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Le conte précédent : Histoire de Naama et de Naam


Histoire d’Alaeddin

IL y avait autrefois en Égypte un marchand nommé Schemseddin, qui faisait un commerce fort étendu, et qui jouissait du plus grand crédit par son exactitude à tenir sa parole. Il possédait d’immenses richesse, avait un grand nombre d’esclaves à son service, et tenait le premier rang parmi les négociants du Caire, qui l’avoient choisi pour leur syndic.
À tous ces avantages, Schemseddin joignait celui d’avoir une épouse qu’il aimait beaucoup, et qui le payait du plus tendre retour ; mais quoiqu’ils fussent mariés depuis plus de vingt ans, ils n’avoient point encore eu d’enfants.
Cette privation affligeait sensiblement Schemseddin. Il s’en prenait secrètement à sa femme ; mais il n’avoit jamais osé lui adresser sur cela le moindre reproche. Un jour qu’il était assis dans son magasin, et qu’il regardait ses voisins, qui avoient tous plus ou moins d’enfants, il sentit plus vivement le chagrin de n’en pas avoir, et se trouva par conséquent plus indisposé contre son épouse.
C’était un vendredi : Schemseddin se rendit aux bains ; et après s’être baigné, il se fit parfumer, raser la tête, et arranger la barbe comme il avait coutume de faire tous les vendredis. Tandis qu’il était entre les mains du garçon de bain, il prit le miroir, et se mit à considérer sa figure. Sa barbe, qui commençait à grisonner, augmenta le chagrin qu’il éprouvait de se voir sans enfants. Il s’en retourna chez lui avec beaucoup d’humeur.
L’épouse du marchand, qui savait l’heure où il devait rentrer, avait eu l’attention de se baigner aussi, et de se parer de ses plus beaux habits pour le recevoir. Quand il rentra, elle s’avança vers lui avec empressement, et lui souhaita le bon soir ; mais il la reçut fort mal, et lui dit qu’il n’avait pas besoin de son bon soir.
Interdite d’un accueil aussi froid, elle fit servir le souper, et le pria de se mettre à taille. « Je ne veux rien manger, lui répondit-il. » En même temps il repoussa du pied la table où le souper était servi. « Pourquoi donc, lui dit-elle, ne voulez-vous pas souper, et quel sujet vous donne tant d’humeur aujourd’hui ? »
« Vous-même, répondit le marchand avec aigreur. Ce matin, en ouvrant mon magasin, j’ai vu tous les marchands nos voisins entourés de leurs enfants, et je me suis dit en moi-même : « J’ai été bien bon de jurer à ma femme, la première nuit de nos noces, que je n’en épouserais point d’autre qu’elle, qu’aucune esclave ne deviendrait sa rivale ; enfin, que je ne passerais jamais une nuit hors de chez moi. Je ne prévoyais pas alors que ma femme serait stérile, et ne me donnerait jamais d’enfants. »
« Qu’appelez-vous stérile, lui répondit la femme en colère : c’est plutôt vous qui ne pouvez avoir d’enfants ! »
Le marchand, étonné de cette repartie, et du ton d’assurance avec lequel elle fut faite, commença à concevoir quelques soupçons sur ce qui le concernait, et dit à sa femme : « Serait-il possible, et n’y aurait-il pas, en ce cas, quelque spécifique qui pût me faire avoir des enfants ? Je suis prêt à l’acheter, quel qu’en soit le prix, et à en faire l’essai. »
« Je crois, lui répondit sa femme, qu’il y a de ces spécifiques ; et vous en trouverez, je pense, chez les apothicaires. »
Le marchand passa toute la nuit à réfléchir sur ce que sa femme venait de lui dire. Ils étaient tous deux intérieurement fâchés des reproches qu’ils s’étaient adressés mutuellement. Le mari se leva de grand matin, et se rendit au marché. Étant entré chez un apothicaire, il le salua, et lui demanda s’il avait quelque drogue qui eût la propriété de faire avoir des enfants. « J’en avois il n’y a pas longtemps, lui répondit l’apothicaire, mais je n’en ai plus : j’ai tout vendu. Si vous voulez vous donner la peine de passer chez mon voisin, peut-être aura-t-il ce que vous cherchez. »
Le marchand alla de boutique en boutique, répétant sa demande à chaque apothicaire qu’il rencontrait ; mais tous lui rirent au nez, et se moquèrent de lui. Voyant que sa course était inutile, il revint s’asseoir dans sa boutique, le cœur accablé de tristesse.
Le chef des courtiers, homme adroit et rusé, nommé Scheikh Mohammed, l’ayant aperçu, le salua, et lui demanda la cause de l’abattement où il le voyoit plongé. Le marchand lui raconta la conversation qu’il avait eue la veille avec sa femme, et se plaignit beaucoup de ce qu’étant marié avec elle depuis plus de vingt ans, il n’en avait point encore eu d’enfant. « Elle prétend que c’est ma faute, ajouta-t-il, et m’a fait chercher toute la matinée une drogue qui ait la propriété de faire avoir des enfants ; mais il m’a été impossible d’en trouver. »
« J’ai votre affaire, dit Mohammed ; mais quelle récompense donnerez-vous à celui qui pourra vous procurer le bonheur d’être père, après plus de vingt ans de mariage ? » « Comptez, répondit le marchand, sur toute ma reconnaissance et sur ma générosité. » Scheikh Mohammed lui demanda préalablement un sequin ; et au lieu d’un, le marchand lui en présenta deux.
Mohammed prit alors un grand vase, dans lequel il mit de la canelle, du girofle, du cardamome, du gingembre, du poivre blanc, et quelques autres drogues. Il y joignit de la poudre de crocodile de montagne ; et ayant broyé tout cela ensemble, il le fit bouillir dans d’excellente huile d’olive. Il prit ensuite trois onces d’encens mâle, et une petite mesure d’une certaine graine noire. Il mêla le tout avec du miel, et en fit une espèce de pâte qu’il renferma dans le vase. Il présenta le vase au marchand, et lui dit de faire usage de ce qu’il contenait, en guise de beurre frais, après avoir mangé de la viande de mouton et des pigeons domestiques. « Vous aurez soin, ajouta-t-il, de boire un grand verre de vin par-dessus. »
Le marchand, résolu de suivre exactement ce conseil, apporta à sa femme du mouton et des pigeons, qu’il la pria de faire cuire pour le souper, et lui remit le vase qui renfermait la drogue que Mohammed avait préparée, en lui recommandant d’en avoir grand soin.
Le soir étant venu, on servit le souper. Le marchand, après avoir fait honneur au mouton et aux pigeons, demanda le vase qu’il avait apporté, mangea, au grand étonnement de sa femme, presque tout ce qu’il contenait, et but par-dessus un grand verre de vin de Chypre. Après ce souper, le marchand et sa femme se mirent au lit.
Au bout de quelques mois, la femme du marchand s’aperçut qu’elle était enceinte. Le moment de ses couches étant arrivé, on appela une sage-femme, qui la délivra heureusement d’un beau garçon. La sage-femme, en bonne Musulmane, n’oublia pas, en détachant l’enfant, de prononcer le nom d’Ali et de Mahomet ; elle lui cria ensuite de toutes ses forces dans les oreilles : « Allah acbar ! [1] » et le donna à sa mère, qui lui présenta le sein. L’enfant le prit très-bien, teta longtemps, et s’endormit.
Au bout de trois jours, la femme du marchand fut en état de se lever. Le marchand entra dans l’appartement, félicita son épouse sur sa convalescence, et voulut voir l’enfant. Quand on le lui présenta, il fut surpris de sa beauté et de sa force ; car, quoiqu’il n’eût que deux jours, on aurait dit en le voyant que c’était un enfant d’un an.
« Quel nom lui avez-vous donné, dit le marchand à sa femme ? » « Si c’eût été une fille, répondit-elle, je lui en aurais déjà donné un ; mais puisque c’est un garçon, c’est à vous à le nommer. »
C’était alors la coutume de donner aux enfants les noms qu’on entendait prononcer par hasard. Le marchand ayant entendu dans ce moment quelqu’un crier dans la rue : « Monsieur Alaeddin ! » il dit qu’il voulait appeler son fils Alaeddin. Il lui donna ensuite le surnom d’Aboulschamat, à cause d’un signe que l’enfant avait sur chaque joue. Le petit Alaeddin ne connut pendant deux ans et demi d’autre nourriture que le lait. Il marcha de bonne heure, et devenait de jour en jour plus fort et plus vigoureux. Plus il profitait, plus son père qui l’aimait à l’excès, et qui était un peu crédule, craignait qu’il ne lui arrivât quelque accident. Il appréhendait surtout pour lui les regards malins des envieux. Pour l’y soustraire, il résolut de le faire élever dans un souterrain, et de ne l’en laisser sortir que quand sa barbe serait entièrement poussée. En conséquence, il le remit entre les mains d’une esclave et d’un vieux serviteur, qu’il chargea d’avoir soin de lui, de l’amuser, et de lui donner tout ce qui lui était nécessaire.
Quand Alaeddin eut atteint l’âge de sept ans, son père le fit circoncire, et fit venir un savant pour lui apprendre à écrire, lui expliquer le Coran, et l’initier dans les sciences. Le jeune Alaeddin se livra dans sa retraite avec application à l’étude, et fit de grands progrès.
Le vieux serviteur ayant un jour oublié de fermer après lui la porte du souterrain, Alaeddin, profitant de cette occasion, monta les degrés, et entra par hasard dans l’appartement de sa mère, où il y avait ce jour-là un grand cercle de dames de la première distinction.
À l’apparition de ce jeune homme, qui s’avançait comme un esclave ivre, ces dames baissèrent promptement leurs voiles, et dirent à sa mère : « Comment, Madame, pouvez-vous laisser entrer ici cet insolent, au mépris de la pudeur et des lois sacrées du prophète ? »
« Mesdames, leur répondit-elle, ce jeune homme est mon fils ; c’est le fils de mon mari Schemseddin, syndic des marchands de cette ville. » « Mais, Madame, répliquèrent-elles, jamais nous ne vous avons connu d’enfants ! »
« Mon mari, répondit l’épouse du marchand, craignant pour son fils les regards funestes de l’envie, l’a fait élever, jusqu’à présent, dans un souterrain, d’où il vient de s’échapper je ne sais comment ; car notre intention était de l’y tenir renfermé, jusqu’à ce qu’il eût atteint l’âge viril. » Les dames satisfaites de cette réponse, la félicitèrent de tout leur cœur d’avoir un si bel enfant.
Le jeune homme étant sorti de l’appartement de sa mère, entra dans la cour intérieure de la maison, et ayant aperçu plusieurs esclaves qui menaient une mule à l’écurie, il leur demanda quelle étoit cette mule ? Un de ces esclaves lui dit que c’était la mule de son père, sur laquelle ils l’avoient conduit à son magasin, et qu’ils ramenaient à l’écurie.
Alaeddin demanda avec vivacité quel était l’état de son père ? Et le même esclave lui ayant appris qu’il était le syndic des marchands du Caire, il courut chez sa mère, et lui fit la même question.
« Mon fils, lui répondit-elle, votre père est le syndic des marchands du Caire, et le prince des arabes de ce pays. À la tête de son magasin est un esclave qui ne le consulte que sur le prix des marchandises qui excèdent la valeur de mille pièces d’or ; il a la liberté de vendre à sa fantaisie toutes celles qui sont d’un prix inférieur. Aucune marchandise étrangère, de quelque qualité qu’elle soit, ne peut entrer dans ce pays sans passer entre les mains de votre père ; c’est lui seul qui en règle la destination, et aucun ballot ne sauroit sortir de cette ville sans sa permission. L’étendue de son commerce et la confiance dont il a su s’environner, lui ont procuré des richesses incalculables. »
« Dieu soit loué, s’écria Alaeddin, de m’avoir donné pour père un homme aussi distingué ! Mais, Madame, pourquoi donc m’avez-vous fait élever dans un souterrain, et m’y avez-vous laissé renfermé si longtemps ? »
« Nous ne vous y avons placé, mon cher fils, lui répondit sa mère, que pour vous soustraire à la maligne influence des regards des méchants ; car ce qu’on dit des funestes effets de cette influence n’est que trop véritable. C’est elle qui conduit tant de personnes au tombeau. »
« Ma mère, reprit Alaeddin, il n’y a point d’asile qui puisse soustraire les hommes aux décrets de la Providence, et ce qui est écrit dans le ciel doit nécessairement arriver. Nous sommes tous destinés à mourir. Mon père, plein de santé aujourd’hui, peut nous être enlevé demain ; et si je veux prendre sa place, les marchands pourront-ils ajouter foi à mes paroles quand je leur dirai : « Je suis Alaeddin, fils de Schemseddin. » Ne m’objecteront-ils pas, avec raison, que jamais ils ne lui ont connu d’enfant ? Et le trésor public ne viendra-t-il pas me dépouiller de tous les biens de mon père ? Promettez-moi donc, Madame, d’engager mon père à me prendre avec lui, à me lever une boutique, et à m’initier dans tous les détails du commerce. »
La mère d’Alaeddin promit à son fils d’employer le crédit qu’elle avait sur l’esprit de son mari, pour l’engager à souscrire à la demande qu’il venait de faire. Le marchand étant entré sur ces entrefaites, et ayant trouvé son fils dans l’appartement de sa femme, demanda à celle-ci pourquoi elle l’avait fait sortir du souterrain ?
« Ce n’est pas moi, répondit-elle, qui l’ai fait sortir ; l’esclave chargé de le servir, a oublié de fermer la porte. Votre fils est sorti, et est monté chez moi dans un moment où j’étais en grande compagnie. »
Après cette explication, la femme du marchand l’informa de la conversation qu’elle venait d’avoir avec son fils. Le marchand promit de l’emmener le lendemain avec lui, et lui recommanda de faire attention à la manière dont se traitent les affaires, et à étudier la politesse en usage parmi les marchands.
Alaeddin, au comble de la joie, attendit le lendemain avec impatience. Son père le conduisit au bain dès le matin, et lui donna un habillement magnifique. Après le déjeûner, il le fit monter sur une mule, et prit avec lui le chemin du quartier des marchands.

Notes

[1Dieu est très-grand. L’avantage de ces contes étant de faire connaître les usages des Orientaux, j’ai cru devoir conserver les détails qui se trouvent ici, qu’on chercherait vainement dans des ouvrages plus sérieux.

Le conte suivant : Histoire d’Abou Mohammed Alkeslan