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Suite de l’histoire du prince Camaralzaman, depuis sa séparation d’avec la princesse Badoure

SIRE, pendant qu’en l’isle d’Ebène les choses étaient entre la princesse Badoure, la princesse Haïatalnefous et le roi Armanos avec la reine, la cour et les peuples du royaume, dans l’état que votre Majesté a pu le comprendre à la fin de mon dernier discours, le prince Camaralzaman était toujours dans la ville des idolâtres, chez le jardinier qui lui avait donné retraite.
Un jour de grand matin que le prince se préparait à travailler au jardin, selon sa coutume, le bon homme de jardinier l’en empêcha. « Les idolâtres, lui dit-il, ont aujourd’hui une grande fête ; et comme ils s’abstiennent de tout travail pour la passer en des assemblées et en des réjouissances publiques, ils ne veulent pas aussi que les Musulmans travaillent ; et les Musulmans, pour se maintenir dans leur amitié, se font un divertissement d’assister à leurs spectacles qui méritent d’être vus. Ainsi, vous n’avez qu’à vous reposer aujourd’hui. Je vous laisse ici ; et comme le temps approche que le vaisseau marchand, dont je vous ai parlé, doit faire le voyage de l’isle d’Ebène, je vais voir quelques amis, et m’informer d’eux du jour qu’il mettra à la voile, et en même temps je ménagerai votre embarquement. » Le jardinier mit son plus bel habit, et sortit.
Quand le prince Camaralzaman se vit seul, au lieu de prendre part à la joie publique qui retentissait dans toute la ville, l’inaction où il était lui fit rappeler avec plus de violence que jamais, le triste souvenir de sa chère princesse. Recueilli en lui-même, il soupirait et gémissait en se promenant dans le jardin, lorsque le bruit que deux oiseaux faisaient sur un arbre, l’obligèrent de lever la tête et de s’arrêter.
Camaralzaman vit avec surprise que ces oiseaux se battaient cruellement à coups de bec, et qu’en peu de moments, l’un des deux tomba mort au pied de l’arbre. L’oiseau qui était demeuré vainqueur, reprit son vol et disparut.
Dans le moment, deux autres oiseaux plus grands, qui avoient vu le combat de loin, arrivèrent d’un autre côté, se posèrent, l’un à la tête, l’autre aux pieds du mort, le regardèrent quelque temps en remuant la tête d’une manière qui marquait leur douleur, et lui creusèrent une fosse avec leurs griffes, dans laquelle ils l’enterrèrent.
Dès que les deux oiseaux eurent rempli la fosse de la terre qu’ils avoient ôtée, ils s’envolèrent, et peu de temps après, ils revinrent en tenant au bec, l’un part une aile, et l’autre par un pied, l’oiseau meurtrier qui faisait des cris effroyables et de grands efforts pour s’échapper. Ils l’apportèrent sur la sépulture de l’oiseau qu’il avait sacrifié à sa rage ; et là, en le sacrifiant à la juste vengeance de l’assassinat qu’il avoit commis, ils lui arrachèrent la vie à coups de bec. Ils lui ouvrirent enfin le ventre, en tirèrent les entrailles, laissèrent le corps sur la place et s’envolèrent.
Camaralzaman demeura dans une grande admiration tout le temps que dura un spectacle si surprenant. Il s’approcha de l’arbre où la scène s’était passée, et en jetant les yeux sur les entrailles dispersées, il aperçut quelque chose de rouge qui sortait de l’estomac que les oiseaux vengeurs avoient déchiré. Il ramassa l’estomac, et en tirant dehors ce qu’il avait vu de rouge, il trouva que c’était le talisman de la princesse Badoure sa bien-aimée, qui lui avait coûté tant de regrets, d’ennuis, de soupirs depuis que cet oiseau le lui avait enlevé. « Cruel, s’écria-t-il aussitôt en regardant l’oiseau, tu te plaisais à faire du mal, et j’en dois moins me plaindre de celui que tu m’as fait ! Mais autant que tu m’en as fait, autant je souhaite du bien à ceux qui m’ont vengé de toi en vengeant la mort de leur semblable. »
Il n’est pas possible d’exprimer l’excès de la joie du prince Camaralzaman. « Chère princesse, s’écria-t-il encore, ce moment fortuné qui me rend ce qui vous était si précieux, est sans doute un présage qui m’annonce que je vous retrouverai de même, et peut-être plus tôt que je ne pense ! Béni soit le ciel qui m’envoie ce bonheur, et qui me donne en même temps l’espérance du plus grand que je puisse souhaiter. »
En achevant ces mots, Camaralzaman baisa le talisman, l’enveloppa et le lia soigneusement autour de son bras. Dans son affliction extrême, il avait passé presque toutes les nuits à se tourmenter et sans fermer l’œil. Il dormit tranquillement celle qui suivit une si heureuse aventure ; et le lendemain, quand il eut pris son habit de travail dès qu’il fut jour, il alla prendre l’ordre du jardinier, qui le pria de mettre à bas et de déraciner un certain vieil arbre qui ne portait plus de fruit.
Camaralzaman prit une coignée, et alla mettre la main à l’œuvre. Comme il coupait une branche de la racine, il donna un coup sur quelque chose qui résista, et qui fit un grand bruit. En écartant la terre, il découvrit une grande plaque de bronze, sous laquelle il trouva un escalier de dix degrés. Il descendit aussitôt ; et quand il fut au bas, il vit un caveau de deux à trois toises en quarré, où il compta cinquante grands vases de bronze, rangés à l’entour chacun avec un couvercle. Il les découvrit tous l’un après l’autre, et il n’y en eut pas un qui ne fût plein de poudre d’or. Il sortit du caveau extrêmement joyeux de la découverte d’un trésor si riche, remit la plaque sur l’escalier, et acheva de déraciner l’arbre, en attendant le retour du jardinier.
Le jardinier avait appris le jour de devant, que le vaisseau qui faisait le voyage de l’isle d’Ebène chaque année, devait partir dans très-peu de jours ; mais on n’avait pu lui dire le jour précisément, et on l’avait remis au lendemain. Il y était allé, et il revint avec un visage qui marquait la bonne nouvelle qu’il avait à annoncer à Camaralzaman. « Mon fils, lui dit-il (car par le privilège de son grand âge, il avait coutume de le traiter ainsi), réjouissez-vous et tenez-vous prêt à partir dans trois jours : le vaisseau fera voile ce jour-là sans faute, et je suis convenu de votre embarquement et de votre passage avec le capitaine. »
« Dans l’état où je suis, reprit Camaralzaman, vous ne pouviez m’annoncer rien de plus agréable. En revanche, j’ai aussi à vous faire part d’une nouvelle qui doit vous réjouir. Prenez la peine de venir avec moi, et vous verrez la bonne fortune que le ciel vous envoie. »
Camaralzaman mena le jardinier à l’endroit où il avait déraciné l’arbre, le fit descendre dans le caveau ; et quand il lui eut fait voir la quantité de vases, remplis de poudre d’or qu’il y avait, il lui témoigna sa joie de ce que Dieu récompensait enfin la vertu et toutes les peines qu’il avait prises depuis tant d’années.
« Comment l’entendez-vous, reprit le jardinier ? Vous imaginez-vous donc que je veuille m’approprier ce trésor ? Il est tout à vois, et je n’y ai aucune prétention. Depuis quatre-vingts ans que mon père est mort, je n’ai fait autre chose que de remuer la terre de ce jardin sans l’avoir découvert. C’est une marque qu’il vous était destiné, puisque Dieu a permis que vous le trouvassiez ; il convient à un prince comme vous plutôt qu’à moi, qui suis sur le bord de ma fosse, et qui n’ai plus besoin de rien. Dieu vous l’envoie à propos dans le temps que vous allez vous rendre dans les états qui doivent vous appartenir, où vous en ferez un bon usage. »
Le prince Camaralzaman ne voulut pas céder au jardinier en générosité, et ils eurent une grande contestation là-dessus. Il lui protesta enfin qu’il n’en prendrait rien absolument s’il n’en retenait la moitié pour sa part. Le jardinier se rendit, et ils se partagèrent à chacun vingt-cinq vases.
Le partage fait : « Mon fils, dit le jardinier à Camaralzaman, ce n’est pas assez, il s’agit présentement d’embarquer ces richesses sur le vaisseau, et de les emporter avec vous si secrètement que personne n’en ait connaissance, autrement vous courriez risque de les perdre. Il n’y a pas d’olives dans l’isle d’Ebène, et celles qu’on y porte d’ici, sont d’un grand débit. Comme vous le savez, j’en ai une bonne provision de celles que je recueille dans mon jardin ; il faut que vous preniez cinquante pots, que vous les remplissiez de poudre d’or à moitié, et le reste d’olives par-dessus, et nous les ferons porter au vaisseau lorsque vous vous embarquerez. »
Camaralzaman suivit ce bon conseil, et employa le reste de la journée à accommoder les cinquante pots [1] ; et comme il craignait que le talisman de la princesse Badoure qu’il portait au bras, ne lui échappât, il eut la précaution de le mettre dans un de ces pots, et d’y faire une marque pour le reconnaître. Quand il eut achevé de mettre les pots en état d’être transportés, comme la nuit approchait, il se retira avec le jardinier, et en s’entretenant il lui raconta le combat des deux oiseaux et les circonstances de cette aventure qui lui avait fait retrouver le talisman de la princesse Badoure, dont il ne fut pas moins surpris que joyeux pour l’amour de lui.
Soit à cause de son grand âge, ou qu’il se fût donné trop de mouvement ce jour-là, le jardinier passa une mauvaise nuit ; son mal augmenta le jour suivant, et il se trouva encore plus mal le troisième au matin. Dès qu’il fut jour, le capitaine du vaisseau en personne et plusieurs matelots vinrent frapper à la porte du jardin. Ils demandèrent à Camaralzaman qui leur ouvrit, où était le passager qui devait s’embarquer sur le vaisseau. « C’est moi-même, répondit-il. Le jardinier qui a demandé passage pour moi, est malade et ne peut vous parler ; ne laissez pas d’entrer, et emportez, je vous prie, les pots d’olives que voilà avec mes hardes, et je vous suivrai dès que j’aurai pris congé de lui. »
Les matelots se chargèrent des pots et des hardes, en quittant Camaralzaman : « Ne manquez pas de venir incessamment, lui dit le capitaine ; le vent est bon et je n’attends que vous pour mettre à la voile. »
Dès que le capitaine et les matelots furent partis, Camaralzaman rentra chez le jardinier pour prendre congé de lui, et le remercier de tous les bons offices qu’il lui avait rendus ; mais il le trouva qui agonisoit, et il eut à peine obtenu de lui qu’il fît sa profession de foi, selon la coutume des bons Musulmans, à l’article de la mort, qu’il le vit expirer.
Dans la nécessité où était le prince Camaralzaman d’aller s’embarquer, il fit toutes les diligences possibles pour rendre les derniers devoirs au défunt. Il lava son corps, il l’ensevelit, après lui avoir fait une fosse dans le jardin (car, comme les Mahométans n’étaient que tolérés dans cette ville d’idolâtres, ils n’avoient pas de cimetière public), il l’enterra lui seul, et il n’eut achevé que vers la fin du jour. Il partit sans perdre de temps pour s’aller embarquer ; il emporta même la clef du jardin avec lui, afin de faire plus de diligence, dans le dessein de la porter au propriétaire au cas qu’il pût le faire, ou de la donner à quelque personne de confiance en présence de témoins, pour la lui mettre entre les mains. Mais en arrivant au port, il apprit que le vaisseau avait levé l’ancre, il y avait déjà du temps, et même qu’on l’avait perdu de vue. On ajouta qu’il n’avait mis à la voile qu’après l’avoir attendu trois grandes heures…
Scheherazade voulait poursuivre ; mais la clarté du jour dont elle s’aperçut, l’obligea de cesser de parler. Elle reprit la même histoire de Camaralzaman la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

Notes

[1Cette particularité se trouve encore à-peu-près de même dans le roman de Pierre de Provence et de la belle Maguelone.

Le conte suivant : Histoire des princes Amgiad et Assad