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Histoire d’Abou Mohammed Alkeslan

Ma mère vint un jour me trouver, tenant dans sa main cinq pièces d’argent, fruit de ses épargnes, et me tint ce discours :
« Mon fils, je viens d’apprendre que le scheikh Aboul Mozaffer est sur le point de partir pour faire un voyage à la Chine. C’est un homme rempli de charité pour les pauvres, et très-connu par sa probité. Fais un effort sur toi-même, mon enfant, lève-toi ; viens avec moi lui porter ces cinq pièces d’argent, et le prier de t’acheter dans ce pays de la Chine, dont on raconte tant de merveilles, quelque chose qui puisse t’être utile. Si tu ne veux pas te lever et venir avec moi, je te jure que je ne reviendrai plus te voir, et que je te laisserai mourir de faim et de soif. »
Je vis bien, par ce discours, que ma mère étoit révoltée de ma paresse : je craignis l’effet de ses menaces, et je crus devoir faire un effort pour me tirer de l’engourdissement où je vivois ; car je ne crois pas qu’il y eût alors sur la terre un animal plus paresseux que moi. Je dis donc à ma mère : « Eh bien, ma mère, aidez-moi à me mettre sur mon séant ! » Tandis qu’elle me rendoit ce service, je gémissois et fondois en larmes, à cause de la violence que j’étois obligé de me faire.
 » Je priai ensuite ma mère de m’apporter mes souliers ; elle eut la complaisance de me les mettre elle-même aux pieds, et de me prendre par-dessous les bras pour m’aider à me lever. Elle ne cessa de me pousser pour me faire marcher, et de me tirer par la manche de mon habit, que quand nous fûmes arrivés sur le bord de la mer, où nous trouvâmes le scheikh Aboul Mozaffer.
 » Je saluai ce scheikh, et lui demandai, le plus poliment qu’il me fut possible, si c’étoit lui qui s’appeloit Aboul Mozaffer ; car j’avouerai à ma honte, que je ne connoissois pas de vue cet excellent homme. Sur sa réponse affirmative, je le priai de vouloir bien se charger des cinq pièces d’argent que je lui présentois, pour m’en acheter quelque chose dans le pays où il alloit.
 » Le scheikh, surpris de ma demande, se tourna vers ses compagnons de voyage, et leur demanda s’ils me connaissaient ? « Oui, Seigneur, lui répondirent-ils, c’est Abou Mohammed Alkeslan, si renommé pour sa paresse, que c’est sans doute aujourd’hui pour la première fois qu’il est sorti ; car on ne l’a jamais vu hors de sa maison. »
 » Aboul Mozaffer reçut volontiers mes cinq pièces d’argent, et me promit, en riant, de s’acquitter de la commission dont je le chargeais. Je le remerciai, et m’en revins aussitôt chez moi, appuyé sur le bras de ma mère.
 » Aboul Mozaffer, accompagné d’un grand nombre de marchands, se mit en mer, et après une navigation assez heureuse, débarqua sur les côtes de la Chine. Quand chacun se fut défait de ses marchandises, et en eut acheté d’autres, on mit à la voile pour revenir à Basra.
 » Il y avoit déjà trois jours que le vaisseau voguait en pleine mer, quand Mozaffer ordonna tout-à-coup de revirer de bord. Les marchands, surpris d’une pareille manœuvre, en demandèrent la raison. « Vous rappelez-vous, leur dit Aboul Mozaffer, la commission dont ce pauvre Abou Mohammed Alkeslan m’avoit chargé ? Eh bien, je l’ai totalement oubliée ! Il faut nécessairement que nous retournions lui acheter quelque chose qui puisse lui être utile, pour m’acquitter de la promesse que je lui ai faite. »
« De grâce, Seigneur, répondirent les marchands à Aboul Mozaffer, ne nous forcez point à retourner sur nos pas. L’espace que nous avons parcouru est trop considérable, pour nous exposer pour si peu de chose aux mauvais temps que nous avons déjà essuyés, et aux dangers que nous avons évités si heureusement jusqu’ici. »
Comme Aboul Mozaffer ne voulait rien entendre, et persistait toujours dans son dessein, les marchands lui offrirent de doubler chacun la somme que je lui avais remise. Aboul Mozaffer trouva la proposition si avantageuse pour moi, qu’il l’accepta. Les marchands continuèrent leur route, et abordèrent dans une isle extrêmement peuplée, où l’on faisait un commerce considérable de perles et de diamants. Ayant jeté l’ancre dans une rade fort commode, ils descendirent tous à terre pour négocier leurs marchandises.
 » En se promenant dans le bazar, Aboul Mozaffer aperçut un homme assis, qui avoit autour de lui un grand nombre de singes, parmi lesquels s’en trouvoit un qui étoit tout pelé. S’étant arrêté pour les examiner, il remarqua que quand ces animaux voyoient que leur maître n’avoit pas l’œil sur eux, ils se jetoient tous sur leur pauvre camarade, et le maltraitoient d’une manière étrange. Quand leur maître s’en apercevoit, il se levoit, et les battoit pour les faire finir ; mais il avoit beau châtier, et enchaîner les plus mutins, dès qu’il avoit le dos tourné, ils recommençoient leur manége.
 » Aboul Mozaffer, touché de voir ce pauvre singe tourmenté de la sorte, s’approcha de son maître, et lui demanda s’il voulait le lui vendre ? « Je vous en offre, dit-il, cinq écus que m’a remis un jeune orphelin pour lui acheter quelque chose. » « J’y consens très-volontiers, répondit le maître du singe, et je souhaite que cet achat soit avantageux à votre protégé. » Mozaffer ayant payé la somme convenue, emmena l’animal avec lui, et ordonna à un de ses esclaves de le conduire à bord du navire, et de l’attacher sur le tillac.
 » Quand les marchands eurent fini leurs emplettes, ils remirent à la voile, et cinglèrent vers une autre isle, où ils n’eurent pas plutôt abordé, qu’ils se virent entourés de barques de plongeurs, qui venaient leur offrir leurs services. Ces hommes s’étant jetés à l’eau pour quelques pièces de monnoie, le singe qui les vit faire, s’agita tellement, qu’il parvint à se détacher, et s’élança dans la mer à leur exemple.
« Bon Dieu, s’écria Aboul Mozaffer, en voyant disparaître le singe, que dira ce pauvre Mohammed Alkeslan, qui ne verra pas seulement l’animal que j’avais acheté pour lui ? »
 » Les plongeurs ayant bientôt reparu sur l’eau, le singe revint aussi avec eux, tenant entre ses pattes plusieurs nacres de perles, qu’il vint déposer aux pieds d’Aboul Mozaffer. Celui-ci, surpris d’une pareille action, ne put s’empêcher de croire que ce singe ne fût un être extraordinaire, et qui cachoit quelque mystère.
 » Les marchands ayant remis à la voile, furent accueillis par une tempête qui les écarta de leur route, et les jeta sur la côte d’une isle, appelée l’isle des Zinges [1], dont les habitants étaient nègres et anthropophages. Lorsque ces Sauvages aperçurent le vaisseau, ils vinrent l’assaillir de tous côtés dans leurs barques, s’en emparèrent, garottèrent les marchands, et les conduisirent devant leur roi. Ce prince féroce ordonna de faire rôtir un certain nombre de ces malheureux, et se reput de leur chair avec les principaux de ses sujets ; le reste des marchands, après avoir été témoin du malheur de leurs compagnons, fut enfermé dans une hutte, et attendait, en pleurant, le même sort.
 » Vers le milieu de la nuit, le singe, qu’on avait laissé en liberté, s’approcha d’Aboul Mozaffer, et le délivra de ses liens. Celui-ci s’avança aussitôt à tâtons vers ses infortunés camarades, qui, s’imaginant qu’il s’était lui-même détaché, s’écrièrent : « Le ciel prend pitié de nous, Aboul Mozaffer, puisqu’il a permis que vous puissiez briser vos liens, et devenir notre libérateur ! » « Mes amis, leur dit-il, ce n’est point moi qui ai brisé mes liens, mais le singe que j’ai acheté pour Mohammed Alkeslan. Je compte, pour témoigner ma reconnaissance à cet animal, lui donner une bourse de mille pièces d’or. » « Chacun de nous lui en donnera autant, s’écrièrent-ils tous, s’il nous rend un pareil service. »
 » Le singe n’eut pas plutôt entendu ce que venaient de dire les marchands, qu’il se mit à les détacher les uns après les autres. Dès qu’ils se virent libres, ils se rendirent à bord de leur vaisseau, dont heureusement les Sauvages n’avoient rien emporté. Ils déployèrent aussitôt les voiles, et s’éloignèrent précipitamment d’un endroit qui avoit pensé leur être si funeste.
 » Quand les marchands furent en pleine mer, Aboul Mozaffer les fit ressouvenir de la promesse qu’ils avoient faite au singe, et chacun d’eux s’empressa d’y satisfaire. Il tira lui-même mille pièces d’or de sa cassette, et les joignit à ce que les marchands lui avoient remis, ce qui fit une somme très-considérable. Le vent, qui avait fait heureusement quitter aux marchands l’isle des Zinges, continua de leur être favorable, et ils abordèrent à Basra, après quelques jours de traversée.

Notes

[1Peut-être l’isle de Zanzibar, près de la côte du Zanguebar, ou de la Cafrerie.

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