidence à Bagdad, lui avait donné ce royaume à titre de tributaire.
Peu de temps après la mort d’Abou Aïbou, Ganem s’entretuait avec sa mère des affaires de leur maison ; et à propos des charges de marchandises qui étaient dans le magasin, il demanda ce que voulait dire l’écriture qu’on lisait sur chaque balle, « Mon fils, lui répondit sa mère, votre père voyageait tantôt dans une province et tantôt dans une autre ; et il avait coutume, avant son départ, d’écrire sur chaque balle le nom de la ville où il se proposait d’aller. Il avait mis toutes choses en état pour faire le voyage de Bagdad, et il était prêt à partir quand la mort… » Elle n’eut pas la force d’achever, un souvenir trop vif de la perte de son mari ne lui permit pas d’en dire davantage, et lui fit verser un torrent de larmes.
Ganem ne put voir sa mère attendrie, sans être attendri lui-même. Ils demeurèrent quelques moments sans parler ; mais il se remit enfin ; et lorsqu’il vit sa mère en état de l’écouter, il prit la parole : « Puisque mon père, dit-il, a destiné ces marchandises pour Bagdad, et qu’il n’est plus en état d’exécuter son dessein, je vais donc me disposer à faire ce voyage. Je crois même qu’il est à propos que je presse mon départ, de peur que ces marchandises ne dépérissent, ou que nous ne perdions l’occasion de les vendre avantageusement. »
La veuve d’Abou Aïbou qui aimait tendrement son fils, fut fort alarmée de cette résolution. « Mon fils, lui répondit-elle, je ne puis que vous louer de vouloir imiter votre père ; mais songez que vous êtes trop jeune, sans expérience et nullement accoutumé aux fatigues des voyages. D’ailleurs voulez-vous m’abandonner et ajouter une nouvelle douleur à celle dont je suis accablée ? Ne vaut-il pas mieux vendre ces marchandises aux marchands de Damas, et nous contenter d’un profit raisonnable, que de vous exposer à périr ? »
Elle a voit beau combattre le dessein de Ganem par de bonnes raisons, il ne les pouvait goûter. L’envie de voyager et de perfectionner son esprit par une entière connoissance des choses du monde, le sollicitait à partir, et l’emporta sur les remontrances, les prières, et sur les pleurs même de sa mère. Il alla au marché des esclaves. Il en acheta de robustes, loua cent chameaux ; et s’étant enfin pourvu de toutes les choses nécessaires, il se mit en chemin avec cinq ou six marchands de Damas, qui allaient Abou Aïbou mourut. Il laissa des richesses immenses. Cent charges de brocards et d’autres étoffes de soie qui se trouvèrent dans son magasin, n’en faisaient que la moindre partie. Les charges étaient toutes faites, et sur chaque balle, on lisait en gros caractères : POUR BAGDAD.
En ce temps-là Mohammed, fils de Soliman, surnommé Zinebi, régnait dans la ville de Damas, capitale de Syrie. Son parent Haroun Alraschild qui faisait sa résidence à Bagdad, lui avait donné ce royaume à titre de tributaire.
Peu de temps après la mort d’Abou Aïbou, Ganem s’entretuait avec sa mère des affaires de leur maison ; et à propos des charges de marchandises qui étaient dans le magasin, il demanda ce que voulait dire l’écriture qu’on lisait sur chaque balle, « Mon fils, lui répondit sa mère, votre père voyageait tantôt dans une province et tantôt dans une autre ; et il avait coutume, avant son départ, d’écrire sur chaque balle le nom de la ville où il se proposait d’aller. Il avait mis toutes choses en état pour faire le voyage de Bagdad, et il était prêt à partir quand la mort… » Elle n’eut pas la force d’achever, un souvenir trop vif de la perte de son mari ne lui permit pas d’en dire davantage, et lui fit verser un torrent de larmes.
Ganem ne put voir sa mère attendrie, sans être attendri lui-même. Ils demeurèrent quelques moments sans parler ; mais il se remit enfin ; et lorsqu’il vit sa mère en état de l’écouter, il prit la parole : « Puisque mon père, dit-il, a destiné ces marchandises pour Bagdad, et qu’il n’est plus en état d’exécuter son dessein, je vais donc me disposer à faire ce voyage. Je crois même qu’il est à propos que je presse mon départ, de peur que ces marchandises ne dépérissent, ou que nous ne perdions l’occasion de les vendre avantageusement. »
La veuve d’Abou Aïbou qui aimait tendrement son fils, fut fort alarmée de cette résolution. « Mon fils, lui répondit-elle, je ne puis que vous louer de vouloir imiter votre père ; mais songez que vous êtes trop jeune, sans expérience et nullement accoutumé aux fatigues des voyages. D’ailleurs voulez-vous m’abandonner et ajouter une nouvelle douleur à celle dont je suis accablée ? Ne vaut-il pas mieux vendre ces marchandises aux marchands de Damas, et nous contenter d’un profit raisonnable, que de vous exposer à périr ? »
Elle a voit beau combattre le dessein de Ganem par de bonnes raisons, il ne les pouvait goûter. L’envie de voyager et de perfectionner son esprit par une entière connaissance des choses du monde, le sollicitait à partir, et l’emporta sur les remontrances, les prières, et sur les pleurs même de sa mère. Il alla au marché des esclaves. Il en acheta de robustes, loua cent chameaux ; et s’étant enfin pourvu de toutes les choses nécessaires, il se mit en chemin avec cinq ou six marchands de Damas, qui allaient négocier à Bagdad.
Ces marchands suivis de tous leurs esclaves, et accompagnés de plusieurs autres voyageurs, composaient une caravane si considérable, qu’ils n’eurent rien à craindre de la part des Bédouins, c’est-à-dire des Arabes, qui n’ont d’autre profession que de battre la campagne, d’attaquer et piller les caravanes, quand elles ne sont pas assez fortes pour repousser leurs insultes. Ils n’eurent donc à essuyer que les fatigues ordinaires d’une longue route ; ce qu’ils oublièrent facilement à la vue de Bagdad, où ils arrivèrent heureusement.
négocier à Bagdad.
Ces marchands suivis de tous leurs esclaves, et accompagnés de plusieurs autres voyageurs, compostent une caravane si considérable, qu’ils n’eurent rien à craindre de la part des Bédouins, c’est-à-dire des Arabes, qui n’ont d’autre profession que de battre la campagne, d’attaquer et piller les caravanes, quand elles ne sont pas assez fortes pour repousser leurs insultes. Ils n’eurent donc à essuyer que les fatigues ordinaires d’une longue route ; ce qu’ils oublièrent facilement à la vue de Bagdad, où ils arrivèrent heureusement.
Ils allèrent mettre pied à terre dans le khan le plus magnifique et le plus fréquenté de la ville ; mais Ganem qui voulait être logé commodément et en particulier, n’y prit pas d’appartement ; il se contenta d’y laisser ses marchandises dans un magasin, afin qu’elles y fussent en sûreté. Il loua dans le voisinage une très-belle maison, richement meublée, où il y avait un jardin fort agréable par la quantité de jets d’eau et de bosquets qu’on y voyait.

Quelques jours après que ce jeune marchand se fut établi dans cette maison, et qu’il se fut entièrement remis de la fatigue du voyage, il s’habilla fort proprement, et se rendit au lieu public où s’assemblaient les marchands pour vendre ou acheter des marchandises. Il était suivi d’un esclave qui portait un paquet de plusieurs pièces d’étoffes et de toiles fines.

Les marchands reçurent Ganem avec beaucoup d’honnêteté ; et leur chef ou syndic à qui d’abord il s’adressa, prit et acheta tout le paquet au prix marqué par l’étiquette qui était attachée à chaque pièce d’étoffe. Ganem continua ce négoce avec tant de bonheur, qu’il vendait toutes les marchandises qu’il faisait porter chaque jour.

Il ne lui restait plus qu’une balle, qu’il a voit fait tirer du magasin et apporter chez lui, lorsqu’un jour il alla au lieu public. Il en trouva toutes les boutiques fermées. La chose lui parut extraordinaire ; il en demanda la cause, et on lui dit qu’un des premiers marchands qui ne lui était pas inconnu était mort, et que tous ses confrères, suivant la coutume, étaient allés à son enterrement.

Ganem s’informa de la mosquée où se devait faire la prière, ou d’où le corps devait être porté au lieu de sa sépulture ; et quand on le lui eut enseigné, il renvoya son esclave avec son paquet de marchandises, et prit le chemin de la mosquée. Il y arriva que la prière n’était pas encore achevée, et on la faisait dans une salle toute tendue de satin noir. On enleva le corps, que la parenté, accompagnée des marchands et de Ganem, suivit jusqu’au lieu de sa sépulture, qui était hors de la ville et fort éloigné. C’était un édifice de pierre en forme de dôme, destiné à recevoir les corps de toute la famille du défunt ; et comme il était fort petit, on avait dressé des tentes à l’entour, afin que tout le monde fût à couvert pendant la cérémonie. On ouvrit le tombeau, et l’on posa le corps, puis on le referma. Ensuite l’iman et les autres ministres de la mosquée s’assirent en rond sur des tapis sous la principale tente, et récitèrent le reste des prières. Ils firent aussi la lecture des chapitres de l’Alcoran prescrits pour l’enterrement des morts. Les parents et les marchands, à l’exemple de ces ministres, s’assirent en rond derrière eux.

Il était presque nuit, lorsque tout fut achevé. Ganem qui ne s’était pas attendu à une si longue cérémonie, commençait à s’inquiéter ; et son inquiétude augmenta, quand il vit qu’on servait un repas en mémoire du défunt, selon l’usage de Bagdad. On lui dit même que les tentes n’avoient pas été tendues seulement contre les ardeurs du soleil, mais aussi contre le serein, parce que l’on ne s’en retournerait à la ville que le lendemain. Ce discours alarma Ganem. « Je suis étranger, dit-il en lui-même, et je passe pour un riche marchand ; des voleurs peuvent profiter de mon absence et aller piller ma maison. Mes esclaves mêmes peuvent être tentés d’une si belle occasion ; ils n’ont qu’à prendre la fuite avec tout l’or que j’ai reçu de mes marchandises, où les irai-je chercher ? » Vivement occupé de ces pensées, il mangea quelques morceaux à la hâte, et se déroba finement à la compagnie.

Il précipita ses pas pour faire plus de diligence ; mais comme il arrive assez souvent que plus on est pressé, moins on avance, il prit un chemin pour un autre et s’égara dans l’obscurité, de manière qu’il était près de minuit quand il arriva à la porte de la ville. Pour surcroît de malheur, il la trouva fermée. Ce contre-temps lui causa une peine nouvelle, et il fut obligé de prendre le parti de chercher un endroit pour passer le reste de la nuit, et attendre qu’on ouvrît la porte. Il entra dans un cimetière si vaste, qu’il s’étendait depuis la ville jusqu’au lieu d’où il venait ; il s’avança jusqu’à des murailles assez hautes, qui entouraient un petit champ qui faisait le cimetière particulier d’une famille, et où était un palmier. Il y avait encore une infinité d’autres cimetières particuliers, dont on n’était pas exact à fermer les portes. Ainsi Ganem trouvant ouvert celui où il y avait un palmier, y entra et ferma la porte après lui ; il se coucha sur l’herbe, et fit tout ce qu’il put pour s’endormir ; mais l’inquiétude où il était de se voir hors de chez lui, l’en empêcha. Il se leva ; et après avoir en se promenant passé et repassé plusieurs fois devant la porte, il l’ouvrit sans savoir pourquoi ; aussitôt il aperçut de loin une lumière qui semblait venir à lui. À cette vue, la frayeur le saisit, il poussa la porte qui ne se fermait qu’avec un loquet, et monta promptement au haut du palmier, qui, dans la crainte dont il était agité, lui parut le plus sûr asile qu’il pût rencontrer.

Il n’y fut pas plutôt, qu’à la faveur de la lumière qui l’avait effrayé, il distingua et vit entrer dans le cimetière où il était, trois hommes qu’il reconnut pour des esclaves à leur habillement. L’un marchait devant avec une lanterne, et les deux autres le suivaient chargés d’un coffre long de cinq à six pieds qu’ils portaient sur leurs épaules ; ils le mirent à terre, et alors un des trois esclaves dit à ses camarades : « Frères, si vous m’en croyez, nous laisserons là ce coffre, et nous reprendrons le chemin de la ville. » « Non, non, répondit un autre, ce n’est pas ainsi qu’il faut exécuter les ordres que notre maîtresse nous donne. Nous pourrions nous repentir de les avoir négligés : enterrons ce coffre, puisqu’on nous l’a commandé. » Les deux autres esclaves se rendirent à ce sentiment : ils commencèrent à remuer la terre avec des instruments qu’ils avoient apportés pour cela ; et quand ils eurent fait une profonde fosse, ils mirent le coffre dedans, et le couvrirent de la terre qu’ils avoient ôtée. Ils sortirent du cimetière après cela et s’en retournèrent chez eux.

Ganem qui du haut du palmier avait entendu les paroles que les esclaves avoient prononcées, ne savait que penser de cette aventure ! Il jugea qu’il fallait que ce coffre renfermât quelque chose de précieux, et que la personne à qui il appartenait, avait ses raisons pour le faire cacher dans ce cimetière. Il résolut de s’en éclaircir sur-le-champ. Il descendit du palmier. Le départ des esclaves lui avait ôté sa frayeur. Il se mit à travailler à la fosse, et il y employa si bien les pieds et les mains, qu’en peu de temps il vit le coffre à découvert ; mais il le trouva fermé d’un gros cadenas. Il fut très-mortifié de ce nouvel obstacle qui l’empêchait de satisfaire sa curiosité. Cependant il ne perdit point courage ; et le jour venant à paraître sur ces entrefaites, lui fit découvrir dans le cimetière plusieurs gros cailloux. Il en choisit un avec quoi il n’eut pas beaucoup de peine à forcer le cadenas. Alors plein d’impatience il ouvrit le coffre. Au lieu d’y trouver de l’argent, comme il se l’était imaginé, Ganem fut dans une surprise que l’on ne peut exprimer d’y voir une jeune dame d’une beauté sans pareille. À son teint frais et vermeil, et plus encore à une respiration douce et réglée, il reconnut qu’elle était pleine de vie ; mais il ne pouvait comprendre pourquoi, si elle n’était qu’endormie, elle ne s’était pas réveillée au bruit qu’il avait fait en forçant le cadenas. Elle avait un habillement si magnifique, des bracelets et des pendants d’oreille de diamants, avec un collier de perles fines si grosses, qu’il ne douta pas un moment que ce ne fût une dame des premières de la cour. À la vue d’un si bel objet, non-seulement la pitié et l’inclination naturelle à secourir les personnes qui sont en danger, mais même quelque chose de plus fort, que Ganem alors ne pouvait pas bien démêler, le portèrent à donner à cette jeune beauté tout le secours qui dépendait de lui.

Pour engager la dame à prendre toute confiance en lui, il lui dit premièrement qui il étoit, et par quel hasard il se trouvoit dans ce cimetière. Il lui raconta ensuite l’arrivée des trois esclaves, et de quelle manière ils avoient enterré le coffre. La dame qui s’étoit couvert le visage de son voile dès que Ganem s’étoit présenté, fut vivement touchée de l’obligation qu’elle lui avoit. « Je rends grâces à Dieu, lui dit-elle, de m’avoir envoyé un honnête homme comme vous pour me délivrer de la mort. Mais puisque vous avez commencé une œuvre si charitable, je vous conjure de ne la pas laisser imparfaite. Allez de grâce dans la ville chercher un muletier, qui vienne avec un mulet me prendre et me transporter chez vous dans ce même coffre ; car si j’allais avec vous à pied, mon habillement étant différent de celui des dames de la ville, quelqu’un y pourrait faire attention et me suivre ; ce qu’il m’est de la dernière importance de prévenir. Quand je serai dans votre maison, vous apprendrez qui je suis par le récit que je vous ferai de mon histoire ; et cependant soyez persuadé que vous n’avez pas obligé une ingrate. »

Avant que de quitter la dame, le jeune marchand tira le coffre hors de la fosse ; il la combla de terre, remit la dame dans le coffre et l’y renferma de telle sorte, qu’il ne paraissait pas que le cadenas eût été forcé. Mais de peur qu’elle n’étouffât, il ne referma pas exactement le coffre, et y laissa entrer l’air. En sortant du cimetière, il tira la porte après lui ; et comme celle de la ville était ouverte, il eut bientôt trouvé ce qu’il cherchait. Il revint au cimetière, où il aida le muletier à charger le coffre en travers sur le mulet ; et pour lui ôter tout soupçon, il lui dit qu’il était arrivé la nuit avec un autre muletier, qui, pressé de s’en retourner, avait déchargé le coffre dans le cimetière.

Ganem, qui depuis son arrivée à Bagdad, ne s’était occupé que de son négoce, n’avait pas encore éprouvé la puissance de l’amour. Il en sentit alors les premiers traits. Il n’avait pu voir la jeune dame sans en être ébloui ; et l’inquiétude dont il se sentit agité en suivant de loin le muletier, et la crainte qu’il n’arrivât en chemin quelqu’accident qui lui fit perdre sa conquête, lui apprirent à démêler ses sentiments. Sa joie fut extrême, lorsqu’étant arrivé heureusement chez lui, il vit décharger le coffre. Il renvoya le muletier ; et ayant fait fermer par un de ses esclaves la porte de sa maison, il ouvrit le coffre, aida la dame à en sortir, lui présenta la main, et la conduisit à son appartement, en la plaignant de ce qu’elle devait avoir souffert dans une si étroite prison. « Si j’ai souffert, dit-elle, j’en suis bien dédommagée par ce que vous avez fait pour moi, et par le plaisir que je sens à me voir en sûreté. »

L’appartement de Ganem, tout richement meublé qu’il était, attira moins les regards de la dame, que la taille et la bonne mine de son libérateur, dont la politesse et les manières engageantes lui inspirèrent une vive reconnaissance. Elle s’assit sur un sofa ; et pour commencer à faire connaître au marchand combien elle était sensible au service qu’elle en avait reçu, elle ôta son voile. Ganem, de son côté, sentit toute la grâce qu’une dame si aimable lui faisait de se montrer à lui le visage découvert, ou plutôt il sentit qu’il avait déjà pour elle une passion violente. Quelqu’obligation qu’elle lui eût, il se crut trop récompensé par une faveur si précieuse.

La dame pénétra les sentimens de Ganem, et n’en fut pas alarmée, parce qu’il paraissoit fort respectueux. Comme il jugea qu’elle avait besoin de manger, et ne voulant pas charger personne que lui-même du soin de régaler une hôtesse si charmante, il sortit suivi d’un esclave, et alla chez un traiteur ordonner un repas. De chez le traiteur il passa chez un fruitier, où il choisit les plus beaux et les meilleurs fruits. Il fit aussi provision d’excellent vin, et du même pain qu’on mangeait au palais du calife.Ils allèrent mettre pied à terre dans le khan le plus magnifique et le plus fréquenté de la ville ; mais Ganem qui voulait être logé commodément et en particulier, n’y prit pas d’appartement ; il se contenta d’y laisser ses marchandises dans un magasin, afin qu’elles y fussent en sûreté. Il loua dans le voisinage une très-belle maison, richement meublée, où il y avait un jardin fort agréable par la quantité de jets d’eau et de bosquets qu’on y voyait.

Quelques jours après que ce jeune marchand se fut établi dans cette maison, et qu’il se fut entièrement remis de la fatigue du voyage, il s’habilla fort proprement, et se rendit au lieu public où s’assemblaient les marchands pour vendre ou acheter des marchandises. Il était suivi d’un esclave qui portoit un paquet de plusieurs pièces d’étoffes et de toiles fines.

Les marchands reçurent Ganem avec beaucoup d’honnêteté ; et leur chef ou syndic à qui d’abord il s’adressa, prit et acheta tout le paquet au prix marqué par l’étiquette qui était attachée à chaque pièce d’étoffe. Ganem continua ce négoce avec tant de bonheur, qu’il vendoit toutes les marchandises qu’il faisait porter chaque jour.

Il ne lui restait plus qu’une balle, qu’il a voit fait tirer du magasin et apporter chez lui, lorsqu’un jour il alla au lieu public. Il en trouva toutes les boutiques fermées. La chose lui parut extraordinaire ; il en demanda la cause, et on lui dit qu’un des premiers marchands qui ne lui était pas inconnu était mort, et que tous ses confrères, suivant la coutume, étaient allés à son enterrement.

Ganem s’informa de la mosquée où se devait faire la prière, ou d’où le corps devait être porté au lieu de sa sépulture ; et quand on le lui eut enseigné, il renvoya son esclave avec son paquet de marchandises, et prit le chemin de la mosquée. Il y arriva que la prière n’était pas encore achevée, et on la faisait dans une salle toute tendue de satin noir. On enleva le corps, que la parenté, accompagnée des marchands et de Ganem, suivit jusqu’au lieu de sa sépulture, qui était hors de la ville et fort éloigné. C’était un édifice de pierre en forme de dôme, destiné à recevoir les corps de toute la famille du défunt ; et comme il était fort petit, on avait dressé des tentes à l’entour, afin que tout le monde fût à couvert pendant la cérémonie. On ouvrit le tombeau, et l’on posa le corps, puis on le referma. Ensuite l’iman et les autres ministres de la mosquée s’assirent en rond sur des tapis sous la principale tente, et récitèrent le reste des prières. Ils firent aussi la lecture des chapitres de l’Alcoran prescrits pour l’enterrement des morts. Les parents et les marchands, à l’exemple de ces ministres, s’assirent en rond derrière eux.

Il était presque nuit, lorsque tout fut achevé. Ganem qui ne s’était pas attendu à une si longue cérémonie, commençait à s’inquiéter ; et son inquiétude augmenta, quand il vit qu’on servait un repas en mémoire du défunt, selon l’usage de Bagdad. On lui dit même que les tentes n’avoient pas été tendues seulement contre les ardeurs du soleil, mais aussi contre le serein, parce que l’on ne s’en retournerait à la ville que le lendemain. Ce discours alarma Ganem. « Je suis étranger, dit-il en lui-même, et je passe pour un riche marchand ; des voleurs peuvent profiter de mon absence et aller piller ma maison. Mes esclaves mêmes peuvent être tentés d’une si belle occasion ; ils n’ont qu’à prendre la fuite avec tout l’or que j’ai reçu de mes marchandises, où les irai-je chercher ? » Vivement occupé de ces pensées, il mangea quelques morceaux à la hâte, et se déroba finement à la compagnie.

Il précipita ses pas pour faire plus de diligence ; mais comme il arrive assez souvent que plus on est pressé, moins on avance, il prit un chemin pour un autre et s’égara dans l’obscurité, de manière qu’il était près de minuit quand il arriva à la porte de la ville. Pour surcroît de malheur, il la trouva fermée. Ce contre-temps lui causa une peine nouvelle, et il fut obligé de prendre le parti de chercher un endroit pour passer le reste de la nuit, et attendre qu’on ouvrît la porte. Il entra dans un cimetière si vaste, qu’il s’étendait depuis la ville jusqu’au lieu d’où il venait ; il s’avança jusqu’à des murailles assez hautes, qui entouraient un petit champ qui faisait le cimetière particulier d’une famille, et où était un palmier. Il y avait encore une infinité d’autres cimetières particuliers, dont on n’était pas exact à fermer les portes. Ainsi Ganem trouvant ouvert celui où il y avait un palmier, y entra et ferma la porte après lui ; il se coucha sur l’herbe, et fit tout ce qu’il put pour s’endormir ; mais l’inquiétude où il était de se voir hors de chez lui, l’en empêcha. Il se leva ; et après avoir en se promenant passé et repassé plusieurs fois devant la porte, il l’ouvrit sans savoir pourquoi ; aussitôt il aperçut de loin une lumière qui semblait venir à lui. À cette vue, la frayeur le saisit, il poussa la porte qui ne se fermait qu’avec un loquet, et monta promptement au haut du palmier, qui, dans la crainte dont il était agité, lui parut le plus sûr asile qu’il pût rencontrer.

Il n’y fut pas plutôt, qu’à la faveur de la lumière qui l’avait effrayé, il distingua et vit entrer dans le cimetière où il était, trois hommes qu’il reconnut pour des esclaves à leur habillement. L’un marchait devant avec une lanterne, et les deux autres le suivaient chargés d’un coffre long de cinq à six pieds qu’ils portaient sur leurs épaules ; ils le mirent à terre, et alors un des trois esclaves dit à ses camarades : « Frères, si vous m’en croyez, nous laisserons là ce coffre, et nous reprendrons le chemin de la ville. » « Non, non, répondit un autre, ce n’est pas ainsi qu’il faut exécuter les ordres que notre maîtresse nous donne. Nous pourrions nous repentir de les avoir négligés : enterrons ce coffre, puisqu’on nous l’a commandé. » Les deux autres esclaves se rendirent à ce sentiment : ils commencèrent à remuer la terre avec des instruments qu’ils avoient apportés pour cela ; et quand ils eurent fait une profonde fosse, ils mirent le coffre dedans, et le couvrirent de la terre qu’ils avoient ôtée. Ils sortirent du cimetière après cela et s’en retournèrent chez eux.
Ganem qui du haut du palmier avait entendu les paroles que les esclaves avoient prononcées, ne savait que penser de cette aventure ! Il jugea qu’il fallait que ce coffre renfermât quelque chose de précieux, et que la personne à qui il appartenait, avait ses raisons pour le faire cacher dans ce cimetière. Il résolut de s’en éclaircir sur-le-champ. Il descendit du palmier. Le départ des esclaves lui avait ôté sa frayeur. Il se mit à travailler à la fosse, et il y employa si bien les pieds et les mains, qu’en peu de temps il vit le coffre à découvert ; mais il le trouva fermé d’un gros cadenas. Il fut très-mortifié de ce nouvel obstacle qui l’empêchait de satisfaire sa curiosité. Cependant il ne perdit point courage ; et le jour venant à paraître sur ces entrefaites, lui fit découvrir dans le cimetière plusieurs gros cailloux. Il en choisit un avec quoi il n’eut pas beaucoup de peine à forcer le cadenas. Alors plein d’impatience il ouvrit le coffre. Au lieu d’y trouver de l’argent, comme il se l’était imaginé, Ganem fut dans une surprise que l’on ne peut exprimer d’y voir une jeune dame d’une beauté sans pareille. À son teint frais et vermeil, et plus encore à une respiration douce et réglée, il reconnut qu’elle était pleine de vie ; mais il ne pouvait comprendre pourquoi, si elle n’était qu’endormie, elle ne s’était pas réveillée au bruit qu’il avait fait en forçant le cadenas. Elle avait un habillement si magnifique, des bracelets et des pendants d’oreille de diamants, avec un collier de perles fines si grosses, qu’il ne douta pas un moment que ce ne fût une dame des premières de la cour. À la vue d’un si bel objet, non-seulement la pitié et l’inclination naturelle à secourir les personnes qui sont en danger, mais même quelque chose de plus fort, que Ganem alors ne pouvait pas bien démêler, le portèrent à donner à cette jeune beauté tout le secours qui dépendait de lui.

Avant toutes choses, il alla fermer la porte du cimetière que les esclaves avoient laissée ouverte ; il revint ensuite prendre la dame entre ses bras. Il la tira hors du coffre et la coucha sur la terre qu’il avait ôtée. La dame fut à peine dans cette situation et exposée au grand air, qu’elle éternua, et qu’avec un petit effort qu’elle fit en tournant la tête, elle rendit par la bouche une liqueur dont il parut qu’elle avait l’estomac chargé ; puis entr’ouvrant et se frottant les yeux, elle s’écria d’une voix dont Ganem qu’elle ne voyait pas, fut enchanté : « Fleur de jardin [2], Branche de corail [3], Canne de sucre [4], Lumière du jour [5], Étoile du matin [6], Délices du temps [7], parlez donc, où étes-vous ? » C’étaient autant de noms de femmes esclaves qui avoient coutume de la servir. Elle les appelait, et elle était fort étonnée de ce que personne ne répondait. Elle ouvrit enfin les yeux ; et se voyant dans un cimetière, elle fut saisie de crainte. « Quoi donc, s’écria-t-elle plus fort qu’auparavant, les morts ressuscitent-ils ? Sommes-nous au jour du jugement ? Quel étrange changement du soir au matin ! »

Ganem ne voulut pas laisser la dame plus long-temps dans cette inquiétude. Il se présenta devant elle aussitôt avec tout le respect possible, et de la manière la plus honnête du monde. « Madame, lui dit-il, je ne puis vous exprimer que faiblement la joie que j’ai de m’être trouvé ici pour vous rendre le service que je vous ai rendu, et de pouvoir vous offrir tous les secours dont vous avez besoin dans l’état où vous êtes. »

Pour engager la dame à prendre toute confiance en lui, il lui dit premièrement qui il était, et par quel hasard il se trouvait dans ce cimetière. Il lui raconta ensuite l’arrivée des trois esclaves, et de quelle manière ils avoient enterré le coffre. La dame qui s’était couvert le visage de son voile dès que Ganem s’était présenté, fut vivement touchée de l’obligation qu’elle lui avait. « Je rends grâces à Dieu, lui dit-elle, de m’avoir envoyé un honnête homme comme vous pour me délivrer de la mort. Mais puisque vous avez commencé une œuvre si charitable, je vous conjure de ne la pas laisser imparfaite. Allez de grâce dans la ville chercher un muletier, qui vienne avec un mulet me prendre et me transporter chez vous dans ce même coffre ; car si j’allais avec vous à pied, mon habillement étant différent de celui des dames de la ville, quelqu’un y pourrait faire attention et me suivre ; ce qu’il m’est de la dernière importance de prévenir. Quand je serai dans votre maison, vous apprendrez qui je suis par le récit que je vous ferai de mon histoire ; et cependant soyez persuadé que vous n’avez pas obligé une ingrate. »

Avant que de quitter la dame, le jeune marchand tira le coffre hors de la fosse ; il la combla de terre, remit la dame dans le coffre et l’y renferma de telle sorte, qu’il ne paraissait pas que le cadenas eût été forcé. Mais de peur qu’elle n’étouffât, il ne referma pas exactement le coffre, et y laissa entrer l’air. En sortant du cimetière, il tira la porte après lui ; et comme celle de la ville était ouverte, il eut bientôt trouvé ce qu’il cherchait. Il revint au cimetière, où il aida le muletier à charger le coffre en travers sur le mulet ; et pour lui ôter tout soupçon, il lui dit qu’il était arrivé la nuit avec un autre muletier, qui, pressé de s’en retourner, avait déchargé le coffre dans le cimetière.

Ganem, qui depuis son arrivée à Bagdad, ne s’était occupé que de son négoce, n’avait pas encore éprouvé la puissance de l’amour. Il en sentit alors les premiers traits. Il n’avait pu voir la jeune dame sans en être ébloui ; et l’inquiétude dont il se sentit agité en suivant de loin le muletier, et la crainte qu’il n’arrivât en chemin quelqu’accident qui lui fit perdre sa conquête, lui apprirent à démêler ses sentiments. Sa joie fut extrême, lorsqu’étant arrivé heureusement chez lui, il vit décharger le coffre. Il renvoya le muletier ; et ayant fait fermer par un de ses esclaves la porte de sa maison, il ouvrit le coffre, aida la dame à en sortir, lui présenta la main, et la conduisit à son appartement, en la plaignant de ce qu’elle devoit avoir souffert dans une si étroite prison. « Si j’ai souffert, dit-elle, j’en suis bien dédommagée par ce que vous avez fait pour moi, et par le plaisir que je sens à me voir en sûreté. »

L’appartement de Ganem, tout richement meublé qu’il était, attira moins les regards de la dame, que la taille et la bonne mine de son libérateur, dont la politesse et les manières engageantes lui inspirèrent une vive reconnaissance. Elle s’assit sur un sofa ; et pour commencer à faire connoître au marchand combien elle étoit sensible au service qu’elle en avoit reçu, elle ôta son voile. Ganem, de son côté, sentit toute la grâce qu’une dame si aimable lui faisoit de se montrer à lui le visage découvert, ou plutôt il sentit qu’il avoit déjà pour elle une passion violente. Quelqu’obligation qu’elle lui eût, il se crut trop récompensé par une faveur si précieuse.

La dame pénétra les sentiments de Ganem, et n’en fut pas alarmée, parce qu’il paraissait fort respectueux. Comme il jugea qu’elle avait besoin de manger, et ne voulant pas charger personne que lui-même du soin de régaler une hôtesse si charmante, il sortit suivi d’un esclave, et alla chez un traiteur ordonner un repas. De chez le traiteur il passa chez un fruitier, où il choisit les plus beaux et les meilleurs fruits. Il fit aussi provision d’excellent vin, et du même pain qu’on mangeait au palais du calife.
« Ma chère maîtresse, répondit la vieille dame, il eût beaucoup mieux valu ne vous pas mettre dans l’embarras où vous êtes ; mais comme c’est une affaire faite, il n’en faut plus parler. Il ne faut songer qu’au moyen de tromper le Commandeur des croyants, et je suis d’avis que vous fassiez tailler en diligence une pièce de bois en forme de cadavre ; nous l’envelopperons de vieux linges, et après l’avoir enfermée dans une bière, nous la ferons enterrer dans quelqu’endroit du palais ; ensuite, sans perdre temps, vous ferez bâtir un mausolée de marbre en dôme sur le lieu de la sépulture, et dresser une représentation que vous ferez couvrir d’un drap noir, et accompagner de grands chandeliers et de gros cierges à l’entour. Il y a encore une chose, poursuivit la vieille dame, qu’il est bon de ne pas oublier : il faudra que vous preniez le deuil, et que vous le fassiez prendre à vos femmes, aussi bien qu’à celles de Tourmente, à vos eunuques, et enfin à tous les officiers du palais. Quand le calife sera de retour, qu’il verra tout son palais en deuil, et vous-même, il ne manquera pas d’en demander le sujet. Alors vous aurez lieu de vous en faire un mérite auprès de lui, en disant que c’est à sa considération que vous avez voulu rendre les derniers devoirs à Tourmente, qu’une mort subite a enlevée. Vous lui direz que vous avez fait bâtir un mausolée, et qu’enfin vous avez fait à sa favorite tous les honneurs qu’il lui aurait rendus lui-même, s’il avoit été présent. Comme sa passion pour elle a été extrême, il ira sans doute répandre des larmes sur son tombeau. Peut-être aussi, ajouta la vieille, ne croira-t-il point qu’elle soit morte effectivement ? Il pourra vous soupçonner de l’avoir chassée du palais par jalousie, et regarder tout ce deuil comme un artifice pour le tromper et l’empêcher de la faire chercher. Il est à croire qu’il fera déterrer et ouvrir la bière, et il est sûr qu’il sera persuadé de sa mort, sitôt qu’il verra la figure d’un mort enseveli. Il vous saura bon gré de tout ce que vous aurez fait, il vous en témoignera de la reconnaissance. Quant à la pièce de bois, je me charge de la faire tailler moi-même par un charpentier de la ville, qui ne saura pas l’usage qu’on en veut faire. Pour vous, madame, ordonnez à cette femme de Tourmente, qui lui présenta hier la limonade, d’annoncer à ses compagnes qu’elle vient de trouver leur maîtresse morte dans son lit ; et, afin qu’elles ne songent qu’à la pleurer sans vouloir entrer dans sa chambre, qu’elle ajoute qu’elle vous en a donné avis, et que vous avez déjà donné ordre à Mesrour de la faire ensevelir et enterrer. »

D’abord que la vieille dame eut achevé de parler, Zobéïde tira un riche diamant de sa cassette, et le lui mettant au doigt et l’embrassant : « Ah, ma bonne mère, lui dit-elle toute transportée de joie, que je vous ai d’obligation ! Je ne me serois jamais avisée d’un expédient si ingénieux. Il ne peut manquer de réussir, et je sens que je commence à reprendre ma tranquillité. Je me remets donc sur vous du soin de la pièce de bois, et je vais donner ordre au reste. »

La pièce de bois fut préparée avec toute la diligence que Zobéïde pouvait souhaiter, et portée ensuite par la vieille dame même à la chambre de Tourmente, où elle l’ensevelit comme un mort et la mit dans une bière ; puis Mesrour, qui fut trompé lui-même, fit enlever la bière et le fantôme de Tourmente, que l’on enterra avec les cérémonies accoutumées dans l’endroit que Zobéïde avait marqué, et aux pleurs que versaient les femmes de la favorite, dont celle qui avait présenté la limonade, encourageait les autres par ses cris et ses lamentations.

Dès le même jour, Zobéïde fit venir l’architecte du palais et des autres maisons du calife ; et sur les ordres qu’elle lui donna, le mausolée fut achevé en très-peu de temps. Des princesses aussi puissantes que l’était l’épouse d’un prince qui commandait du levant au couchant, sont toujours obéies à point nommé dans l’exécution de leurs volontés. Elle eut aussi bientôt pris le deuil avec toute sa cour, ce qui fut cause que la nouvelle de la mort de Tourmente se répandit dans toute la ville.

Ganem fut des derniers à l’apprendre ; car, comme je l’ai déjà dit, il ne sortait presque point. Il l’apprit pourtant un jour. « Madame, dit-il à la belle favorite du calife, on vous croit morte dans Bagdad, et je ne doute pas que Zobéïde elle-même n’en soit bien persuadée. Je bénis le ciel d’être la cause et l’heureux témoin que vous vivez. Et plût à Dieu que, profitant de ce faux bruit, vous voulussiez lier votre sort au mien, et venir avec moi loin d’ici régner sur mon cœur ! Mais où m’emporte un transport trop doux ? Je ne songe pas que vous êtes née pour faire le bonheur du plus puissant prince de la terre, et que le seul Haroun Alraschild est digne de vous. Quand même vous seriez capable de me le sacrifier ; quand vous voudriez me suivre, devrais-je y consentir ? Non, je dois me souvenir sans cesse que ce qui appartient au maître, est défendu à l’esclave. »

L’aimable Tourmente, quoique sensible aux tendres mouvements qu’il faisait paraître, gagnait sur elle de n’y pas répondre. « Seigneur, lui dit-elle, nous ne pouvons empêcher Zobéïde de triompher. Je suis peu surprise de l’artifice dont elle se sert pour couvrir son crime ; mais laissons-la faire, je me flatte que ce triomphe sera bientôt suivi de douleur. Le calife reviendra, et nous trouverons moyen de l’informer secrètement de tout ce qui s’est passé. Cependant prenons plus de précautions que jamais pour qu’elle ne puisse apprendre que je vis : je vous en ai déjà dit les conséquences. »

Au bout de trois mois, le calife revint à Bagdad glorieux et vainqueur de tous ses ennemis. Impatient de revoir Tourmente et de lui faire hommage de ses nouveaux lauriers, il entre dans son palais. Il est étonné de voir les officiers qu’il y avait laissés, tous habillés de deuil. Il en frémit sans savoir pourquoi ; et son émotion redoubla, lorsqu’en arrivant à l’appartement de Zobéïde, il aperçut cette princesse qui venait au-devant de lui en deuil, aussi bien que toutes les femmes de sa suite. Il lui demanda d’abord le sujet de ce deuil avec beaucoup d’agitation. « Commandeur des croyants, répondit Zobéïde, je l’ai pris pour Tourmente votre esclave, qui est morte si promptement, qu’il n’a pas été possible d’apporter aucun remède à son mal. » Elle voulut poursuivre, mais le calife ne lui en donna pas le temps. Il fut si saisi de cette nouvelle, qu’il en poussa un grand cri ; ensuite il s’évanouit entre les bras de Giafar, son visir, dont il était accompagné. Il revint pourtant bientôt de sa faiblesse ; et d’une voix qui marquait son extrême douleur, il demanda où sa chère Tourmente avait été enterrée. « Seigneur, lui dit Zobéïde, j’ai pris soin moi-même de ses funérailles, et n’ai rien épargné pour les rendre superbes. J’ai fait bâtir un mausolée de marbre sur le lieu de sa sépulture. Je vais vous y conduire si vous le souhaitez. »

Le calife ne voulut pas que Zobéïde prît cette peine, et se contenta de s’y faire mener par Mesrour. Il y alla dans l’état où il était, c’est-à-dire, en habit de campagne. Quand il vit la représentation couverte d’un drap noir, les cierges allumés tout autour, et la magnificence du mausolée, il s’étonna que Zobéïde eût fait les obsèques de sa rivale avec tant de pompe ; et comme il était naturellement soupçonneux, il se défia de la générosité de sa femme, et pensa que sa maîtresse pouvait n’être pas morte ; que Zobéïde, profitant de sa longue absence, l’avait peut-être chassée du palais, avec ordre à ceux qu’elle avait chargés de sa conduite, de la mener si loin, que l’on n’entendît jamais parler d’elle. Il n’eut pas d’autre soupçon ; car il ne croyait pas Zobéïde assez méchante pour avoir attenté à la vie de sa favorite.

Pour s’éclaircir par lui-même de la vérité, ce prince commanda qu’on ôtât la représentation, et fit ouvrir la fosse et la bière en sa présence ; mais dès qu’il eut vu le linge qui enveloppait la pièce de bois, il n’osa passer outre. Ce religieux calife craignit d’offenser la religion en permettant que l’on touchât au corps de la défunte ; et cette scrupuleuse crainte l’emporta sur l’amour et sur la curiosité. Il ne douta plus de la mort de Tourmente. Il fit refermer la bière, remplir la fosse, et remettre la représentation en l’état où elle était auparavant.

Le calife se croyant obligé de rendre quelques soins au tombeau de sa favorite, envoya chercher les ministres de la religion, ceux du palais, et les lecteurs de l’Alcoran ; et tandis que l’on était occupé à les rassembler, il demeura dans le mausolée, où il arrosa de ses larmes la terre qui couvrait le fantôme de son amante. Quand tous les ministres qu’il avait appelés furent arrivés, il se mit à la tête de la représentation, et eux se rangèrent à l’entour et récitèrent de longues prières, après quoi les lecteurs de l’Alcoran lurent plusieurs chapitres.

La même cérémonie se fit tous les jours pendant l’espace d’un mois, le matin et l’après-dîner, et toujours en présence du calife, du grand-visir Giafar, et des principaux officiers de la cour, qui tous étaient en deuil, aussi bien que le calife, qui, durant tout ce temp-là, ne cessa d’honorer de ses larmes la mémoire de Tourmente, et ne voulut entendre parler d’aucunes affaires.

Le dernier jour du mois, les prières et la lecture de l’Alcoran durèrent depuis le matin jusqu’à la pointe du jour suivant ; et enfin, lorsque tout fut achevé, chacun se retira chez soi. Haroun Alraschild, fatigué d’une si longue veille, alla se reposer dans son appartement, et s’endormit sur un sofa entre deux dames de son palais, dont l’une assise au chevet, et l’autre aux pieds de son lit, s’occupaient durant son sommeil à des ouvrages de broderie, et demeuraient dans un grand silence.

Celle qui était au chevet et qui s’appelait Aube du jour [8], voyant le calife endormi, dit tout bas à l’autre dame [9] : « Étoile du matin, car elle se nommait ainsi, il y a bien des nouvelles. Le Commandeur des croyants, notre cher seigneur et maître, sentira une grande joie à son réveil, lorsqu’il apprendra ce que j’ai à lui dire. Tourmente n’est pas morte ; elle est en parfaite santé. » « Ô ciel ! s’écria d’abord Étoile du matin, toute transportée de joie, serait-il bien possible que la belle, la charmante, l’incomparable Tourmente fût encore du monde ? » Étoile du matin prononça ces paroles avec tant de vivacité et d’un ton si haut, que le calife s’éveilla. Il demanda pourquoi on avait interromipu son sommeil. « Ah, Seigneur, reprit Étoile du matin, pardonnez-moi cette indiscrétion ! Je n’ai pu apprendre tranquillement que Tourmente vit encore. J’en ai senti un transport que je n’ai pu retenir. » « Hé, qu’est-elle donc devenue, dit le calife, s’il est vrai qu’elle ne soit pas morte ? » « Commandeur des croyants, répondit Aube du jour, j’ai reçu ce soir d’un homme inconnu, un billet sans signature, mais écrit de la propre main de Tourmente, qui me mande sa triste aventure, et m’ordonne de vous en instruire. J’attendais pour m’acquitter de ma commission, que vous eussiez pris quelques moments de repos, jugeant que vous deviez en avoir besoin après la fatigue, et… « Donnez, donnez-moi ce billet, interrompit avec précipitation le calife, vous avez mal à propos différé de me le remettre. »

Aube du jour lui présenta aussitôt le billet ; il l’ouvrit avec beaucoup d’impatience ; Tourmente y faisait le détail de tout ce qui s’était passé ; mais elle s’étendait un peu trop sur les soins que Ganem avait d’elle. Le calife naturellement jaloux, au lieu d’être touché de l’inhumanité de Zobéïde, ne fut sensible qu’à l’infidélité qu’il s’imagina que Tourmente lui avait faite. « Hé quoi, dit-il, après avoir lu le billet, il y a quatre mois que la perfide est avec un jeune marchand dont elle a l’effronterie de me vanter l’attention pour elle ! Il y a trente jours que je suis de retour à Bagdad, et elle s’avise aujourd’hui de me donner de ses nouvelles ! L’ingrate, pendant que je consume les jours à la pleurer, elle les passe à me trahir ! Allons, vengeons-nous d’une infidèle et du jeune audacieux qui m’outrage. » En achevant ces mots, ce prince se leva et entra dans une grande salle où il avait coutume de se faire voir, et de donner audience aux seigneurs de sa cour. La première porte en fut ouverte, et aussitôt les courtisans qui attendaient ce moment, entrèrent. Le grand visir Giafar parut, et se prosterna devant le trône où le calife s’était assis. Ensuite il se releva et se tint debout devant son maître, qui lui dit d’un air à lui marquer qu’il voulait être obéi promptement : « Giafar, ta présence est nécessaire pour l’exécution d’un ordre important dont je vais te charger. Prends avec toi quatre cents hommes de ma garde, et t’informe premièrement où demeure un marchand de Damas, nommé Ganem, fils d’Abou Aïbou. Quand tu le sauras, rends-toi à sa maison, et fais-la raser jusqu’aux fondements ; mais saisis-toi auparavant de la personne de Ganem, et me l’amène ici avec Tourmente mon esclave, qui demeure chez lui depuis quatre mois. Je veux la châtier, et faire un exemple du téméraire qui a eu l’insolence de me manquer de respect. »

Le grand visir, après avoir reçu cet ordre précis, fit une profonde révérence au calife, en se mettant la main sur la tête, pour marquer qu’il voulait la perdre plutôt que de ne lui pas obéir, et puis il sortit. La première chose qu’il fit, fut d’envover demander au syndic des marchands d’étoffes étrangères et de toiles fines des nouvelles de Ganem, avec ordre sur-tout de s’informer de la rue et de la maison où il demeurait. L’officier qu’il chargea de cet ordre, lui rapporta bientôt qu’il y avait quelques mois qu’il ne paraissait presque plus, et que l’on ignorait ce qui pouvait le retenir chez lui, s’il y était. Le même officier apprit aussi à Giafar l’endroit où demeuroit Ganem, et jusqu’au nom de la veuve qui lui avait loué sa maison.

Sur ces avis auxquels on pouvait se fier, ce ministre, sans perdre de temps, se mit en marche avec les soldats que le calife lui avait ordonné de prendre ; il alla chez le juge de police dont il se fit accompagner ; et suivi d’un grand nombre de maçons et de charpentiers munis d’outils nécessaires pour raser une maison, il arriva devant celle de Ganem. Comme elle était isolée, il disposa les soldats à l’entour, pour empêcher que le jeune marchand ne lui échappât.

Tourmente et Ganem achevaient alors de dîner. La dame était assise près d’une fenêtre qui donnait sur la rue. Elle entend du bruit : elle regarde par la jalousie ; et voyant le grand visir qui s’approchait avec toute sa suite, elle jugea qu’on n’en voulait pas moins à elle qu’à Ganem. Elle comprit que son billet avait été reçu ; mais elle ne s’était pas attendue à une pareille réponse, et elle avait espéré que le calife prendrait la chose d’une autre manière. Elle ne savait pas depuis quel temps ce prince était de retour ; et quoiqu’elle lui connût le penchant à la jalousie, elle ne craignait rien de ce côté-là. Cependant la vue du grand visir et des soldats la fit trembler, non pour elle à la vérité, mais pour Ganem. Elle ne douta point qu’elle ne se justifiât, pourvu que le calife voulût bien l’entendre. À l’égard de Ganem qu’elle chérissait moins par reconnaissance que par inclination, elle prévoyait que son rival irrité voudrait le voir, et pourrait le condamner sur sa jeunesse et sa bonne mine. Prévenue de sa pensée, elle se retourna vers le jeune marchand : « Ah, Ganem, lui dit-elle, nous sommes perdus ! C’est vous et moi que l’on cherche. » Il regarda aussitôt par la jalousie, et fut saisi de frayeur, lorsqu’il aperçut les gardes du calife, le sabre nud, et le grand visir avec le juge de police à leur tête. À cette vue, il demeura immobile, et n’eut pas la force de prononcer une seule parole. « Ganem, reprit la favorite, il n’y a point de temps à perdre. Si vous m’aimez, prenez vite l’habit d’un de vos esclaves, et frottez-vous le visage et les bras de noir de cheminée. Mettez ensuite quelques uns de ces plats sur votre tête, on pourra vous prendre pour le garçon du traiteur, et on vous laissera passer. Si l’on vous demande où est le maître de la maison, répondez sans hésiter qu’il est au logis. « « Ah, Madame, dit à son tour Ganem, moins effrayé pour lui que pour Tourmente, vous ne songez qu’à moi ! Hélas, qu’allez-vous devenir ? » « Ne vous en mettez pas en peine, reprit-elle ; c’est à moi d’y songer. À l’égard de ce que vous laissez dans cette maison, j’en aurai soin, et j’espère qu’un jour tout vous sera fidellement rendu quand la colère du calife sera passée ; mais évitez sa violence. Les ordres qu’il donne dans ses premiers mouvements, sont toujours funestes. » L’affliction du jeune marchand était telle, qu’il ne savait à quoi se déterminer ; et il se serait sans doute laissé surprendre par les soldats du calife, si Tourmente ne l’eût pressé de se déguiser. Il se rendit à ses instances : il prit un habit d’esclave, se barbouilla de suie ; et il était temps, car on frappa à la porte ; et tout ce qu’ils purent faire, ce fut de s’embrasser tendrement. Ils étaient tous deux si pénétrés de douleur, qu’il leur fut impossible de se dire un seul mot. Tels furent leurs adieux. Ganem sortit enfin avec quelques plats sur sa tète. On le prit effectivement pour un garçon traiteur, et on ne l’arrêta point. Au contraire, le grand visir qui le rencontra le premier, se rangea pour le laisser passer, étant fort éloigné de s’imaginer que ce fût celui qu’il cherchait. Ceux qui étaient derrière le grand visir, lui firent place de même, et favorisèrent ainsi sa fuite. Il gagna une des portes de la ville en diligence, et se sauva.

Pendant qu’il se dérobait aux poursuites du grand visir Giafar, ce ministre entra dans la chambre où étoit Tourmente assise sur un sofa, et où il y avoit une assez grande quantité de coffres remplis des hardes de Ganem, et de l’argent qu’il avoit fait de ses marchandises.

Dès que Tourmente vit entrer le grand visir, elle se prosterna la face contre terre ; et demeurant en cet état comme disposée à recevoir la mort : « Seigneur, dit-elle, je suis prête à subir l’arrêt que le Commandeur des croyans a prononcé contre moi ; vous n’avez qu’à me l’annoncer. » « Madame, lui répondit Giafar en se prosternant aussi jusqu’à ce qu’elle se fût relevée, à Dieu ne plaise que personne ose mettre sur vous une main profane ! Je n’ai pas dessein de vous faire le moindre déplaisir. Je n’ai point d’autre ordre que de vous supplier de vouloir bien venir au palais avec moi, et de vous y conduire avec le marchand qui demeure en cette maison. » « Seigneur, reprit la favorite en se levant, partons, je suis prête à vous suivre. Pour ce qui est du jeune marchand à qui je dois la vie, il n’est point ici. Il y a près d’un mois qu’il est allé à Damas, où ses affaires l’ont appelé ; et jusqu’à son retour, il m’a laissé en garde ces coffres que vous voyez. Je vous conjure de vouloir bien les faire porter au palais, et de donner ordre qu’on les mette en sûreté, afin que je tienne la promesse que je lui ai faite d’en avoir tout le soin imaginable. »

« Vous serez obéie, madame, répliqua Giafar. » Et aussitôt il fit venir des porteurs. Il leur ordonna d’enlever les coffres et de les porter à Mesrour.

D’abord que les porteurs furent partis, il parla à l’oreille du juge de police ; il le chargea du soin de faire raser la maison, et d’y faire auparavant chercher partout Ganem qu’il soupçonnoit d’être caché, quoi que lui eut dit Tourmente. Ensuite il sortit, et emmena avec lui cette jeune dame, suivie des deux femmes esclaves qui la servoient. À l’égard des esclaves de Ganem, on n’y fit pas d’attention. Ils se mêlèrent parmi la foule, et on ne sait ce qu’ils devinrent.

Notes

[1En Arabe, Alcolomb.

[2Zohorob Bostan.

[3Schagrom Marglan.

[4Cassabos Souccar.

[5Nouronnohar.

[6Nagmatos Sohi.

[7Nouzhetos Zaman.

[8Nouronnihar

[9Nagmatossobi