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Histoire d’Abou Mohammed Alkeslan

 » Le serpent blanc s’enfuit aussitôt en sifflant, et disparut à mes yeux ; mais il revint un moment après, accompagné de dix autres serpens aussi blancs que lui. Ils s’approchèrent de l’animal terrible que j’avais étendu mort sur la poussière ; et après l’avoir mis en pièces, et ne lui avoir laissé que la tête, ils prirent la fuite, et s’éloignèrent avec la rapidité d’une flèche.
 » Comme j’étais occupé à réfléchir sur la singularité de cette aventure, j’entendis tout près de moi, sans néanmoins voir personne, une voix qui prononça ce vers :
VERS.
NE CRAINS PAS LA FORTUNE ET SES RIGUEURS : LE CIEL TE PROMET LE BONHEUR ET LA JOIE.
 » Cette voix, qui semblait sortir du sein de la terre, me glaça de frayeur au lieu de me rassurer. Seul dans ce lieu désert, je ne savais si je devais fuir ou rester, quand j’entendis distinctement une autre voix prononcer derrière moi ces deux autres vers :
VERS.
MUSULMAN, TOI QUI AS LE BONHEUR DE PARLER LA LANGUE DU CORAN, CALME TA FRAYEUR, ET NE CRAINS RIEN DE SATAN ET DE SES COMPLICES. TU ES SOUS LA SAUVEGARDE DES GENIES FIDELES, DONT LA RELIGION EST LA MEME QUE LA TIENNE.
« Au nom du Dieu que vous adorez comme moi, m’écriai-je, faites-moi donc connaître plus particulièrement qui vous êtes ? »
 » À peine avais-je achevé ces paroles, que je vis paraître un fantôme vêtu d’une longue robe blanche, qui me tint ce discours :
NOUS AVONS EPROUVE VOTRE BIENFAISANCE ET VOTRE GENEROSITE. TOUS LES GENIES FIDELES A DIEU ET A SON PROPHETE, PARTAGENT NOTRE RECONNOISSANCE. SI VOUS AVEZ BESOIN DE NOUS, PARLEZ, NOUS SOMMES PRETS A VOUS SECOURIR, ET A FAIRE POUR VOUS TOUT CE QUI SEROIT EN NOTRE POUVOIR.
« Hélas, m’écriai-je, qui a plus besoin que moi de secours, et qui éprouva jamais un malheur semblable au mien ? Y a-t-il sur la terre un infortuné plus à plaindre que moi ? »
« N’êtes-vous pas Abou Mohammed Alkeslan, me demanda le génie ? » « Il n’est que trop vrai, lui répondis-je, en poussant un profond soupir. »
« Eh bien, me dit-il, consolez-vous, vous avez trouvé des protecteurs. Sachez que je suis le frère du serpent blanc à qui vous venez de rendre un si grand service en le débarrassant de son ennemi. Nous sommes quatre frères issus du même père et de la même mère, et tous quatre nous sommes disposés à vous servir, et à vous témoigner notre reconnaissance. Le génie, caché sous la figure du singe avec lequel vous avez vécu si long-temps, est un des génies rebelles à Dieu. Sans la ruse qu’il a employée, jamais il n’aurait pu se rendre maître de votre épouse, pour qui ce perfide avait conçu depuis longtemps une passion effrénée. Il avait tenté plusieurs fois de l’enlever ; mais le talisman que le schérif son père avait composé, a toujours mis obstacle à l’exécution de son projet jusqu’au moment où vous l’avez brisé. Quoiqu’il soit maintenant le maître de la destinée de cette belle personne, nous ne désespérons pas cependant de vous rapprocher d’elle, et de faire périr son ravisseur. Le service que vous nous avez rendu nous fait un devoir d’employer toute notre puissance pour vous servir dans cette occasion. »
 » En finissant ces paroles, le génie poussa un cri si terrible, que la terre en fut ébranlée, et que j’eus beaucoup de peine à me tenir sur mes pieds. Une troupe de gens armés ayant paru aussitôt, il leur demanda s’ils savaient où le singe s’était retiré ? « Il a fixé sa résidence, répondit l’un d’eux, dans la ville d’Airain, dans cette ville que le soleil n’éclaire jamais de ses rayons. »
« Abou Mohammed, me dit le génie, je vais vous donner un de nos esclaves pour vous conduire. Il vous enseignera les moyens que vous devez employer pour retrouver la jeune dame que vous avez épousée ; mais faites bien attention à ne pas prononcer le nom de Dieu en traversant avec lui les airs ; car cet esclave est du nombre des génies révoltés qui sont soumis à notre puissance ; et si par hasard vous oubliez de suivre le conseil que je vous donne, il disparaîtra aussitôt, et en tombant vous courrez risque de perdre la vie. »
 » Je montai donc sur le dos du génie rebelle, en me promettant bien de faire la plus grande attention à ce qui m’était prescrit. Il m’enleva rapidement dans les airs, et me fit perdre bientôt la terre de vue. Je n’aperçus plus qu’un espace immense, où les astres, semblables à de hautes montagnes, faisaient autour de moi leurs révolutions ; et je m’élevai si haut, que j’entendis distinctement les concerts des anges, qui chantaient des hymnes au pied du trône du Tout-Puissant. Mon conducteur m’expliquait la nature et les propriétés des objets qui s’offraient de toutes parts à ma vue : il m’entretenait sans cesse du nombre infini des choses créées, pour éloigner de mon esprit l’idée du Créateur, et s’efforçait, par ses vains raisonnements et ses discours, de m’empêcher d’exprimer mon admiration pour tout ce que je voyais, en prononçant le nom de Dieu.
 » Tout-à-coup un esprit céleste, couvert d’un manteau bleu d’azur, et dont les cheveux blonds tombaient en grosses boucles sur ses épaules, se présenta devant moi. Son visage était éclatant de lumière, et il tenait à la main une lance d’où jaillissaient de toutes parts des étincelles de feu. « Abou Mohammed, me dit-il, prononce sur-le-champ la formule : IL N’Y A POINT D’AUTRE DIEU QUE LE SOUVERAIN, AUTEUR DE TOUTES CHOSES, ou je vais te frapper de cette lance. » Effrayé de sa menace, j’oubliai toutes mes résolutions, et proférai les paroles qui devaient causer ma perte. Soudain l’ange de lumière frappa de sa lance le génie rebelle, et le réduisit en cendres. Pour moi, je descendis aussitôt rapidement vers la terre, et tombai dans les flots.
 » Étourdi de ma chute, je restai quelque temps sous l’eau. Ayant ensuite repris mes esprits, je me mis à nager de toutes mes forces ; mais j’aurois infailliblement perdu la vie, si je n’avais été aperçu par quelques matelots qui se trouvaient par hasard dans une barque à peu de distance de l’endroit ou j’étais tombé. Ils vinrent aussitôt à mon secours ; et m’ayant saisi par mes habits, ils parvinrent à me mettre à bord.
 » Ces hommes parlaient un langage qui m’était tout-à-fait inconnu : ils m’adressèrent plusieurs fois la parole ; mais je leur fis comprendre, par signes, que je ne les entendais pas. Vers le soir, ils jetèrent leurs filets à la mer, et attrapèrent une grande quantité de poissons qu’ils firent rôtir, et dont je mangeai avec grand appétit. Le lendemain matin ils cinglèrent vers la terre ; et étant débarqués, ils me conduisirent dans une ville très-peuplée, et me présentèrent à leur roi, qui me reçut de la manière la plus flatteuse et la plus distinguée. M’étant informé du nom de la ville ou je me trouvais, j’appris qu’elle s’appelait Henad, et que c’était une des villes maritimes les plus considérables de la Chine.
 » Le roi recommanda expressément à un de ses visirs de prendre le plus grand soin de moi, et de me faire voir toutes les curiosités du pays. On me raconta que dans les anciens temps les habitants de cette ville étaient livrés à toutes sortes de superstitions, et que pour les punir, Dieu les avoit métamorphosés en pierres. Ce qui me surprit le plus, fut la beauté des arbres fruitiers qui croissoient aux environs en si grande quantité, que je ne me rappelle pas en avoir jamais autant vu ailleurs.
 » Je passai environ un mois à m’amuser et à me divertir dans cette ville. Un jour que je me promenois sur les bords du fleuve qui en baigne les murs, j’aperçus un cavalier qui venoit à toute bride de mon côté. « N’êtes-vous pas Abou Mohammed Alkeslan, me demanda-t-il quand il fut près de moi ? » Sur ma réponse affirmative, il me dit de ne pas m’effrayer, qu’il étoit un de mes amis, et qu’il vouloit me témoigner sa reconnoissance pour un service que je lui avois rendu.
« Qui êtes-vous donc lui demandai-je avec surprise ? » « Je suis, me répondit-il, le frère du serpent blanc, et je viens vous apprendre que vous n’êtes pas fort éloigné du lieu où votre épouse est renfermée. » En même temps, il me couvrit de son manteau, et me fit monter derrière lui. Il partit comme un éclair, et nous nous enfonçâmes dans une vaste forêt.
 » Après avoir galoppé assez long-temps, il s’arrêta tout-à-coup, et me fit descendre de cheval. « Vous voyez ces deux montagnes, me dit-il, côtoyez-les jusqu’à ce que vous aperceviez la ville d’Airain ; mais gardez-vous bien de vouloir y entrer avant que je vienne vous revoir, et que je vous donne un moyen d’y pénétrer sans danger. » En disant cela il disparut, et me laissa dans une solitude épouvantable.
 » Je marchois péniblement dans une plaine aride où, sans doute, avant moi aucun mortel n’avoit encore pénétré, et j’aperçus enfin la ville dont le génie m’avoit parlé. Les murs en étoient d’airain, et si élevés qu’ils se perdoient dans les nues. Je m’en approchai, et j’en fis le tour, dans le dessein de découvrir un endroit par où l’on pût y entrer ; mais toutes mes recherches furent inutiles. Dans ce moment, le frère du serpent blanc parut devant moi, et me présenta une épée enchantée, avec laquelle je pourrois, me dit-il, pénétrer dans la ville sans être aperçu. Je pris l’épée, et le génie disparut sans me laisser le temps de lui répondre.
 » Un bruit confus de voix ayant peu après frappé mes oreilles, je me retournai, et j’aperçus une troupe d’hommes qui avoient les yeux au milieu de la poitrine. Dès qu’ils me virent, ils s’approchèrent de moi, et me demandèrent qui j’étois, et qui avoit pu m’amener en cet endroit ? Je satisfis à leurs questions, et leur racontai mes aventures. Ils me dirent que la jeune dame dont je venois de leur parler étoit effectivement renfermée avec le génie rebelle dans la ville d’Airain ; mais qu’ils ignoroient de quelle manière il l’avoit traitée. Quant à nous, ajoutèrent-ils, vous n’avez rien à craindre de notre part ; car nous sommes attachés au service des frères du serpent blanc. Si vous voulez pénétrer au-delà de ces murs, allez vers cette fontaine, examinez de quel côté vient l’eau, et suivez son cours : il vous conduira dans la ville ; c’est le seul chemin que vous puissiez prendre pour y entrer.
 » Je suivis le conseil des génies, et j’aperçus un aqueduc : j’y entrai, et j’en parcourus toute la longueur. À peine avois-je fait quelques pas hors de l’aqueduc, que je vis mon épouse dans une vaste prairie, assise sur un coussin de brocard d’or, et couverte d’un voile de soie dont les bords représentoient un superbe jardin planté d’arbres chargés de fruits d’or et de perles.
 » Dès qu’elle m’aperçut, elle se leva avec empressement, et me demanda qui avoit pu m’introduire dans un lieu inaccessible à tous les mortels ? Quand mes premiers transports furent calmés, je lui racontai dans le plus grand détail ce qui m’étoit arrivé depuis notre séparation, et je la priai de satisfaire à son tour ma curiosité, et de m’indiquer, s’il lui étoit possible, les moyens qu’il falloit employer pour sa délivrance.
« L’extrême passion que ce maudit génie a conçue pour moi, me dit mon épouse, ne lui a pas permis de me rien cacher de ce qui peut lui nuire ou lui être utile. Il m’a dévoilé tous ses secrets, et j’ai appris de sa propre bouche qu’il y a près d’ici un talisman qui soumet à sa puissance tout ce que cette ville contient dans ses murs. Au moyen de ce talisman, rien ne résiste à ses ordres. Il est renfermé dans une colonne… » « Où est cette colonne, m’écriai-je vivement en l’interrompant ? » « La voilà, me dit-elle en me la montrant du doigt ; c’est là que la puissance de notre ennemi est concentrée. »
 » Enchanté de connoître un secret qui pouvoit m’être aussi utile, je m’informai exactement en quoi consistoit ce talisman ? « C’est un aigle, me dit mon épouse, sur lequel sont gravés des caractères que je ne connois pas. Si vous pouvez parvenir à vous en rendre maître, approchez-vous sur-le-champ d’un réchaud ardent, jettez-y quelques pincées de musc, et présentez l’aigle à la fumée qui s’en élèvera. Tous les génies paroîtront alors devant vous, prêts à exécuter ce que vous voudrez leur commander. »
 » Je m’avançai aussitôt vers la colonne sans crainte d’être aperçu, à cause de l’épée enchantée qui me rendoit invisible ; et m’étant emparé de l’aigle, je voulus éprouver aussitôt sa vertu. Les génies s’étant présentés devant moi, je leur ordonnai de retourner pour le moment à leur poste, et de se tenir prêts à m’obéir à l’avenir, toutes les fois que j’aurois besoin de leur ministère. Je retournai près de mon épouse, et lui demandai si elle vouloit m’accompagner ? Elle y consentit avec joie. Nous sortîmes par le même chemin par où j’étois entré, et nous fûmes rejoindre les hommes extraordinaires qui me l’avoient indiqué. Je les priai de m’enseigner la route que je devois prendre pour retourner dans mon pays. Ils le firent de la meilleure grâce du monde, et poussèrent même la complaisance jusqu’à me conduire sur le bord de la mer, où ils me fournirent un vaisseau et des provisions.
 » Nous montâmes dans le vaisseau, qui étoit près de mettre à la voile ; le vent nous fut constamment favorable, et nous arrivâmes fort heureusement à Basra. Le schérif, charmé de revoir sa fille bien aimée, nous reçut à bras ouverts, et nous combla d’amitiés et de caresses.
 » Après m’être reposé quelque temps des fatigues que j’avois essuyées, je m’enfermai seul un jour dans mon appartement ; je pris l’aigle que j’avois conservé avec le plus grand soin, et je me mis à faire les fumigations nécessaires. Aussitôt les génies accoururent de toutes parts, et se prosternèrent devant moi. Je leur ordonnai de transporter à Basra toutes les richesses, les pierreries et les diamans qui étoient renfermés dans la ville d’Airain : ce qu’ils exécutèrent avec toute la promptitude imaginable.
 » Voulant ensuite me venger du génie rebelle qui avoit pris, pour me tromper si cruellement, la forme d’un singe, je commandai aux génies fidèles de m’amener sur-le-champ cet esprit pervers. Il se présenta devant moi d’un air humble et suppliant ; mais je ne me laissai pas toucher par ses prières. Après lui avoir fait les reproches que sa trahison méritoit, je le fis enfermer dans un vase de cuivre scellé avec du plomb, et le fis jeter à la mer.
 » Depuis ce moment nous jouissons, mon épouse et moi, de la tranquillité la plus parfaite, et rien ne manque à notre bonheur. Tous les souhaits que je puis former sont aussitôt accomplis, et toutes les richesses que je puis désirer me sont apportées sur-le-champ par les génies soumis à mes ordres. Telles sont, souverain Commandeur des croyans, les faveurs singulières que je tiens de la bonté divine, et dont je ne cesse de lui rendre grâces. »
Le calife Haroun Alraschid, charmé du récit d’Abou Mohammed Alkeslan, accepta d’autant plus volontiers les présents qu’il lui avait offerts, qu’il avait remarqué parmi ces présents plusieurs diamants dont la grosseur et la beauté surpassaient beaucoup les désirs de Zobéïde. Il donna, de son côté, à Abou Mohammed les marques les plus éclatantes de sa générosité et de sa bienveillance, et le renvoya à Basra, comblé d’honneurs et de bienfaits.

« Ma sœur, dit Dinarzade, aussitôt que la sultane eut achevé l’histoire d’Abou Mohammed Alkeslan, vous savez que le sultan aime beaucoup ces aventures qui arrivaient au calife Haroun Alraschid, lorsqu’il sortait le soir de son palais. Je me rappelle de vous avoir entendu parler d’une rencontre qu’il fit, et dans laquelle il fut un moment tenté de douter s’il était le véritable calife de Bagdad, le souverain Commandeur des croyants. » « Vous voulez parler, ma sœur, répondit Scheherazade, de l’histoire d’Ali Mohammed le joaillier, ou du faux calife ; je me la rappelle très-bien, et je pourrai vous la raconter demain, si le sultan des Indes veut bien encore me laisser la vie. » L’annonce que venait d’entendre Schahriar avait excité sa curiosité ; il résolut, pour la satisfaire, de différer de nouveau la mort de la sultane.

Le conte suivant : Histoire d’Aly Mohammed le joaillier, ou du faux calife