Accueil du site > Les mille et une nuits > Tome IX > Histoire d’Aly Mohammed le joaillier, ou du faux calife

Le conte précédent : Histoire d’Abou Mohammed Alkeslan


Histoire d’Aly Mohammed le joaillier, ou du faux calife

VERS.

« Salut et bénédiction à ce palais : c’est le séjour du bonheur et des plaisirs.
« Toutes les merveilles de l’art et de la nature s’y trouvent réunies ; en vain on tenteroit de les décrire. » [1]
Cette porte donnait entrée dans un vestibule soutenu par des colonnes de marbre, au milieu duquel était un bassin aussi de marbre, d’où s’élevaient plusieurs jets-d’eau. On passait de là dans différents appartements décorés de tapis et de rideaux d’un travail achevé ; et l’on parvenait ensuite dans une vaste salle où étaient rangés des siéges d’or massif, recouverts de coussins de brocard d’or et de soie.
Le cortége étant entré dans cette salle, le faux calife se plaça sous un dais de soie verte, brodé de perles et de diamants, au-dessous duquel était un trône d’ivoire rehaussé d’or, dont l’éclat et la magnificence le disputaient à ceux des Cosroès et des Césars. Le dais était entouré de rideaux de soie jaune relevés avec grâce, et qui se baissaient à volonté avec une promptitude merveilleuse.
Le faux calife s’étant assis sur son trône, on plaça devant lui l’épée royale, et tous les courtisans se rangèrent au-dessous. On apporta ensuite plusieurs tables couvertes des mets les plus recherchés. Après que chacun eut mangé, on desservit, et on présenta à laver dans des bassins d’or. On apporta ensuite à boire : l’on mit sur la table une multitude de vases de toute espèce, plus riches et plus précieux les uns que les autres, et on servit à la ronde les vins les plus exquis.
L’esclave qui versait à boire aux convives, étant parvenu au calife Haroun, voulut remplir sa coupe ; mais ce prince la retira avec précipitation, et attira par-là sur lui les regards du faux calife.
« Pourquoi donc votre camarade ne veut-il pas boire, demanda-t-il à Giafar ? » « Il y a longtemps, Seigneur, répondit Giafar, qu’il n’a fait usage de cette boisson. » « Eh bien, reprit le faux calife, il ne faut pas le gêner. Il y a ici toutes sortes de liqueurs ; qu’il demande librement celle qu’il a coutume de boire. » Haroun Alraschid ayant demandé une autre liqueur, le faux calife l’invita obligeamment à vouloir bien lui faire raison toutes les fois que son tour de boire arriverait.
Ils passèrent ainsi une partie de la soirée à boire et à se divertir. Lorsque le vin eut commencé à échauffer les têtes, Haroun AIraschid dit à Giafar : « Mon étonnement augmente de plus en plus. Jamais on n’a servi dans mon palais un festin aussi somptueux ni aussi magnifique que celui où nous assistons ce soir. Je voudrais bien savoir, dès à présent, quel est ce jeune homme. »
Le faux calife voyant Haroun et Giafar s’entretenir tous deux à voix basse, dit à Giafar : « Vous devez savoir, mon hôte, que parler bas avec ses voisins est, dans les assemblées, le défaut ordinaire de la malignité. »
« La malignité, répartit aussitôt Giafar, ne peut trouver à s’exercer ici. Mon camarade me disait qu’il avait parcouru beaucoup de pays, qu’il avait été admis à la cour des plus puissans monarques, et vécu familièrement avec les grands ; mais que nulle part il n’avait reçu d’accueil aussi flatteur ni aussi distingué que celui que votre Majesté a daigné lui faire ce soir, et que jamais tant de grandeur et de magnificence n’avoient frappé ses regards. Il observe seulement qu’il a entendu répéter souvent à Bagdad : Rien de plus agréable en buvant, que d’entendre de la musique. »
Le discours de Giafar fit sourire le faux calife, qui frappa aussitôt sur la table. La porte de la salle s’étant ouverte sur-le-champ, on vit paraître un esclave noir qui portait un siége d’ivoire incrusté d’or. Il était suivi d’une jeune esclave d’une beauté parfaite, qui tenait entre ses mains un luth fabriqué dans les Indes. La jeune esclave s’étant assise sur le siège d’ivoire qu’on avait mis au milieu de la salle, accorda son instrument ; et après avoir préludé dans vingt-quatre tons, elle rentra dans celui par lequel elle avait débuté, et chanta les paroles suivantes :

VERS.

« L’amour vous parle par ma bouche, et vous dit que je vous aime.
 » Tout atteste la violence de ma passion : mon cœur est blessé, et les larmes coulent en abondance de mes yeux.
 » Avant de vous voir, je ne connoissois pas l’amour : tôt ou tard il faut succomber à son destin . » [2]
Le faux calife parut fort agité, et comme hors de lui-même, tandis que la jeune esclave chantoit. À peine eut-elle achevé, qu’il poussa un grand cri, et déchira sa robe du haut en bas. Les rideaux suspendus autour de lui se baissèrent aussitôt, et on lui apporta une autre robe plus riche que la première. Le jeune homme s’en étant revêtu, se remit comme il étoit auparavant, et l’on continua à se divertir et à boire à la ronde.
Lorsque le tour du faux calife fut venu, et qu’on lui eut présenté la coupe, il frappa, comme la première fois, sur la table. La porte s’ouvrit, et l’on vit entrer un esclave noir, portant un siége d’or massif, accompagné d’une jeune esclave plus belle que la précédente. Elle s’assit sur le siége qu’on lui présenta, accorda le luth qu’elle tenoit entre ses mains, et se mit à chanter ces paroles :

VERS.

« Comment supporter l’état où je suis ? Le feu de l’amour me consume, et mes larmes forment un déluge perpétuel.
 » La vie n’a plus de charmes pour moi. Quel plaisir peut goûter un cœur navré de tristesse ? «  [3]
Ces vers firent sur le faux calife le même effet que les premiers. Il poussa un grand cri, et déchira sa robe du haut en bas : les rideaux suspendus autour du trône s’abaissèrent ; il se revêtit d’une autre robe, reprit sa place comme auparavant, et invita les convives à boire de nouveau. Lorsque son tour fut venu, il frappa pour la troisième fois sur la table. La porte s’ouvrit comme à l’ordinaire. Une jeune esclave dont la beauté surpassait celle des deux précédentes, s’avança le luth à la main, précédée d’un esclave noir, s’assit au milieu de la salle, et chanta ces vers :

VERS.

« Cessez vos vains reproches, et traitez-moi avec plus de justice : mon cœur ne peut renoncer à vous aimer.
« Ayez pitié d’un malheureux dévoré d’ennui, que vous avez réduit en esclavage.
« Je succombe à la violence du mal qui me consume : vous seule pouvez m’arracher à la mort.
« Ô beauté dont l’image remplit mon cœur, comment vous oublier pour m’attacher à une autre ! » [4]
Le jeune homme habillé en calife, parut, tandis qu’on chantait ces vers, plus violemment agité qu’il ne l’avait encore été. Il poussa, lorsqu’ils furent achevés, des cris si lamentables, que le calife et Giafar furent touchés de compassion. Il se calma néanmoins bientôt après, et l’on continua de verser à boire. Une quatrième chanteuse ayant paru au signal du jeune homme, fit entendre ces paroles :

VERS.

« Quand finira cet éloignement et cette injuste haine ? Quand pourrai-je retrouver le bonheur dont j’ai trop peu joui ?
« N’avons-nous pas vécu ensemble dans la plus douce union, et fait envier à d’autres notre félicité ?
« La fortune cruelle nous a séparés ; mais mon cœur est toujours près de vous.
« Quand les liens qui nous attachent l’un à l’autre seraient anéantis, jamais je ne cesserais de vous aimer. »
Le jeune homme ne put résister à l’impression que firent sur lui ces vers, en lui rappelant vivement un amour malheureux. Après avoir jeté un grand cri, et déchiré ses habits comme auparavant, il s’évanouit, et se laissa tomber à la renverse. Ses esclaves étant accourus pour le secourir, et ayant oublié de baisser le rideau, dans le trouble que cet événement leur causa, Haroun Alraschid s’aperçut que son corps était tout couvert de marques de coups de fouet. « Visir, dit-il tout bas à Giafar, après avoir considéré quelque temps ce spectacle, qu’est-ce que cela veut dire ? Ce jeune homme si aimable et si intéressant en apparence, ne serait-il qu’un infame brigand, et personne ne pourra-t-il ici m’instruire de ses aventures ? »
Le jeune homme étant revenu de son évanouissement, et s’étant revêtu d’autres habits, s’assit sur son trône, et se mit à converser avec les convives comme auparavant. Ayant par hasard jeté les yeux sur Haroun et Giafar, et les voyant causer ensemble, il leur demanda ce qu’ils pouvaient avoir de si important à se communiquer pour se parler ainsi continuellement à l’oreille ?
« Sire, répondit Giafar, ce que me disait mon camarade peut sans crainte, se répéter tout haut. En qualité de marchand il a parcouru les principales villes du monde ; il a fréquenté les cours des rois et des souverains ; mais jamais il n’a vu chez aucun prince une prodigalité semblable à celle dont vous venez de nous rendre témoins en déchirant successivement plusieurs robes, dont la moindre vaut plus de cinq cents pièces d’or. »
« Chacun, reprit le faux calife, peut disposer à son gré de ses richesses et de ce qui lui appartient. Ce que vous venez de voir est une des manières dont je témoigne ma libéralité à ceux qui m’entourent. Chaque robe que je déchire est pour quelqu’un des convives, qui reçoit, s’il veut, en échange, cinq cents pièces d’or. »
Giafar répondit aussitôt par ces deux vers :

« Tout ce que vous possédez est au reste des hommes ; les Bienfaits ont bâti leur palais dans le creux de votre main.
« S’ils fermaient ailleurs leurs portes, vos doigts sauraient aisément les ouvrir. » [5]
Le compliment du grand visir charma tellement le faux calife, qu’il le fit revêtir à l’instant même d’un riche caftan, et lui fit donner une bourse de mille pièces d’or.
On recommença ensuite à boire et à se divertir. Haroun AIraschid prenait cependant peu de part à la joie qui animait tous les convives, et était toujours occupé du spectacle qui avait frappé ses regards. Ne pouvant plus réprimer sa curiosité, il ordonna à Giafar de demander au jeune homme pour quel motif on l’avait ainsi déchiré à coups de fouet ? Le visir ayant représenté à son maître qu’une pareille demande pouvait être déplacée dans ce moment, et qu’il devoit attendre au lendemain pour s’instruire de ce qu’il desirait savoir : « J’en jure par ma tête, lui répondit Haroun , et par le tombeau d’Abbas [6], si tu n’interroges à l’instant ce jeune homme, tu ressentiras bientôt les effets terribles de mon courroux. »
Le faux calife ayant en ce moment regardé Haroun et Giafar, leur demanda quel était le sujet de leur altercation ? « Ce n’est rien, Sire, répondit Giafar en tâchant d’éluder la question. » « Je veux absolument le savoir, reprit le faux calife, et je vous conjure de ne me rien cacher. »
« Mon camarade, dit alors Giafar, croit avoir aperçu sur votre corps des marques de coups de fouet. Cette vue l’a singulièrement étonné. « Comment, m’a-t-il dit, un calife peut-il avoir été ainsi maltraité ? » Mon camarade desireroit connaître la cause d’un événement aussi extraordinaire, et j’espère que votre Majesté voudra bien lui pardonner sa hardiesse et sa curiosité. »
Le faux calife, loin de paraître offensé d’une pareille question, dit en souriant : « Je vois bien, Seigneurs, que vous êtes des personnages d’un rang supérieur à celui que votre extérieur annonce, et je soupçonne fort que celui d’entre vous qui manifeste une curiosité si vive, est le calife Haroun Alraschid lui-même, qui pour s’amuser a quitté son palais, déguisé en marchand, ainsi que son grand visir Giafar, et Mesrour, le chef de ses eunuques. »
« Bannissez, Seigneur, une pareille pensée de votre esprit, s’écria vivement Giafar en l’interrompant. De pauvres marchands comme nous ne méritent pas qu’on les honore d’un pareil soupçon. »
« Si mon soupçon est bien fondé, reprit le jeune homme, cette rencontre est ce que je desirais le plus, et j’espère qu’elle mettra fin à mon malheur. Quoi qu’il en soit, continua-t-il en souriant, je commencerai par vous dire que je ne suis point le souverain Commandeur des croyants ; je ne me fais ainsi appeler, et je ne prends tous les soirs ce costume que pour me distraire, et charmer les tourments que me fait éprouver une personne plus belle que les astres. Quoique séparé d’elle, ses grands yeux noirs, ses joues de rose, les arcs de ses sourcils sont toujours présents à mon esprit ; mais avant de vous parler d’elle, je dois vous faire connaître qui je suis.
« Je m’appelle Aly, fils de Mohammed le joaillier. Mon père, qui était un des plus riches marchands de Bagdad, me laissa à sa mort maître d’une fortune immense, consistant en or et argent, en pierreries, en rubis, en émeraudes et en diamants de toute espèce. Je possédais de vastes jardins et des terres d’un revenu considérable, et j’avois à mon service un grand nombre d’esclaves de l’un et de l’autre sexe.
« Un jour que j’étais dans mon magasin, occupé à régler mes comptes avec mes commis et mes serviteurs, une jeune dame, montée sur une mule, et accompagnée de trois jeunes esclaves d’une grande beauté, s’arrêta devant ma porte, descendit légèrement à terre, entra dans mon magasin, et s’assit. « N’êtes-vous point, me dit-elle, le seigneur Aly, fils de Mohammed le joaillier ? » « Prêt à vous obéir, Madame, lui répondis-je. Qu’y a-t-il pour votre service ? »
« Auriez-vous, reprit-elle, un collier de diamants qui pût me convenir ? » « Madame, lui dis-je, je vais vous faire apporter tous ceux que j’ai chez moi. Si quelqu’un d’eux vous convient, votre esclave s’estimera trop heureux ; si au contraire il n’en est aucun qui soit de votre goût, ce sera pour votre esclave un malheur bien sensible. »
« J’avais dans mon magasin cent colliers de diamants. Je les fis apporter les uns après les autres, et je les étalai devant elle. Lorsqu’elle les eut tous bien considérés, elle me dit qu’elle n’en trouvait aucun à son goût, et qu’elle en désirait un plus riche et plus beau que ceux qu’elle venait de voir.
« Je possédais encore heureusement un petit collier que mon père avait acheté cent mille pièces d’or, et qui surpassait en éclat tout ce que les plus puissants monarques avoient de plus précieux. « Je suis désolé, Madame, lui dis-je, qu’aucun des objets que je vous ai montrés ne puisse vous convenir : il ne me reste plus qu’un petit collier de perles fines et de diamants, mais si beau et d’un travail si achevé, que je ne crois pas qu’aucun grand de la terre en possède un pareil. » « Voyons-le, me dit-elle avec empressement. »
 » La jeune dame n’eut pas plutôt vu le petit collier que j’avais été chercher, qu’elle s’écria : « Voilà justement le collier que j’ai toujours désiré. De quel prix est-il ? » « Mon père, lui dis-je, l’a payé cent mille pièces d’or. » « Eh bien, je vous en offre cinq mille de plus : êtes-vous content, me dit-elle ? » « Madame, m’écriai-je, le collier et son maitre sont entièrement à votre disposition. » « Vous êtes trop galant, Seigneur, dit-elle en se levant : si vous voulez me faire l’honneur de m’accompagner jusque chez moi, je vous ferai compter le prix de votre collier, et peut-être ne vous repentirez-vous pas de votre complaisance. »
« Je me levai aussitôt, transporté de joie ; et ayant ordonné à mes esclaves de fermer mon magasin, je présentai la main à la jeune dame, pour l’aider à remonter sur sa mule, et je l’accompagnai jusqu’à la porte d’une maison de grande apparence, où elle descendit, en me priant d’attendre un moment, jusqu’à ce qu’elle eût fait avertir son banquier. À peine était-elle entrée dans la maison, qu’une jeune esclave vint m’inviter à entrer sous le vestibule, en me disant qu’il ne convenait pas qu’une personne comme moi restât à attendre à la porte. Un moment après une autre esclave vint me dire que sa maîtresse me priait de passer dans le salon pour recevoir mon argent. J’entrai dans la maison, précédé de l’esclave qui me conduisit dans le salon, et me fit asseoir.
« Au milieu du salon était un trône d’or, surmonté d’un dais, et entouré de rideaux de soie. J’étais à peine assis, que les rideaux s’ouvrirent, et me laissèrent voir la jeune dame, qui parut, à mes yeux éblouis, comme un astre rayonnant de lumière. Sa beauté était encore relevée par l’éclat d’une parure magnifique, et surtout par la richesse du collier que je lui avais vendu. La vue de tant d’attraits fît sur moi une impression si vive, que je parus un moment interdit et immobile.
« Aussitôt que la jeune dame m’aperçut, elle se leva de dessus son trône, et s’avança vers moi d’un air riant. « Seigneur Aly, me dit-elle, votre douceur et votre honnêteté me plaisent infiniment. » « Madame, lui répondis-je, enhardi par un accueil aussi gracieux, c’est à vous seule qu’il appartient de plaire ; car vous réunissez tout ce qui peut captiver les cœurs, et il est impossible de vous voir sans éprouver l’effet de vos charmes. »

Notes

[1Casroun âlayhi tahhiyatoun wa salamoun etc.

[2Lesano’lhawa fi mohgeti laka nathicoun, etc.

[3Keïf istibari wanaro’lshouci fi kebdi, etc.

[4Ocsorou hograkoum wa callou giafakoum, etc. On pourrait lire hagrakoum, et alors le sens serait : Cessez de me fuir.

[5Banat almakarimou wasla kaffika mauzilan, etc.

[6Oncle de Mahomet, dont descendaient les califes Abbasside.