Accueil du site > Les mille et une nuits > Tome IX > Histoire de Naama et de Naam

Un jour que Rabia, de plus en plus inquiet sur l’état de son fils, désespérait presque de sa vie, il entendit parler d’un fameux médecin persan, très-habile en astrologie, qui venait d’arriver à Koufa : il pria sa femme de le faire venir. « Peut-être, lui dit-il, ce médecin trouvera quelques moyens pour sauver notre enfant. » On fut aussitôt chercher le médecin : lorsqu’il fut entré, Rabia le fit asseoir auprès du lit de son fils, et le pria d’examiner la maladie.
Le médecin persan prit la main du jeune homme, tâta ses membres les uns après les autres ; et ayant fixé attentivement les traits de son visage, il se mit à sourire, et dit au père : « La maladie de votre fils a son siège dans le cœur. » « Vous avez raison, dit Rabia surpris. » Et aussitôt il raconta au médecin ce qui venait d’arriver à Naama.
« La jeune esclave dont vous me parlez, dit le médecin, est maintenant ou à Basra ou à Damas ; et nous n’avons point d’autre moyen de sauver votre fils, que de le réunir avec elle. » « Si vous pouvez en venir à bout, dit Rabia, toute ma fortune est à votre disposition, et je vous promets de vous faire le sort le plus heureux. »
« Ce qui me regarde, dit le Persan, est ce qu’il y a de moins pressé. » Et se tournant vers Naama : « Ayez bon courage, mon enfant, lui dit-il, bientôt vous serez satisfait. » Il demanda ensuite à Rabia, s’il pouvait disposer de quatre mille pièces d’or, Rabia les alla aussitôt chercher, et les lui remit entre les mains.
« Mon dessein, dit alors le médecin, est de mener votre fils à Damas, et je vous jure de n’en pas revenir sans l’esclave à laquelle il est si attaché. » Il adressa ensuite la parole à Naama, et lui demanda comment il s’appelait ? Ayant appris qu’il s’appelait Naama. « Allons, Naama, lui dit-il, levez-vous un peu, et ayez confiance dans la Providence, qui doit vous réunir incessamment à votre esclave ; en attendant, modérez le chagrin qui vous dévore ; prenez un peu de nourriture, et tâchez de recouvrer vos forces pour être en état de supporter la fatigue du voyage ; car, dans huit jours, il faudra nous mettre en chemin. »
Le médecin persan s’occupa bientôt des préparatifs du départ. Il se fit donner des présens de toute espèce ; demanda encore six mille sequins pour compléter la somme de dix mille sequins qu’il jugea lui être nécessaire pour l’exécution de son projet, et fit préparer les chevaux, les chameaux, et tous les bagages dont ils avoient besoin.
Au bout de huit jours, Naama dit adieu à son père et à sa mère, et partit avec le médecin persan. Ils s’arrêtèrent à Alep pour prendre des renseignements sur la jeune esclave ; mais ils ne purent en obtenir aucun. Étant arrivés à Damas, ils s’y reposèrent pendant trois jours.
Le médecin persan loua ensuite une boutique qu’il fit arranger avec la plus grande magnificence : elle était entourée d’armoires, ornées de plaques d’or, et remplies de vases de la porcelaine la plus fine, dont les couvercles étaient d’argent. Le devant de la boutique était garni de bocaux de cristal remplis d’huiles précieuses, de breuvages, et de drogues de toutes espèces.
Le médecin persan eut soin de faire placer au milieu de la boutique son astrolabe et la planche sur laquelle il faisait ses calculs astronomiques. Il s’habilla ensuite en médecin, d’une manière magnifique, et fit prendre à Naama une chemise de la toile la plus fine, une tunique de satin, brodée en soie, et une ceinture rayée des plus brillantes couleurs. « Dorénavant, lui dit-il, vous ne m’appellerez plus que votre père, et je ne vous appellerai plus que mon fils. »
Tout le peuple de Damas se porta vers la boutique du médecin persan, pour en admirer la richesse et l’élégance, et surtout pour voir Naama, qui charmait tout le monde par la beauté et la régularité de ses traits. Le Persan n’adressait la parole au jeune homme qu’en turc, et celui-ci ne lui répondait qu’en cette langue. On ne parla bientôt dans toute la ville que du médecin persan. De tous côtés on venait le consulter sur toutes les espèces de maladies, et il possédait des remèdes pour toutes. À la seule inspection de l’urine du malade, il connaissait le genre de mal dont il était attaqué, donnait les remèdes qui devaient le guérir, et prescrivait le régime qu’il devait suivre. Il devint en peu de temps l’oracle de tout le monde ; sa réputation se répandit dans toute la ville, et pénétra jusque dans les palais des grands.
Un jour qu’il était occupé à préparer ses drogues, une vieille dame, montée sur une mule dont la selle était brodée en argent, s’arrêta devant sa boutique, et lui fit signe de venir lui donner la main pour l’aider à descendre. Le médecin s’avança poliment vers elle, lui donna la main, et la fit entrer dans sa boutique.
« Vous êtes sans doute, Monsieur, lui dit-elle, le médecin persan arrivé dernièrement d’Arabie en cette ville ? » Sur sa réponse affirmative, elle lui dit qu’elle avait une fille attaquée d’une maladie dangereuse, et en même temps lui présenta le flacon où était renfermée l’urine de la jeune personne. Lorsqu’il l’eut considérée avec attention, il demanda à la vieille quel était le nom de sa fille ? « Car, dit-il, il faut que je tire son horoscope, afin de connaître le moment favorable pour lui faire prendre le breuvage qui doit lui rendre la santé. » « Elle s’appelle Naam, dit la vieille. »
À ce nom, le médecin se mit à réfléchir et à compter sur ses doigts ; et, regardant fixement la vieille : « Madame, lui dit-il, je ne puis prescrire de remède à votre fille sans savoir le nom de la ville où elle est née ; cela est absolument nécessaire pour que je puisse calculer la différence des climats et l’influence de l’air atmosphérique. Je vous prie donc de me faire connaître l’endroit où elle a été élevée, et l’âge qu’elle a maintenant. » « Elle a quatorze ans, dit la vieille, et elle a été élevée dans la ville de Koufa. » « Depuis quel temps, reprit le médecin , est-elle dans ce pays ? « « Depuis quelques mois, répondit la vieille. »
Naama, présent à cet entretien, n’en perdait pas une syllabe, et était dans une extrême agitation. Le médecin et lui s’entre-regardaient, et se faisaient des signes d’intelligence. « Prenez telle et telle chose, lui dit le médecin, et préparez-en une potion. » La vieille jeta dix pièces d’or sur le comptoir, et regarda plus attentivement le jeune homme occupé à préparer la potion. « Mon Dieu, le beau jeune homme, dit-elle au médecin ! Est-ce votre esclave ou votre fils ? » « Madame, c’est mon fils, lui répondit-il. »
Lorsque Naama eut fini son ouvrage, il écrivit un petit billet, dans lequel il instruisait Naam de son arrivée par ce vers : « En découvrant les lieux que vous habitez, je sens augmenter mon amour et mon tourment [8]. » Il glissa adroitement le billet dans une boîte qui contenoit le breuvage. Il cacheta cette boîte, et, ayant écrit son nom dessus, il la présenta à la vieille, qui la prit, et, les ayant salués, s’en retourna au palais du calife.
En entrant dans l’appartement de la jeune esclave, elle lui présenta la boîte, et lui dit qu’elle venait de voir un médecin persan fort habile, arrivé tout récemment à Damas, et de le consulter sur la maladie dont sa chère Naam était atteinte. « Il a parfaitement compris l’espèce de votre mal, poursuivit-elle, et il a ordonné à son fils de préparer pour vous le breuvage renfermé dans cette boîte. Il n’y a point dans Damas de jeune homme plus beau ni mieux fait que le fils de ce médecin, ni de boutique comparable à la sienne. »
Naam prit la boîte des mains de la vieille. À peine eut-elle jeté les yeux sur le couvercle, qu’elle reconnut l’écriture et le nom de son cher maître. Elle changea de couleur à cette vue, et ne douta point que le maître de cette boutique ne fût venu exprès de Koufa pour s’informer de ce qu’elle pourrait être devenue. Elle pria la vieille de lui faire le portrait du jeune homme dont elle venait de lui parler. Celle-ci s’en acquitta parfaitement : elle lui dit qu’il s’appelait Naama, qu’il avait un signe sur le sourcil droit, qu’il était vêtu de la manière la plus élégante, et qu’il avait la plus belle figure que l’on pût voir.
Pendant ce discours, Naam prenait le breuvage, et souriait aux traits dont la vieille embellissait sa peinture. « En vérité, dit-elle, ce breuvage me fait le plus grand bien ; il m’inspire de la gaieté, et je me sens beaucoup mieux. » « Quel heureux jour, s’écria la vieille, et que j’ai bien fait d’aller consulter ce médecin ! » Naam ayant ensuite témoigné qu’elle désirait manger quelque chose, la vieille courut appeler une esclave, et s’empressa de faire servir les mets les plus délicats.
Dans ce moment, le calife entra dans l’appartement de la jeune esclave ; et la voyant occupée à manger, il lui témoigna le plaisir que lui causait le retour de sa santé. « Souverain Commandeur des croyants, lui dit la vieille, la satisfaction que vous fait éprouver le rétablissement de votre esclave, vous la devez à un médecin qui vient d’arriver en cette ville. Personne ne connaît mieux que lui toutes les espèces de maladies : une seule ordonnance suffit pour les guérir radicalement. « « Portez, dit le calife, une bourse de mille pièces d’or à ce médecin, pour la cure qu’il a opérée. » Le calife sortit peu après, et la vieille s’empressa de porter les mille pièces d’or au médecin persan. La vieille, en présentant la bourse, lui dit que la jeune personne qu’il avait guérie n’était point sa fille, mais l’esclave favorite du calife. Elle lui remit en même temps une lettre que Naam venait d’écrire. Le médecin donna cette lettre à Naama, qui la prit avec un trouble et un saisissement difficiles à exprimer. Cette lettre étoit conçue en ces termes :
« L’esclave, privée de sa félicité, déchue de son bonheur, séparée de son bien-aimé, a reçu le billet qu’il lui a envoyé, et lui répond par ces vers :
« En recevant votre lettre, mes doigts en ont tracé d’eux-mêmes la réponse. Parfumez-vous, et livrez-vous à l’espoir. Moïse fut remis à sa mère, et la robe de Joseph fut rendue à son père. »
En lisant ces vers, les yeux du jeune homme étaient baignés de larmes. La vieille s’en aperçut, et témoigna sa surprise au médecin.
« Comment ne pleurerait-il pas, lui dit-il ? Cette jeune personne est son esclave, et il l’aime avec passion ; car, Madame, je dois vous avouer la vérité ; ce jeune homme n’est point mon fils, c’est celui de Rabia de la ville de Koufa. La lettre qu’il a écrite à Naam a pu seule rendre la santé à cette jeune personne, qui n’avait point d’autre maladie que le chagrin de se voir séparée de son cher maître. Prenez, Madame, ces mille pièces d’or, et comptez sur une récompense plus généreuse, si votre cœur se laisse toucher de pitié pour ces amans infortunés. Vous êtes la seule personne qui puisse arranger cette affaire, et c’est sur vous que se fondent toutes nos espérances. »

Notes

[8Ashtacou ardan antoum sakeniha, etc.

Le conte suivant : Histoire d’Alaeddin