« Le bruit du retour des marchands se répandit aussitôt dans la ville. Ma mère vint me trouver en diligence, et me dit : « Lève-toi vite, mon fils, lève-toi ; Aboul Mozaffer est arrivé. Cours le saluer, et lui demander ce qu’il t’a apporté ? Peut-être est-ce quelque chose dont tu pourras tirer parti. »
« Aidez-moi donc, dis-je à ma mère, en me frottant les yeux, aidez-moi, de grâce, à me mettre sur mes jambes. Il y a loin d’ici au port, et vous savez que je ne vais pas vite. » Ma mère me souleva, et me soutint jusqu’à ce que je fusse affermi sur mes jambes. Je fis ensuite un effort sur moi-même, et je m’acheminai vers le bord de la mer, où j’arrivai enfin après m’être embarrassé plus d’une fois dans mes habits.
« Dès qu’Aboul Mozaffer m’aperçut, il accourut vers moi, et me salua comme son libérateur, et celui de ses compagnons de voyage. « Prenez ce singe, me dit-il, je l’ai acheté pour vous ; allez m’attendre chez votre mère ; je ne tarderai pas à vous suivre. »
Surpris d’un pareil discours, et de l’accueil que je venois de recevoir, je pris le singe, et m’en retournai, en disant en moi-même : « Voilà, ma foi, une belle emplette que vient de faire pour moi Aboul Mozaffer, et qui me sera d’une grande utilité ! » Quand j’arrivai chez moi, je dis à ma mère : « La belle chose que le commerce ! Toutes les fois que vous me verrez dormir, ayez grand soin de me réveiller pour que j’aille courir au port. Regardez, ajoutai-je, en lui montrant le singe, voyez quelle marchandise on m’a rapportée de la Chine ! »
« À peine étais-je assis, que plusieurs esclaves d’Aboul Mozaffer entrèrent, et me demandèrent si j’étais Abou Mohammed Alkeslan ? J’avais à peine répondu oui, que j’aperçus Mozaffer lui-même qui les suivait. Je me levai aussitôt, et m’avançai pour lui baiser la main ; mais il ne m’en donna pas le temps. Il se jeta à mon cou, et m’invita à l’accompagner jusque chez lui. Quoiqu’assez mécontent, j’acceptai néanmoins sa proposition, ne voulant pas désobliger un homme qui me faisait tant de caresses.
« Lorsque nous fûmes arrivés à la maison d’Aboul Mozaffer, il ordonna à deux de ses esclaves d’aller chercher la somme qui m’était destinée. Ils obéirent sur-le-champ, et rentrèrent peu de temps après, chargés de deux cassettes assez lourdes. « Voilà, mon fils, me dit Mozaffer en m’en présentant les clefs, de quelle manière Dieu a fait fructifier les cinq pièces d’argent dont vous m’aviez chargé. La somme contenue dans ces deux cassettes vous appartient : retournez chez vous ; ces deux esclaves ont ordre de vous suivre. »
« Charmé au-delà de toute expression de ce que je venais d’entendre, je témoignai ma vive reconnaissance au généreux Aboul Mozaffer, et je retournai chez ma mère, à qui la vue des deux cassettes causa la plus agréable surprise.
« Vous voyez, mon fils, me dit-elle, que la Providence ne vous a pas abandonné. Méritez donc ses bienfaits, en faisant tous vos efforts pour vous défaire de cette indolence et de cette paresse dans laquelle vous avez vécu jusqu’ici. » Je promis à ma mère de suivre son conseil ; et le changement heureux qui venait de s’opérer dans ma situation, me fit aisément tenir parole.
» Mon singe cependant paraissait s’attacher davantage à moi de jour en jour ; il venait s’asseoir sur le sofa où j’étais assis ; et quand je prenais mes repas, il mangeait et buvait avec moi ; mais ce que je trouvais d’inconcevable dans sa conduite, c’est qu’il disparaissait dès le point du jour, et ne revenait jamais avant midi. Il entrait alors dans ma chambre, tenant entre ses pattes une bourse de mille pièces d’or qu’il déposait à mes pieds, et venait s’asseoir à mes côtés. Il continua ce manège si longtemps, que je devins excessivement riche. J’achetai des terres et des maisons de campagne ; je fis construire plusieurs palais avec de vastes jardins, et je m’entourai d’un grand nombre d’esclaves de l’un et de l’autre sexe.
« Un jour que mon singe était assis à mes côtés, comme à son ordinaire, je le vis regarder avec curiosité à droite et à gauche, comme pour s’assurer que nous étions seuls. « Qu’est-ce que cela veut dire, pensai-je en moi-même ? » Mais, jugez de ma surprise, souverain Commandeur des croyants, quand je le vis remuer les lèvres , et que je l’entendis prononcer distinctement mon nom.
» Effrayé de ce prodige, j’étais prêt à m’élancer hors de l’appartement, lorsqu’il me dit : « Ne craignez rien, Abou Mohammed, et ne soyez pas étonné de m’entendre parler ; je ne suis pas un singe ordinaire. » « Qui es-tu donc, m’écriai-je ? »
« Je suis, me répondit-il, du nombre des génies rebelles. L’état de misère dans lequel vous viviez m’a touché de compassion, et je suis venu vers vous pour vous en faire sortir. Vous pouvez vous faire une idée de mon pouvoir, par les richesses que je vous ai prodiguées : richesses si immenses que vous n’en connaissez pas vous-même l’étendue ; mais j’ai dessein de faire encore plus pour vous, je veux vous faire épouser une femme dont la beauté surpasse tout ce que l’imagination peut se figurer de plus ravissant. »
« Comment pourrai-je obtenir la main de cette belle personne, lui demandai-je avec vivacité ? »
« Écoutez attentivement, reprit-il, ce que je vais vous dire. Vous vous habillerez demain de la manière la plus riche et la plus magnifique ; vous monterez sur votre mule, couverte d’une selle d’or brodée de perles et de diamants, et vous vous rendrez au bazar où l’on vend les fourrages. Là, vous vous informerez où est le magasin du schérif : vous entrerez chez lui, et vous lui direz que vous venez demander sa fille en mariage. S’il vous objecte que vous n’êtes pas assez riche pour prétendre à la main de sa fille, que vous êtes sans naissance et sans considération personnelle, présentez-lui une bourse de mille pièces d’or ; s’il en demande davantage, offrez-lui toutes les richesses qu’il pourra désirer, et ne craignez point de vous compromettre en offrant au-delà de vos facultés : j’aurai soin de pourvoir à tout, et je vous mettrai à portée de remplir vos engagements. »
» Charmé d’une pareille ouverture, je promis de suivre de point en point les instructions de mon singe. Effectivement, dès que le jour parut, je mis mes habits les plus magnifiques, je montai sur une mule couverte d’une selle d’or, et je me rendis au bazar où l’on vend les fourrages. Ayant facilement trouvé le magasin du schérif, je descendis chez lui, et le saluai. Mon extérieur et les esclaves dont j’étais entouré lui en ayant imposé, il me rendit mon salut avec politesse, et me demanda s’il pouvait faire quelque chose pour m’obliger ?
« Seigneur, répondis-je au schérif, mon bonheur et mon repos sont entre vos mains. J’ai entendu parler de votre fille de la manière la plus avantageuse, et je viens vous la demander en mariage. »
« Pardonnez-moi, me dit le schérif, si j’ose m’informer de votre naissance, de votre rang, et sur-tout de vos facultés. Je n’ai pas l’honneur de vous connaître, et l’on ne peut marier une fille sans être instruit de toutes ces choses. »
» Je tirai alors de mon sein une bourse de mille pièces d’or, et je la présentai au schérif. « Voilà, lui dis-je, ma naissance et ma qualité [2]. L’homme riche n’a pas besoin d’autre recommandation ; l’argent répond à toutes les objections. Vous connoissez ce mot du prophète : La meilleure ressource c’est l’ARGENT. [3] Un de nos poètes a heureusement exprimé en quatre vers les avantages de la richesse.
VERS.
« Quand un riche parle, chacun s’écrie : « Vous avez raison, » lors même qu’il ne sait ce qu’il dit.
» Quand un pauvre parle, on répond : « Cela est faux, » lors même qu’il a pour lui la raison.
» L’argent, dans tous les pays, fait admirer et respecter les hommes.
» C’est une langue pour celui qui veut parler, et une flèche pour celui qui veut tuer. » [4]
» À ces mots, le schérif baissa les yeux, et se mit à réfléchir. Un moment après, il me dit : « Puisqu’il est ainsi, trouvez bon, Seigneur, que je vous demande encore deux mille pièces d’or. » « Vous allez être obéi, lui dis-je. « Et aussitôt je dépêchai un de mes esclaves chez moi, qui revint un moment après, chargé de plusieurs bourses pareilles à celle que j’avais d’abord présentée au schérif.
» À la vue de l’or que je fis briller à ses yeux, le schérif parut satisfait. Il se leva, et ordonna à un de ses esclaves de fermer le magasin. Ayant ensuite rassemblé ses parents et ses amis, il fit dresser mon contrat de mariage, et me promit que les noces se célébreraient chez lui dans dix jours, et que dans dix jours il me rendrait l’heureux possesseur de sa fille.
» Transporté de joie, je m’en retournai chez moi ; et m’étant renfermé seul avec mon singe, je lui fis part du succès de mon mariage. Il me félicita sur le bonheur dont j’allais jouir, et donna les plus grands éloges à la manière dont je m’étais conduit.
» La vieille du jour fixé par le schérif, mon singe m’ayant trouvé seul, m’aborda avec un air d’inquiétude et d’embarras qu’il avait peine à dissimuler. « Demain, me dit-il , tous vos vœux seront comblés. Puis-je espérer qu’en commençant à jouir du bonheur que je vous ai préparé, vous voudrez bien me rendre un service ? Si vous me l’accordez, vous pourrez exiger de moi tout ce que vous voudrez. »
« Qu’est-ce que c’est, lui dis-je assez surpris ? Parlez : je n’ai rien à vous refuser. »
« Dans l’appartement où vous devez passer la nuit avec votre épouse, me répondit-il en baissant la voix, est pratiqué un cabinet, sur la porte duquel est un anneau de cuivre. Au-dessous de cet anneau vous trouverez un petit paquet de clefs, à l’aide desquelles vous pourrez ouvrir la porte. En entrant dans ce cabinet, vous apercevrez un coffre de fer dont les quatre coins sont surmontés de quatre petits drapeaux enchantés. Dans ce coffre est un bassin de cuivre rempli d’or et de pierreries, à côté duquel il y a onze serpens. Au milieu du bassin est attaché un coq d’une blancheur éblouissante. À côté du coffre, vous apercevrez un cimeterre : ramassez-le, tuez le coq, mettez en pièces les quatre drapeaux, renversez le coffre, et sortez ensuite pour aller rejoindre votre épouse. Voilà tout ce que j’exige de vous pour les services que je vous ai rendus, et pour ceux que je me propose de vous rendre encore. »
» Je promis de me conformer à ce que desirait le singe, sans chercher à en pénétrer les motifs. Le lendemain je me rendis à la maison du schérif ; et après la cérémonie du mariage, on m’introduisit dans l’appartement de mon épouse. J’aperçus aisément la porte et l’anneau dont le singe m’avait parlé.
» Quand je me trouvai seul avec mon épouse, et qu’elle eut levé son voile, je restai muet d’étonnement à la vue de tant de beautés et de perfections réunies. Jamais la nature n’avait formé une créature plus charmante. La régularité de ses traits, sa taille, son maintien, sa rougeur, son sourire, firent une telle impression sur moi, que j’oubliai presque le singe et ses instructions.
» Cependant la voix de la reconnaissance s’étant fait entendre à son tour, je ne voulus pas m’endormir avant d’avoir exécuté ce que m’avait demandé mon bienfaiteur. Sur le minuit, voyant mon épouse profondément endormie, je me lève avec précaution, je détache les clefs qui étaient sous l’anneau de cuivre ; et ayant ouvert le cabinet, je ramasse le cimeterre que je trouve à mes pieds, j’égorge le coq, je mets en pièces les quatre petits drapeaux enchantés, et je renverse le coffre.
» Dans ce moment, mon épouse se réveille en sursaut, et apercevant la porte du cabinet ouverte, et le coq étendu sans vie à mes pieds : « Grand Dieu, s’écrie-t-elle, me voilà donc la victime de ce génie perfide ! » À peine avait-elle prononcé ces paroles, que le génie rebelle qu’elle paraissait craindre, parut tout-à-coup dans l’appartement, et l’enleva à mes yeux.
» Les cris de mon épouse et les miens réveillèrent le schérif, qui entra dans l’appartement, et devina facilement le sujet de ma frayeur en ne voyant plus sa fille, et en apercevant la porte du cabinet ouverte.
« Malheureux Abou Mohammed, me dit-il en s’arrachant les cheveux, hélas, qu’avez-vous fait ? Est-ce donc là la récompense que vous nous destiniez à ma fille et à moi, pour la manière dont nous avons agi à votre égard ? J’avais composé moi-même ce talisman ; je l’avais placé dans ce cabinet pour empêcher ce maudit génie d’exécuter ses sinistres projets sur ma fille. Depuis six ans, il avait fait de vains efforts pour s’emparer d’elle ; mais c’en est fait, maintenant je n’ai plus de fille ; je n’ai plus aucune consolation dans le monde… Allez donc, sortez à l’instant d’ici ; car il m’est impossible de souffrir votre vue plus long-temps. »
» Je me retirai chez moi, profondément affligé d’avoir été l’instrument de la perte d’une personne qui m’était devenue si chère, quoique je ne l’eusse vue que quelques instants. Je cherchai partout mon singe pour lui raconter mon aventure ; mais toutes mes perquisitions furent inutiles. Je reconnus alors que c’était lui qui m’avait enlevé mon épouse, après m’avoir engagé par ses insinuations perfides à briser le talisman qui mettait obstacle à l’exécution de ses desseins sur elle. Furieux d’être le dupe de ce génie rebelle, je déchirai mes vêtements, je me meurtris le visage, et résolus de ne pas rester plus longtemps dans un pays où j’avais perdu ce que j’avois de plus cher au monde.
» Je sortis donc de la ville, je m’enfonçai dans un désert, et je marchais encore lorsque la nuit me surprit. Ne sachant où j’étais ni où j’allais, je cherchais alors quelque abri pour me mettre à couvert, quand j’aperçus au clair de la lune, et tout près de moi, deux énormes serpens, l’un roux et l’autre blanc, qui se battoient. Touché de compassion, sans savoir pourquoi, en faveur du serpent blanc, je ramassai une grosse pierre, et la lançant de toutes mes forces, je visai si juste, que j’écrasai la tête de l’autre serpent.