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Suite de l’histoire de Ganem, fils d’Abou Aïbou, l’esclave d’amour

Une nuit que le calife se promenait seul dans l’enceinte de son palais, ce qui lui arrivait assez souvent, car c’était le prince du monde le plus curieux ; et quelquefois dans ses promenades nocturnes il apprenait des choses qui se passaient dans le palais, et qui sans cela ne seraient jamais venues à sa connaissance. Une nuit donc, en se promenant il passa près de la tour obscure, et comme il crut entendre parler, il s’arrêta ; il s’approcha de la porte pour mieux écouter, et il ouït distinctement ces paroles, que Tourmente, toujours en proie au souvenir de Ganem, prononça d’une voix assez haute :
« Ô Ganem, trop infortuné Ganem, où es-tu présentement ? Dans quel lieu ton destin déplorable t’a-il conduit ? Hélas, c’est moi qui t’ai rendu malheureux ! Que ne me laissais-tu périr misérablement, au lieu de me prêter un secours généreux ? Quel triste fruit as-tu recueilli de tes soins et de tes respects ? Le Commandeur des croyants qui devrait te récompenser, te persécute pour prix de m’avoir toujours regardée comme une personne réservée à son lit ; tu perds tous tes biens, et le vois obligé de chercher ton salut dans la fuite. Ah, calife, barbare calife, que direz-vous pour votre défense, lorsque vous vous trouverez avec Ganem devant le tribunal du juge souverain, et que les anges rendront témoignage de la vérité en votre présence ? Toute la puissance que vous avez aujourd’hui, et sous qui tremble presque toute la terre, n’empêchera pas que vous en soyez condamné et puni de votre injuste violence. »
Tourmente cessa de parler à ces mots ; car ses soupirs et ses larmes l’empêchèrent de continuer.

Il n’en fallut pas davantage pour obliger le calife à rentrer en lui-même. Il vit bien que si ce qu’il venait d’entendre était vrai, sa favorite était innocente, et qu’il avait donné des ordres contre Ganem et sa famille avec trop de précipitation. Pour approfondir une chose où l’équité dont il se piquait, paraissait intéressée, il retourna aussitôt à son appartement, et dès qu’il y fut arrivé, il chargea Mesrour d’aller à la tour obscure, et de lui amener Tourmente.

Le chef des eunuques jugea par cet ordre, et encore plus à l’air du calife, que ce prince voulait pardonner à sa favorite, et la rappeler auprès de lui ; il en fut ravi, car il aimait Tourmente, et avait pris beaucoup de part à sa disgrâce. Il vole sur-le-champ à la tour :
« Madame, dit-il à la favorite d’un ton qui marquait sa joie, prenez la peine de me suivre, j’espère que vous ne reviendrez plus dans cette vilaine tour ténébreuse ; le Commandeur des croyants veut vous entretenir, et j’en conçois un heureux présage. »

Tourmente suivit Mesrour, qui la mena et l’introduisit dans le cabinet du calife. D’abord elle se prosterna devant ce prince, et elle demeura dans cet état le visage baigné de larmes.
« Tourmente, lui dit le calife, sans lui dire de se relever, il me semble que tu m’accuses de violence et d’injustice : qui est donc celui qui, malgré les égards et la considération qu’il a eus pour moi, se trouve dans une situation misérable ? Parle, tu sais combien je suis bon naturellement, et que j’aime à rendre justice. »

La favorite comprit par ce discours que le calife l’avait entendue parler ; et profitant d’une si belle occasion de justifier son cher Ganem :
« Commandeur des croyants, répondit-elle, s’il m’est échappé quelque parole qui ne soit point agréable à votre Majesté, je vous supplie très-humblement de me le pardonner. Mais celui dont vous voulez connaître l’innocence et la misère, c’est Ganem, le malheureux fils d’Abou Aïbou, marchand de Damas. C’est lui qui m’a sauvé la vie, et qui m’a donné un asile en sa maison. Je vous avouerai que dès qu’il me vit, peut-être forma-t-il la pensée de se donner à moi et l’espérance de m’engager à souffrir ses soins : j’en jugeai ainsi par l’empressement qu’il fit paraître à me régaler et à me rendre tous les services dont j’avais besoin dans l’état où je me trouvais. Mais sitôt qu’il apprit que j’avais l’honneur de vous appartenir :
« Ah, madame, me dit-il, CE QUI APPARTIENT AU MAITRE EST DEFENDU A L’ESCLAVE. Depuis ce moment, je dois cette justice à sa vertu, sa conduite n’a point démenti ses paroles. Cependant vous savez, Commandeur des croyants, avec quelle rigueur vous l’avez traité, et vous en répondrez devant le tribunal de Dieu. »

Le calife ne sut point mauvais gré à Tourmente de la liberté qu’il y avait dans ce discours.
« Mais, reprit-il, puis-je me fier aux assurances que tu me donnes de la retenue de Ganem ? »
« Oui, repartit-elle, vous le pouvez : je ne voudrais pas, pour toute chose au monde, vous déguiser la vérité ; et pour vous prouver que je suis sincère, il faut que je vous fasse un aveu qui vous déplaira peut-être, mais j’en demande pardon par avance à votre Majesté. »
« Parle, ma fille, dit alors Haroun Alraschild, je te pardonne tout, pourvu que tu ne me caches rien. »
« Hé bien, répliqua Tourmente, apprenez que l’attention respectueuse de Ganem, jointe à tous les bons offices qu’il m’a rendus, me firent concevoir de l’estime pour lui. Je passai même plus avant : vous connaissez la tyrannie de l’amour. Je sentis naître en mon cœur de tendres sentiments ; il s’en aperçut, mais loin de chercher à profiter de ma faiblesse , et malgré tout le feu dont il se sentait brûler, il demeura toujours ferme dans son devoir ; et tout ce que sa passion pouvait lui arracher, c’étaient ces termes que j’ai déjà dits à votre Majesté : CE QUI APPARTIENT AU MAITRE EST DEFENDU A L’ESCLAVE. »

Cette déclaration ingénue aurait peut-être aigri tout autre que le calife, mais ce fut ce qui acheva d’adoucir ce prince. Il ordonna à Tourmente de se relever ; et la faisant asseoir auprès de lui :
« Raconte-moi, lui dit il, ton histoire depuis le commencement jusqu’à la fin. »
Alors elle s’en acquitta avec beaucoup d’adresse et d’esprit. Elle passa légèrement sur ce qui regardait Zobéïde : elle s’étendit davantage sur les obligations qu’elle avait à Ganem, sur la dépense qu’il avait faite pour elle ; et sur-tout elle vanta fort sa discrétion, voulant par-là faire comprendre au calife qu’elle s’était trouvée dans la nécessité de demeurer cachée chez Ganem pour tromper Zobéïde. Et elle finit enfin par la fuite du jeune marchand, à laquelle, sans déguisement, elle dit au calife qu’elle l’avait forcé pour se dérober à sa colère.

Quand elle eut cessé de parler, ce prince lui dit :
« Je crois tout ce que vous m’avez raconté ; mais pourquoi avez-vous tant tardé à me donner de vos nouvelles ? Fallait-il attendre un mois entier après mon retour, pour me faire savoir où vous étiez ? »
« Commandeur des croyants, répondit Tourmente, Ganem sortait si rarement de sa maison, qu’il ne faut pas vous étonner que nous n’ayons point appris les premiers votre retour. D’ailleurs Ganem qui s’était chargé de faire tenir le billet que j’ai écrit à Aube du jour, a été long-temps sans trouver le moment favorable de le remettre en main propre. »
« C’est assez, Tourmente, reprit le calife, je reconnais ma faute, et voudrais la réparer, en comblant de bienfaits ce jeune marchand de Damas. Vois donc ce que je puis faire pour lui ; demande -moi ce que tu voudras, je te l’accorderai. »
À ces mots la favorite se jeta aux pieds du calife, la face contre terre, et se relevant :
« Commandeur des croyants, dit-elle, après avoir remercié votre Majesté pour Ganem, je la supplie très-humblement de faire publier dans vos états, que vous pardonnez au fils d’Abou Aïbou, et qu’il n’a qu’à vous venir trouver. »
« Je ferai plus, repartit ce prince : pour t’avoir conservé la vie, pour reconnaître la considération qu’il a eue pour moi, pour le dédommager de la perte de ses biens, et enfin pour réparer le tort que j’ai fait à sa famille, je te le donne pour époux. »

Tourmente ne pouvait trouver d’expressions assez fortes pour remercier le calife de sa générosité. Ensuite elle se retira dans l’appartement qu’elle occupait avant sa cruelle aventure. Le même ameublement y était encore : on n’y avait nullement touché. Mais ce qui lui fit plus de plaisir, ce fut d’y voir les coffres et les ballots de Ganem, que Mesrour avait eu soin d’y faire porter.

Le lendemain, Haroun Alraschild donna ordre au grand visir de faire publier par toutes les villes de ses états, qu’il pardonnait à Ganem, fils d’Abou Aïbou ; mais cette publication fut inutile ; car il se passa un temps considérable sans qu’on entendit parler de ce jeune marchand. Tourmente crut que sans doute il n’avait pu survivre à la douleur de l’avoir perdue. Une affreuse inquiétude s’empara de son esprit ; mais comme l’espérance est la dernière chose qui abandonne les amants, elle supplia le calife de lui permettre de faire elle-même la recherche de Ganem ; ce qui lui ayant été accordé, elle prit une bourse de mille pièces d’or qu’elle tira de sa cassette, et sortit un matin du palais montée sur une mule des écuries du calife, très-richement enharnachée. Deux eunuques noirs l’accompagnaient, qui avoient de chaque côté la main sur la croupe de la mule.

Elle alla de mosquée en mosquée faire des largesses aux dévots de la religion musulmane, en implorant le secours de leurs prières pour l’accomplissement d’une affaire importante, d’où dépendait, leur disait-elle, le repos de deux personnes. Elle employa toute la journée et ses mille pièces d’or à faire des aumônes dans les mosquées, et sur le soir elle retourna au palais.

Le jour suivant elle prit une autre bourse de la même somme, et dans le même équipage elle se rendit à la joaillerie. Elle s’arrêta devant la porte, et sans mettre pied à terre, elle fit appeler le syndic par un des eunuques noirs. Le syndic qui était un homme très-charitable, et qui employait plus des deux tiers de son revenu à soulager les pauvres étrangers, soit qu’ils fussent malades, ou mal dans leurs affaires, ne fit point attendre Tourmente, qu’il reconnut à son habillement pour une dame du palais.
« Je m’adresse à vous, lui dit-elle en lui mettant sa bourse entre les mains, comme à un homme dont on vante dans la ville la piété. Je vous prie de distribuer ces pièces d’or aux pauvres étrangers que vous assistez ; car je n’ignore pas que vous faites profession de secourir les étrangers qui ont recours à votre charité. Je sais même que vous prévenez leurs besoins, et que rien n’est plus agréable pour vous que de trouver occasion d’adoucir leur misère. »
« Madame, lui répondit le syndic, j’exécuterai avec plaisir ce que vous m’ordonnez ; mais si vous souhaitez d’exercer votre charité par vous-même, prenez la peine de venir jusque chez moi, vous y verrez deux femmes dignes de votre pitié. Je les rencontrai hier comme elles arrivaient dans la ville ; elles étaient dans un état pitoyable ; et j’en fus d’autant plus touché, qu’il me parut que c’étaient des personnes de condition. Au travers des haillons qui les couvraient, malgré l’impression que l’ardeur du soleil a faite sur leur visage, je démêlai un air noble que n’ont point ordinairement les pauvres que j’assiste. Je les menai toutes deux dans ma maison, et les mis entre les mains de ma femme, qui en porta d’abord le même jugement que moi. Elle leur fit préparer de bons lits par ses esclaves, pendant qu’elle-même s’occupait à leur laver le visage et à leur faire changer de linge. Nous ne savons point encore qui elles sont, parce que nous voulons leur laisser prendre quelque repos avant que de tes fatiguer par nos questions. »

Tourmente, sans savoir pourquoi, se sentit quelque curiosité de les voir. Le syndic se mit en devoir de la mener chez lui ; mais elle ne voulut pas qu’il prît cette peine, et elle s’y fit conduire par un esclave qu’il lui donna. Quand elle fut à la porte, elle mit pied à terre, et suivit l’esclave du syndic qui avait pris les devants pour aller avertir sa maîtresse qui était dans la chambre de Force des cœurs et de sa mère ; car c’était d’elles dont le syndic venait de parler à Tourmente.

Le conte suivant : Histoire du prince Zeyn Alasnam, et du roi des génies