La deux cents vingt huitième nuit
SIRE, la princesse Badoure et le prince Camaralzaman se levèrent le lendemain dès qu’il fut jour. Mais la princesse quitta l’habillement royal pour reprendre l’habit de femme, et lorsqu’elle fut habillée, elle envoya le chef des eunuques prier le roi Armanos, son beau-père, de prendre la peine de venir à son appartement.
Quand le roi Armanos fut arrivé, sa surprise fut fort grande de voir une dame qui lui était inconnue, et le grand trésorier à qui il n’appartenait pas d’entrer dans le palais intérieur, non plus qu’à aucun seigneur de la cour. En s’asseyant, il demanda où était le roi.
« Sire, reprit la princesse, hier j’étais le roi, et aujourd’hui je ne suis que princesse de la Chine, femme du véritable prince Camaralzaman, fils véritable du roi Schahzaman. Si votre Majesté veut bien se donner la patience d’entendre notre histoire de l’un et de l’autre, j’espère qu’elle ne me condamnera pas de lui avoir fait une tromperie si innocente. » Le roi Armanos lui donna audience, l’écouta avec étonnement depuis le commencement jusqu’à la fin.
En achevant : « Sire, ajouta la princesse, quoique dans notre religion les femmes s’accommodent peu de la liberté qu’ont les maris de prendre plusieurs femmes, si néanmoins votre Majesté consent à donner la princesse Haïatalnefous sa fille, en mariage au prince Camaralzaman, je lui cède de bon cœur le rang et la qualité de reine qui lui appartient de droit, et me contente du second rang. Quand cette préférence ne lui appartiendrait pas, je ne laisserais pas de la lui accorder après l’obligation que je lui ai du secret qu’elle m’a gardé avec tant de générosité. Si votre Majesté s’en remet à son consentement, je l’ai déjà prévenue là-dessus, et je suis caution qu’elle en sera très-contente. »
Le roi Armanos écouta le discours de la princesse Badoure avec admiration ; et quand elle eut achevé : « Mon fils, dit-il au prince Camaralzaman en se tournant de son côté, puisque la princesse Badoure votre femme, que j’avois regardée jusqu’à présent comme mon gendre par une tromperie dont je ne puis me plaindre, m’assure qu’elle veut bien partager votre lit avec ma fille, il ne me reste plus que de savoir si vous voulez bien l’épouser aussi, et accepter la couronne que la princesse Badoure mériterait de porter toute sa vie, si elle n’aimait mieux la quitter pour l’amour de vous. » « Sire, répondit le prince Camaralzaman, quelque passion que j’aie de revoir le roi mon père, les obligations que j’ai à votre Majesté et à la princesse Haïatalnefous, sont si essentielles, que je ne puis lui rien refuser. »
Camaralzaman fut proclamé roi, et marié le même jour avec de grandes magnificences, et fut très-satisfait de la beauté, de l’esprit et de l’amour de la princesse Haïatalnefous.
Dans la suite, les deux reines continuèrent de vivre ensemble avec la même amitié et la même union qu’auparavant, et furent très-satisfaites de l’égalité que le roi Camaralzaman gardoit à leur égard, en partageant son lit avec elles alternativement.
Elles lui donnèrent chacune un fils la même année, presqu’en même temps ; et la naissance des deux princes fut célébrée avec de grandes réjouissances. Camaralzaman donna le nom d’Amgiad [2] au premier dont la reine Badoure était accouchée, et celui d’Assad [3] à celui que la reine Haïatalnefous avait mis au monde.