Accueil du site > Les mille et une nuits > Tome IX > Histoire de Naama et de Naam

VERS.

« Puisqu’un maître généreux me comble de ses bienfaits et de ses faveurs, je ne puis craindre désormais aucun revers : il est mon épée et mon bouclier. Lui seul fait mon bonheur : que m’importe le reste des humains [3] ? »

Naama témoigna vivement à son épouse le plaisir qu’il avait à l’entendre, et la pria de continuer, en s’accompagnant du tambourin. Elle reprit ainsi :

VERS.

« Oui, j’en jure par la vie de celui qui règne sur mon âme, je tromperai l’espoir de ceux qui portent envie à sa félicité : je serai toujours soumise à ses moindres volontés ; je me réjouirai sans cesse du bonheur que j’ai de le posséder, et son amour ne sortira jamais de mon cœur [4]. »

Naama, de plus en plus transporté de joie, ne pouvait trouver d’expressions assez fortes pour peindre son ravissement. Chaque jour il entendait son épouse chanter, et s’accompagner de la guitare ou du tambourin, et chaque jour il l’entendait avec un nouveau plaisir.
Mais tandis que ces jeunes époux coulaient ensemble d’aussi heureux jours, Hegiage [5], gouverneur de Koufa pour le calife Abdalmalek ebn Merouan, ayant entendu vanter les charmes et les talents de Naam, conçut le projet de l’enlever, et de la remettre entre les mains du calife. Il croyait lui faire un présent d’autant plus agréable, qu’il était bien sûr que le calife n’avait dans son sérail aucune femme dont la beauté pût être comparée à celle de Naam, et qui chantât aussi bien qu’elle.
Hegiage, pour venir à bout de son dessein, fit venir une vieille femme dont il avait souvent éprouvé, dans ces sortes d’occasions, l’adresse et l’habileté. Il lui ordonna de s’introduire dans la maison de Rabia, de faire connaissance avec Naam, et de trouver quelque moyen de l’enlever. La vieille promit d’obéir au gouverneur.
Le lendemain la vieille s’affubla d’un vêtement de laine grossière, passa un chapelet à gros grains autour de son cou, et s’appuya sur un bâton au haut duquel était attachée une gourde. Dans cet équipage, elle s’achemina vers la maison de Rabia, récitant assez h haut pour être entendue quelques prières, et répétant souvent :
SEBHAN ALLAH, ALHAMD BILLAH, LA ILAH ILLA ALLAH ALKERIM, LA HAOUL WA LA COUWAT ILLA BILLAH ALALI ALAZIM [6].
Arrivée devant la maison à l’heure de la prière de midi, elle frappa à la porte. Le portier vint ouvrir, et lui demanda ce qu’elle voulait.
« Je suis, dit la vieille, une pauvre servante de Dieu ; je me trouve surprise par l’heure de la prière de midi, et je voudrais entrer dans cette sainte et respectable maison pour y faire ma prière. » « Bonne femme, lui dit le portier, cette maison n’est point une mosquée, ni un oratoire : c’est la maison de Naama, fils de Rabia. » « Je le sais, reprit la vieille, et je connais très-bien de réputation cette maison et ceux qui l’habitent ; car, telle que vous me voyez, je suis attachée au palais du calife : j’en suis sortie seulement depuis peu par esprit de dévotion, et pour m’acquitter de quelques pèlerinages. »
« Tout cela est fort bon, dit le portier ; mais je ne puis vous laisser entrer. La vieille insista, et dit en élevant la voix de plus en plus : « Comment, on empêchera d’entrer chez Naama, fils de Rabia, une personne comme moi qui pénètre à toute heure dans le palais des princes et des grands ! » Naama, qui entendit ces, paroles, se mit à rire. Il sortit, fit signe au portier de laisser entrer, et conduisit la vieille à l’appartement de sa femme.
La vieille fut vivement frappée de la beauté de Naam. Elle la salua profondément, et lui dit : « Je vous félicite, Madame, d’avoir reçu du ciel en partage tant de grâces et d’attraits, et d’être unie à un époux qui peut passer lui-même pour un modèle de beauté. » Elle se mit ensuite en prières, et ne cessa de faire ses génuflexions et ses adorations, jusqu’à ce que la nuit fût arrivée.
La jeune esclave lui dit alors : « Ma bonne mère, reposez-vous un peu. » « Madame, répondit la vieille, celui qui veut être heureux dans l’autre monde doit souffrir dans celui-ci. » Naam ayant fait apporter à manger, dit à la vieille : « Prenez un peu, ma bonne, de ce que je vous présente ; priez Dieu de toucher mon cœur, et de répandre sur moi sa miséricorde. » « Vous êtes jeune, Madame, lui répondit la vieille ; à votre âge on doit jouir des douceurs de la vie : Dieu, j’en suis sûre, touchera un jour votre cœur ; car on lit dans le saint Alcoran, que Dieu pardonnera à ceux et à celles qui ont embrassé la foi, parce qu’il est bon et miséricordieux [7]. »
Naam s’entretint ainsi quelque temps avec la vieille, et dit ensuite à son mari : « Je voudrois que vous fissiez quelque chose en faveur de cette bonne vieille, car elle porte la piété empreinte sur son visage. » « Eh bien, répondit-il, faites-lui préparer une salle pour qu’elle puisse s’y retirer, et ayez soin que personne n’en approche et ne trouble ses exercices de piété ! Peut-être que Dieu, à sa considération, nous comblera de ses bienfaits, et ne permettra point que nous soyons jamais séparés. »
La vieille passa toute la nuit à lire et à prier. Au point du jour, elle vint trouver Naam et Naama, leur souhaita le bonjour, et voulut prendre congé d’eux. « Où allez-vous, ma bonne, lui dit Naam ? Mon mari m’a ordonné de vous faire préparer une salle où vous serez seule, et où vous pourrez prier à votre aise. » « Que Dieu, dit la vieille, prolonge vos jours et vous comble de ses bénédictions ! Je vais visiter les mosquées, les oratoires, les tombeaux des plus dévots personnages, et j’aurai soin de prier pour vous. Permettez-moi seulement de venir vous voir quelquefois, et recommandez à votre portier de me laisser entrer. » La vieille étant sortie, Naam, dont elle avoit déjà su gagner la confiance, et qui ne soupçonnait rien de son perfide dessein, fut si fâchée de son départ qu’elle ne put s’empêcher de pleurer.

Notes

[3Idha kounta li maoula aîschou bifadlihi, etc.

[4Wahayata man malakat yedahou quiyadi, etc.

[5Célèbre capitaine arabe, gouverneur, et pour ainsi dire maître absolu de l’Iraque et de plusieurs autres provinces, sous le calife Abdalmalek, le cinquième de la dynastie des Ommiades. (Voyez la Bibliothèque Orientale de d’Herbelot, pag. 442.)

[6Gloire à Dieu, louange à Dieu, il n’y a pas d’autre Dieu que lui, toute force et toute puissance appartient à Dieu, très-haut, très-grand.

[7Wa yatouba allahou ala al mouminina, etc. Surate 33, verset 77.

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