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Suite de l’histoire de Ganem, fils d’Abou Aïbou, l’esclave d’amour

Si Haroun Alraschild était violent, et si, dans ses emportements, il se portait quelquefois à des actions cruelles, en récompense il était équitable et le plus généreux prince du monde, dès que sa colère était passée, et qu’on lui faisait connaître son injustice. Ainsi, ne pouvant douter qu’il n’eût injustement persécuté Ganem et sa famille, et les ayant maltraités publiquement, il résolut de leur faire une satisfaction publique.
« Je suis ravi, dit-il à Tourmente, de l’heureux succès de tes recherches ; j’en ai une extrême joie, moins pour l’amour de toi, qu’à cause de moi-même. Je tiendrai la promesse que j’ai faite : tu épouseras Ganem, et je déclare dès à présent que tu n’es plus mon esclave ; tu es libre. Va retrouver ce jeune marchand ; et dès que sa santé sera rétablie, tu me l’amèneras avec sa mère et sa sœur. »

Le lendemain de grand matin, Tourmente ne manqua pas de se rendre chez le syndic des joailliers, impatiente de savoir l’état de la santé de Ganem, et d’apprendre à la mère et à la fille les bonnes nouvelles qu’elle avait à leur annoncer. La première personne qu’elle rencontra, fut le syndic, qui lui dit que Ganem avait fort bien passé la nuit ; que son mal ne provenant que de mélancolie, et la cause en étant ôtée, il serait bientôt guéri.

Effectivement, le fils d’Abou Aïbou se trouva beaucoup mieux. Le repos et les bons remèdes qu’il avait pris, et plus que tout cela, la nouvelle situation de son esprit avoient produit un si bon effet, que le syndic jugea qu’il pouvait sans péril voir sa mère, sa sœur et sa maîtresse, pourvu qu’on le préparât à les recevoir, parce qu’il était à craindre que ne sachant pas que sa mère et sa sœur fussent à Bagdad, leur vue ne lui causât trop de surprise et de joie. Il fut résolu que Tourmente entrerait d’abord toute seule dans la chambre de Ganem, et qu’elle ferait signe aux deux autres dames de paraître quand il en serait temps.

Les choses étant ainsi réglées, Tourmente fut annoncée par le syndic au malade, qui fut si charmé de la revoir, que peu s’en fallut qu’il ne s’évanouît encore.
« Hé bien, Ganem, lui dit-elle en s’approchant de son lit, vous retrouvez votre Tourmente, que vous vous imaginiez avoir perdue pour jamais. »
« Ah, madame, interrompit-il avec précipitation, par quel miracle venez-vous vous offrir à mes yeux ? Je vous croyais au palais du calife. Ce prince vous a sans doute écoutée : vous avez dissipé ses soupçons, et il vous a redonné sa tendresse. »
« Oui, mon cher Ganem, reprit Tourmente, je me suis justifiée dans l’esprit du Commandeur des croyants, qui, pour réparer le mal qu’il vous a fait souffrir, me donne à vous pour épouse. »

Ces dernières paroles causèrent à Ganem une joie si vive, qu’il ne put d’abord s’exprimer que par ce silence tendre si connu des amants. Mais il le rompit enfin :
« Ah, belle Tourmente, s’écria-t-il, puis-je ajouter foi au discours que vous me tenez ? Croirai-je qu’en effet le calife vous cède au fils d’Abou Aïbou ? »
« Rien n’est plus véritable, repartit la dame : ce prince qui vous faisait auparavant chercher pour vous ôter la vie, et qui, dans sa fureur, a fait souffrir mille indignités à votre mère et à votre sœur, souhaite de vous voir présentement, pour vous récompenser du respect que vous avez eu pour lui ; et il n’est pas douteux qu’il ne comble de bienfaits toute votre famille. »

Ganem demanda de quelle manière le calife avait traité sa mère et sa sœur, ce que Tourmente lui raconta. Il ne put entendre ce récit sans pleurer, malgré la situation où la nouvelle de son mariage avec sa maîtresse avait mis son esprit. Mais lorsque Tourmente lui dit qu’elles étaient actuellement à Bagdad et dans la maison même où il se trouvait, il parut avoir une si grande impatience de les voir, que la favorite ne différa point à la satisfaire. Elle les appela ; elles étaient à la porte où elles n’attendaient que ce moment. Elles entrent, s’avancent vers Ganem, et l’embrassant tour-à-tour, elles le baisent à plusieurs reprises. Que de larmes furent répandues dans ces embrassement ! Ganem en avait le visage tout couvert, aussi bien que sa mère et sa sœur. Tourmente en versait abondamment. Le syndic même et sa femme, que ce spectacle attendrissait, ne pouvaient retenir leurs pleurs, ni se lasser d’admirer les ressorts secrets de la Providence, qui rassemblait chez eux quatre personnes que la fortune avait si cruellement séparées.

Après qu’ils eurent tous essuyé leurs larmes, Ganem en arracha de nouvelles en faisant le récit de tout ce qu’il avait souffert depuis le jour qu’il avait quitté Tourmente, jusqu’au moment où le syndic l’avait fait apporter chez lui. Il leur apprit que s’étant réfugié dans un petit village, il y était tombé malade ; que quelques paysans charitables en avoient eu soin, mais que ne guérissant point, un chamelier s’était chargé de l’amener à l’hôpital de Bagdad. Tourmente raconta aussi tous les ennuis de sa prison, comment le calife, après l’avoir entendu parler dans la tour, l’avait fait venir dans son cabinet, et par quels discours elle s’était justifiée. Enfin, quand ils se furent instruits des choses qui leur étaient arrivées, Tourmente dit :
« Bénissons le ciel qui nous a tous réunis, et ne songeons qu’au bonheur qui nous attend. Dès que la santé de Ganem sera rétablie, il faudra qu’il paroisse devant le calife avec sa mère et sa sœur ; mais comme elles ne sont pas en état de se montrer, je vais y mettre bon ordre : je vous prie de m’attendre un moment. »

En disant ces mots, elle sortit, alla au palais, et revint en peu de temps chez le syndic avec une bourse où il y avait encore mille pièces d’or. Elle la donna au syndic, en le priant d’acheter des habits pour Force des cœurs et pour sa mère. Le syndic, qui était un homme de bon goût, en choisit de fort beaux, et les fit faire avec toute la diligence possible. Ils se trouvèrent prêts au bout de trois jours ; et Ganem se sentant assez fort pour sortir, s’y disposa. Mais le jour qu’il avait pris pour aller saluer le calife, comme il s’y préparait avec Eorce des cœurs et sa mère, on vit arriver chez le syndic le grand-visir Giafar.
Ce minisire étoit à cheval avec une grande suite d’officiers :
« Seigneur, dit-il à Ganem en entrant, je viens ici de la part du Commandeur des croyants, mon maître et le vôtre. L’ordre dont je suis chargé est bien différent de celui dont je ne veux pas vous renouveler le souvenir : je dois vous accompagner et vous présenter au calife, qui souhaite de vous voir. »

Ganem ne répondit au compliment du grand vizir que par une très-profonde inclination de tête, et monta un cheval des écuries du calife qu’on lui présenta, et qu’il mania avec beaucoup de grâce. On fit monter la mère et la fille sur des mules du palais ; et tandis que Tourmente aussi montée sur une mule, les menait chez le prince par un chemin détourné, Giafar conduisit Ganem par un autre, et l’introduisit dans la salle d’audience. Le calife y était assis sur son trône, environné des émirs, des visirs, des chefs des huissiers, et des autres courtisans arabes, persans, égyptiens, africains et syriens, de sa domination, sans parler des étrangers.

Quand le grand vizir eut amené Ganem au pied du trône, ce jeune marchand fit sa révérence en se jetant la face contre terre ; et puis s’étant levé, il débita un beau compliment en vers, qui bien que composé sur-le-champ, ne laissa pas d’attirer l’approbation de toute la cour. Après son compliment, le calife le fit approcher et lui dit :
« Je suis bien aise de te voir, et d’apprendre de toi-même où tu as trouvé ma favorite et tout ce que tu as fait pour elle. »

Ganem obéit, et parut si sincère, que le calife fut convaincu de sa sincérité. Ce prince lui fit donner une robe fort riche, selon la coutume observée envers ceux à qui l’on donnait audience. Ensuite il lui dit : « Ganem, je veux que tu demeures dans ma cour. »
« Commandeur des croyants, répondit le jeune marchand, l’esclave n’a point d’autre volonté que celle de son maître, de qui dépendent sa vie et son bien. »
Le calife fut très-satisfait de la réponse de Ganem, et lui donna une grosse pension. Ensuite ce prince descendit du trône, et se faisant suivre par Ganem et par le grand vizir seulement, il entra dans son appartement.

Comme il ne doutait pas que Tourmente n’y fût avec la mère et la fille d’Abou Aïbou, il ordonna qu’on les lui amenât. Elles se prosternèrent devant lui. Il les fit relever ; et il trouva Force des cœurs si belle, qu’après l’avoir considérée avec attention :
« J’ai tant de douleur, lui dit-il, d’avoir traité si indignement vos charmes, que je leur dois une réparation qui surpasse l’offense que je leur ai faite. Je vous épouse, et par-là je punirai Zobéïde, qui deviendra la première cause de votre bonheur, comme elle l’est de vos malheurs passés. Ce n’est pas tout, ajouta-t-il en se tournant vers la mère de Ganem, madame, vous êtes encore jeune, et je crois que vous ne dédaignerez pas l’alliance de mon grand vizir : je vous donne à Giafar ; et vous, Tourmente, à Ganem. Que l’on fasse venir un cadi et des témoins, et que les trois contrats soient dressés et signés tout-à-l’heure. »
Ganem voulut représenter au calife que sa sœur serait trop honorée d’être seulement au nombre de ses favorites, mais ce prince voulut épouser Force des cœurs.

Il trouva cette histoire si extraordinaire, qu’il fit ordonner à un fameux historien de la mettre par écrit avec toutes ses circonstances. Elle fut ensuite déposée dans son trésor, d’où plusieurs copies tirées sur cet original l’ont rendue publique.

Après que Scheherazade eut achevé l’histoire de Ganem, fils d’Abou Aïbou, le sultan des Indes témoigna qu’elle lui avait fait plaisir.
« Sire, dit alors la sultane, puisque cette histoire vous a diverti, je supplie très-humblement votre Majesté de vouloir bien entendre celle du prince Zeyn Alasnam, et du roi des Génies ; vous n’en serez pas moins content. »
Schahriar y consentit ; mais comme le jour commençait à paraître, on la remit à la nuit suivante. La sultane la commença de cette manière :


Le conte suivant : Histoire du prince Zeyn Alasnam, et du roi des génies