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Histoire d’Aly Mohammed le joaillier, ou du faux calife

 » La jeune dame parut plus sensible à mon compliment que je n’aurais osé l’espérer. Je crus reconnaître qu’elle ne m’avait pas vu d’un œil indifférent, et elle m’en donna bientôt elle-même l’assurance. « Il est inutile, me dit-elle, de vous cacher plus longtemps les sentiments que vous m’avez inspirés ; la manière dont je vous reçois vous montre assez à quel point vous m’intéressez. »
« Ces mots furent comme un trait de feu qui pénétra jusqu’au fond de mon cœur. J’eus peine à contenir mes transports, et je lui peignis avec vivacité tout l’amour dont je me sentais de plus en plus embrasé.
« Savez-vous, me dit alors la jeune dame, à qui vous adressez ce langage ? » « Madame, lui répondis-je, cette connaissance ne pourrait rien changer à mon amour. » « Apprenez, reprit-elle, que ma naissance et mes sentiments ne me permettent d’écouter d’autre amour qu’un amour honnête et légitime. Je suis la princesse Dounia, fille d’Iahia Ebn Khaled al Barmaki, et sœur du grand visir Giafar. »
« Ce discours me causa une surprise extrême ; je fis quelque pas en arrière, et tâchai de m’excuser en disant : « Pardonnez, Madame, mon indiscrétion ; pardonnez un aveu que j’aurais pour jamais renfermé dans mon ame, si j’avois connu plus tôt le haut rang dans lequel vous êtes née. Les bontés que vous avez daigné me témoigner m’ont aveuglé, je l’avoue ; elles seules peuvent me servir d’excuse. »
« Ne cherchez pas à vous excuser, reprit en riant la princesse ; je ne vous aurais pas fait la première l’aveu de mes sentiments, si je n’avois dessein de vous prendre pour époux. Puisque nos deux cœurs s’entendent si bien, rien ne saurait s’opposer à notre union. Je puis disposer de ma personne, et le cadi ne me refusera pas son ministère. « En achevant ces mots la belle Dounia commanda qu’on allât chercher le cadi et des témoins.
« Lorsque le cadi et les témoins furent arrivés, Dounia leur dit : « Le seigneur Aly, ici présent, fils de Mohammed le joaillier, m’a demandé ma main ; je la lui ai accordée, et j’ai reçu en dot le collier que voici. » Le contrat étant dressé, le cadi se retira, et l’on servit un repas composé des mets les plus exquis et les plus délicats. Dix jeunes esclaves, toutes d’une rare beauté, vêtues de la manière la plus élégante, s’empressaient de prévenir nos moindres volontés.
 » Sur la fin du repas, la princesse Dounia ordonna aux jeunes esclaves de chanter. L’une d’elles commença ainsi :

« Mon cœur et mes vœux sont soumis à votre empire ; je ne désire autre chose au monde que de vous plaire. »
« Qu’il est doux de passer sa vie près de l’objet qu’on aime, de le voir, de l’entendre, et de pouvoir sans cesse lui dire tout ce que sa beauté nous inspire ! » [7] » Les autres esclaves célébrèrent pareillement dans leurs chants notre union et mon bonheur. Lorsqu’elles eurent fini, la princesse Dounia prit elle-même un luth, et chanta ces vers :

VERS.

« J’en jure par le plaisir qu’on goûte auprès de vous, mon amour est égal à l’ardeur brûlante du midi. Ayez pitié d’une esclave aux yeux de laquelle vous effacez le reste des hommes. »
« Le reflet de la liqueur contenue dans ce verre, donne à votre visage l’éclat de la rose mêlé à la beauté du mirte. » [8]
« Lorsqu’elle eut achevé, elle me présenta l’instrument. Je le pris, et je répondis par ce compliment à celui qu’elle m’avait adressé :

VERS.

« Le ciel vous a donné en partage la beauté tout entière : qui pourrait vous être comparé ?
« Vos yeux sont faits pour enchaîner tous les mortels : j’ai ressenti leur pouvoir magique.
« Vos joues rassemblent le feu et l’eau, et les roses y croissent naturellement. » [9]

« Je vivais ainsi depuis un mois, renfermé avec la belle Dounia, uniquement occupé du bonheur de la posséder, et oubliant auprès d’elle mon magasin, mes esclaves, mes connaissances, et le soin de mes affaires. « Mon cher Aly, me dit un jour la princesse, il faut nécessairement que je sorte aujourd’hui pour aller au bain ; mais j’exige de vous la promesse de rester sur ce sofa, ou du moins de ne pas sortir de ce salon avant mon retour. Comme c’était un bonheur pour moi de satisfaire ses moindres désirs, je lui jurai, sans peine, de lui obéir à cet égard. Sur cette assurance elle partit, accompagnée de toutes ses esclaves.
« a À peine était-elle au bout de la rue, que la porte du salon s’ouvrit. Une vieille femme s’avança vers moi, et me dit en s’inclinant profondément : « Seigneur Aly, la sultane Zobéïde, ma maîtresse, desire vous entretenir un moment. Elle a entendu parler de votre mérite, surtout de votre talent pour la musique, et elle brûle d’envie de vous entendre chanter. » « Il m’est impossible de sortir, répondis-je à la vieille, avant le retour de ma chère Dounia. » « Y pensez-vous, Seigneur, reprit la vieille, et voulez-vous, en vous refusant aux desirs de la sultane Zobéïde, exciter sa colère, et vous exposer aux effets de son ressentiment ? Vous connaissez sa puissance, et le crédit qu’elle a sur l’esprit du calife ; votre refus peut avoir les plus dangereuses conséquences pour vous et pour votre épouse. Venez, croyez-moi, parler à la sultane ; vous serez de retour dans un moment. »
« Je me levai aussitôt, quoiqu’avec répugnance, pour suivre la vieille qui marchait à grands pas devant moi. Elle me conduisit au palais de la sultane, et me fit entrer dans son appartement.
« C’est donc vous, dit la sultane en me voyant, qui avez su fixer le cœur de la princesse Dounia ? » « Madame, lui répondis-je, votre esclave a été assez heureux pour attirer sur lui les regards de la princesse. » « Je n’en suis pas surprise, reprit la sultane, j’ai beaucoup entendu parler de votre bonne mine et de vos talents. Votre extérieur ne dément pas l’éloge qu’on m’a fait de vous, en vous peignant sous les traits les plus aimables : je désirerais pareillement connaître vos talents pour la musique, et vous entendre chanter seulement un air. »
Je m’inclinai profondément en signe d’obéissance. On m’apporta aussitôt un luth, et je chantai ce couplet, que j’avois composé pour ma princesse :

VERS.

« Le cœur d’un amant est dévoré par son amour, et son corps est en proie à la langueur qui le consume.
« Le ciel a remis entre mes mains un astre que j’adore, lors même qu’il se couvre de nuages.
« Je suis soumis à toutes ses volontés, et je chéris dans toutes ses actions celle qui m’est chère. » [10]
« Zobéïde trouva les vers fort à son gré, et m’adressa des compliments très-flatteurs sur la beauté et la pureté de ma voix. « Je ne veux pas vous retenir plus longtemps, me dit-elle ensuite, votre épouse peut rentrer pendant votre absence, et je serais désolée que votre complaisance pour moi vous brouillât avec elle. » Je pris donc congé de la sultane en faisant des vœux pour son bonheur ; et, précédé de la vieille, je me hâtai de regagner le palais de la princesse.
Malheureusement pour moi, mon épouse était déjà de retour. J’entrai, en tremblant, dans ce salon dont je ne devais pas sortir, et je la trouvai couchée sur le sofa, paraissant dormir profondément. Je m’approchai doucement, et m’assis auprès d’elle ; mais, malgré toutes les précautions que je prenais pour ne pas la réveiller, elle ouvrit les yeux, et m’ayant aperçu, elle me donna un si furieux coup de pied qu’elle me jeta par terre. « Perfide, me dit-elle, c’est donc ainsi que tu tiens tes promesses ! Tu as été chez la sultane Zobéïde, malgré le serment que tu m’avois fait de ne pas sortir ? Si je n’écoutais que mon ressentiment et ma jalousie, je ferais mettre le feu au palais de la sultane, et je l’ensevelirais sous ses débris.
« Dounia se leva ensuite d’un air furieux, et appela Sawab. Je vis aussitôt paraitre un grand esclave noir, tenant une épée nue à la main. « Sawab, lui dit-elle, saisis ce traître, ce perfide, et tranche-lui la tête sur-le-champ. »
« Sawab se mit aussitôt en devoir d’exécuter cet ordre barbare. Il me saisit au collet d’une main vigoureuse, me banda les yeux, et était prêt à me faire voler la tête de dessus les épaules, lorsque toutes les jeunes esclaves se précipitèrent aux pieds de leur maîtresse, et la supplièrent de ne pas me faire périr. « Madame, lui disaient-elles, il ne connaissait pas encore votre caractère. Sa faute n’a point été préméditée ; c’est une faute involontaire dans laquelle il a été entraîné, et qui ne mérite pas la mort. » « Je veux bien, dit la princesse après s’être longtemps fait prier, ne pas verser son sang ; mais il faut qu’il soit puni, et qu’il porte des marques de ma vengeance, qui lui rappellent sans cesse son crime et sa trahison. Dépouille-le, dit-elle à l’esclave noir, et donne-lui sur-le-champ cent coups de fouet. »
« L’esclave ne s’acquitta que trop bien de l’ordre qu’il venait de recevoir : il me déchira les flancs et les épaules de la manière la plus barbare, et me mit dans un état capable de toucher de pitié le cœur le plus cruel ; mais la princesse, insensible à mes cris, lui ordonna de me mettre à la porte, et me signifia de ne plus reparaître chez elle. Comme j’étais étendu par terre, baigné dans mon sang, et qu’il m’était impossible de me lever seul, deux esclaves robustes me prirent entre leurs bras, me portèrent dans la rue, où ils me laissèrent étendu, presque sans connaissance, et refermèrent la porte sur eux.
« Je repris peu à peu mes esprits ; je me levai avec beaucoup de peine, et je marchai, ou plutôt je me traînai jusqu’à ma maison. Je fis venir un chirurgien qui pansa mes plaies, et les guérit ; mais il ne put faire disparaître les traces des coups que vous avez aperçues sur mon corps.
« Lorsque je fus parfaitement rétabli, et que j’eus pris plusieurs bains, je me rendis à mon magasin, et je vendis toutes mes marchandises. J’achetai quatre cents esclaves si bien choisis, que les plus grands princes n’en possèdent pas de plus beaux et de mieux faits. Deux cents de ces esclaves devaient m’accompagner un jour, et les autres le lendemain. Je leur distribuai les divers emplois de la cour, et je leur assignai des pensions.

« Je fis ensuite construire la gondole dans laquelle vous m’avez vu, qui me coûta douze cents pièces d’or, et j’imaginai de venir me promener tous les soirs sur le Tigre, en me faisant passer pour le calife. J’esperais que ce stratagème venant bientôt à la connaissance du grand Haroun Alraschid, exciterait sa curiosité, et me procurerait bientôt l’occasion de lui raconter ma funeste aventure. Depuis près d’un an j’attends cette heureuse occasion ; et pendant tout cet espace de temps je n’ai appris aucune nouvelle de celle qu’il m’est impossible d’oublier, et sans laquelle je ne puis plus vivre. »
Le jeune homme, en achevant ces mots, répandit un torrent de larmes, et récita des vers qui peignaient fortement la violence de son amour.
Le calife Haroun Alraschid fut vivement touché de cette aventure, et se promit bien de faire en cette occasion un acte de justice, et de rendre au jeune homme le seul bien qui pouvait faire son bonheur. Il lui témoigna l’intérêt que son récit lui avait inspiré, et lui demanda la permission de se retirer, ainsi que ses compagnons. Le jeune homme ne voulut pas les laisser partir sans qu’ils eussent accepté quelques présents, qui devaient, disait-il, leur rappeler le souvenir de ses malheurs, et de la soirée qu’ils avoient passée ensemble. Ils les acceptèrent, prirent congé de lui, et rentrèrent secrètement au palais. Avant de se retirer dans son appartement, le calife donna ordre à Giafar de lui amener le jeune homme dès qu’il ferait jour.
Le visir se transporta le lendemain de grand matin chez Aly, et le prévint que le calife desiroit lui parler. Le jeune homme, entendant prononcer le nom du calife, fit l’éloge de ses vertus, et témoigna beaucoup de joie de paroître en sa présence. Il partit aussitôt avec Giafar, qui le fit entrer dans l’appartement où Haroun les attendoit. Le jeune homme reconnut aussitôt le calife, qu’il avoit rencontré la veille, déguisé en marchand. Il ne parut aucunement déconcerté de cette découverte, se prosterna la face contre terre, et adressa au prince un compliment très-agréable, qui finissoit par ces vers.
« Votre cour est un temple [11] qu’on visite sans cesse : le sol en est plus foulé que celui qui entoure le puits de Zemzem [12].
« Pourquoi ne pas faire publier partout : C’est ici le séjour d’Abraham [13], Haroun est un autre Abraham ? »
Haroun Alraschid ne put s’empêcher de sourire. Il reçut fort bien le jeune homme, le fit asseoir à ses côtés, et lui témoigna qu’il était très-sensible à ses malheurs. Le jeune homme rougit, et pria le calife de lui pardonner le stratagème dont il s’était servi pour les lui faire connoître. « Voulez-vous, lui dit alors le calife, que je vous réunisse à votre épouse ? » « Ô ciel, s’écria le jeune homme en versant des larmes de joie, et pouvant à peine contenir ses transports, je serai aujourd’hui le plus heureux des hommes, si la princesse Dounia veut bien consentir à me recevoir pour époux ; et je tâcherai, par tous les moyens possibles, d’effacer de sa mémoire le souvenir de la faute que j’ai commise en contrevenant à ses ordres ! »
Le calife, de plus en plus convaincu de l’extrême passion que le jeune homme avait conçue pour la princesse, se tourna vers Giafar, et lui dit : « Allez, visir, chercher votre sœur, et me l’amenez sur-le-champ. » Le visir obéit, et rentra bientôt après, accompagné de sa sœur. « Belle Dounia, lui dit le calife, reconnaissez-vous ce jeune homme ? » « Sire, répondit en souriant Dounia, comment pourrais-je le connaître ? » « Il est inutile de feindre, reprit le calife, je suis informé de tout, et je sais toutes les circonstances de cette aventure, depuis la première jusqu’à la dernière. » « Ce qui s’est passé, repartit Dounia en rougissant, était écrit dans le livre des destinées. J’en demande pardon à Dieu et à votre Majesté. » « Puisque vous convenez de vos torts, dit le calife en souriant, le cadi va prononcer votre sentence, et vous condamner à la peine que vous avez méritée. »
Le cadi et les témoins étant arrivés, Aly reçut des mains du calife la princesse Dounia, et l’épousa une seconde fois. Ils passèrent le reste de leurs jours dans une union parfaite, et le calife mit Aly au nombre de ses plus intimes confidents.
 [14]Le sultan des Indes ne pouvait s’empêcher d’admirer la mémoire prodigieuse de la sultane son épouse, qui ne s’épuisait point, et qui lui fournissait toutes les nuits de nouveaux divertissements par tant d’histoires différentes.
Mille et une nuits s’étaient écoulées dans ces innocents amusements ; ils avoient même beaucoup aidé à diminuer les préventions fâcheuses du sultan contre la fidélité des femmes ; son esprit était adouci ; il était convaincu du mérite et de la grande sagesse de Scheherazade ; il se souvenait du courage avec lequel elle s’était exposée volontairement à devenir son épouse, sans appréhender la mort à laquelle elle savait qu’elle était destinée le lendemain, comme les autres qui l’avoient précédée.
Ces considérations, et les autres belles qualités qu’il connaissait en elle, le portèrent enfin à lui faire grâce. Je vois bien, lui dit-il, aimable Scheherazade, que vous êtes inépuisable dans vos petits contes, il y a assez longtemps que vous m’en divertissez ; vous avez apaisé ma colère ; et je renonce volontiers en votre faveur à la loi cruelle que je m’étais imposée : je vous remets entièrement dans mes bonnes grâces, et je veux que vous soyez regardée comme la libératrice de toutes les filles qui devaient être immolées à mon juste ressentiment. »
La princesse se jeta à ses pieds, les embrassa tendrement, en lui donnant toutes les marques de la reconnaissance la plus vive et la plus parfaite.
Le grand visir apprit le premier cette agréable nouvelle de la bouche même du sultan. Elle se répandit bientôt dans la ville et dans les provinces : ce qui attira au sultan et à l’aimable Scheherazade son épouse, mille louanges et mille bénédictions de tous les peuples de l’empire des Indes.


Notes

[7Calbi wa amali bibabi ragiakoum, etc.

[8Ocsimou bilaïni cawamikoum al moyasi , etc.

[9Sebhhaaou rabbi giami alhhosni ataki, etc.

[10Calboa al mohhibbi ma alihhbabi matouboun , etc.

[11Il s’agit ici de la Kaaba, ou maison carrée de la Mecque, où tous les Mahométans doivent aller une fois en pélerinage.

[12Nom d’un puits près d ela Kaaba, dont les pélerins doivent boire de l’eau.

[13Les Mahométans croient que la Kaaba a été construite par Abraham et Ismaël. Voyez le Coran, surate 2, verset 126.

[14Le dénouement des MILLE ET UNE NUITS qu’on a fait connaître dans la préface, à la tête de la continuation (tom. VIII), ne pouvant être placé qu’à la fin d’une traduction complète de l’ouvrage, on a cru devoir conserver et transposer ici celui qu’avait adopté M. Galland.