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Le conte précédent : Histoire du prince Ahmed, et de la fée Pari-Banou


Histoire des deux sœurs jalouses de leur cadette

Les princes Bahman et Perviz , et la princesse Parizade, qui ne connaissaient d’autre père que l’intendant des jardins, le regrettèrent comme tel, et ils lui rendirent tous les devoirs funéraires que l’amour et la reconnaissance filiale exigeaient d’eux. Contents des grands biens qu’il leur avait laissés, ils continuèrent de demeurer et de vivre ensemble dans la même union qu’ils avoient fait jusqu’alors, sans ambition de la part des princes de se produire à la cour, dans la vue des premières charges et des dignités auxquelles il leur eût été aisé de parvenir.
Un jour que les deux princes étaient à la chasse, et que la princesse Parizade était restée, une dévote Musulmane, qui était fort âgée, se présenta à la porte, et pria qu’on lui permît d’entrer pour faire la prière dont il était l’heure. On alla demander la permission à la princesse, et la princesse commanda qu’on la fît entrer, et qu’on lui montrât l’oratoire dont l’intendant des jardins du sultan avait eu soin de faire accompagner la maison au défaut de mosquée dans le voisinage. Elle commanda aussi que quand la dévote aurait fait sa prière, on lui fit voir la maison et le jardin, et qu’ensuite on la lui amenât.
La dévote Musulmane entra, elle fit sa prière dans l’oratoire qu’on lui montra ; et quand elle eut fait, deux femmes de la princesse, qui attendaient qu’elle sortît, l’invitèrent à voir la maison et le jardin. Comme elle leur eut marqué qu’elle était prête à les suivre, elles la menèrent d’appartement en appartement, et dans chacun elle considéra toute chose en femme qui s’entendait en ameublement et dans la belle disposition de chaque pièce. Elles la firent entrer aussi dans le jardin, dont elle trouva le dessin si nouveau et si bien entendu, qu’elle l’admira, en disant qu’il fallait que celui qui l’avait fait tracer, fût un excellent maître dans son art. Elle fut enfin amenée devant la princesse, qui l’attendait dans un grand salon, lequel surpassait en beauté, en propreté et en richesses tout ce qu’elle avait admiré dans les appartemens.
Dès que la princesse vit entrer la dévote :
« Ma bonne mère, lui dit-elle, approchez-vous, et venez vous asseoir près de moi. Je suis ravie du bonheur que l’occasion me présente de profiter pendant quelques moments du bon exemple et du bon entretien d’une personne comme vous, qui a pris le bon chemin en se donnant tout à Dieu, et que tout le monde devrait imiter s’il était sage. »
La dévote au lieu de monter sur le sofa, voulut s’asseoir sur le bord ; mais la princesse ne le souffrit pas : elle se leva de sa place ; et en s’avançant, elle la prit par la main et l’obligea de venir s’asseoir près d’elle à la place d’honneur. La dévote fut sensible à cette civilité :
« Madame, dit-elle, il ne m’appartient pas d’être traitée si honorablement, -et je ne vous obéis que parce que vous le commandez, et que vous êtes maîtresse chez vous. »
Quand elle fut assise, avant d’entrer en conversation, une des femmes de la princesse servit devant elle et devant la princesse, une petite table basse, marquetée de nacre de perle et d’ébène, avec un bassin de porcelaine dessus, garni de gâteaux et de plusieurs porcelaines remplies de fruits de la saison, et de confitures sèches et liquides.
La princesse prit un des gâteaux ; et en le présentant à la dévote :
« Ma bonne mère, dit-elle, prenez, mangez, et choisissez de ces fruits ceux qui vous plairont ; vous avez besoin de manger après le chemin que vous avez fait pour venir jusqu’ici. »
« Madame, reprit la dévote, je ne suis pas accoutumée à manger des choses si délicates ; et, si j’en mange, c’est pour ne pas refuser ce que Dieu m’envoie par une main libérale comme la vôtre. »
Pendant que la dévote mangeait, la princesse qui mangea aussi quelque chose, pour l’y exciter par son exemple, lui fit plusieurs questions sur les exercices de dévotion qu’elle pratiquait, et sur la manière dont elle vivait, auxquelles elle répondit avec beaucoup de modestie ; et de discours en discours, elle lui demanda ce qu’elle pensait de la maison qu’elle voyait, et si elle la trouvait à son gré.
« Madame, répondit la dévote, il faudrait être d’un très-mauvais goût pour y trouver à reprendre. Elle est belle, riante, meublée magnifiquement, sans confusion, très-bien entendue ; et les ornements y sont ménagés on ne peut pas mieux. Quant à la situation, elle est dans un terrain agréable, et l’on ne peut imaginer un jardin qui fasse plus de plaisir à voir que celui dont elle est accompagnée. Si vous me permettez néanmoins de ne rien dissimuler, je prends la liberté de vous dire, madame, que la maison serait incomparable, si trois choses qui y manquent, à mon avis, s’y rencontraient. »
« Ma bonne, reprit la princesse Parizade, quelles sont ces trois choses ? Enseignez-les-moi, je vous en conjure au nom de Dieu, je n’épargnerai rien pour les acquérir, s’il est possible ? »
« Madame, reprit la dévote, la première de ces trois choses, est l’OISEAU QUI PARLE, c’est un oiseau singulier qu’on nomme BULBULHEZAR, et qui a de plus la propriété d’attirer des environs tous les oiseaux qui chantent, lesquels viennent accompagner son chant. La seconde, est l’ARBRE QUI CHANTE, dont les feuilles sont autant de bouches, qui font un concert harmonieux de voix différentes, lequel ne cesse jamais. La troisième chose enfin, est l’EAU JAUNE, couleur d’or, dont une seule goutte versée dans un bassin préparé exprès, en quelqu’endroit que ce soit d’un jardin, foisonne de manière qu’elle le remplit d’abord, et s’élève dans le milieu en gerbe, qui ne cesse jamais de s’élever et de retomber dans le bassin, sans que le bassin déborde. »
« Ah, ma bonne mère, s’écria la princesse, que je vous ai d’obligation de la connoissance que vous me donnez de ces choses ! Elles sont surprenantes, et je n’avois pas entendu dire qu’il y eût rien au monde de si curieux et d’aussi admirable. Mais comme je suis bien persuadée que vous n’ignorez pas le lieu où elles se trouvent, j’attends que vous me fassiez la grâce de me l’enseigner. »
Pour donner sa satisfaction à la princesse, la bonne dévote lui dit :
« Madame, je me rendrais indigne de l’hospitalité que vous venez d’exercer envers moi avec tant de bonté, si je me refusais à satisfaire votre curiosité sur ce que vous souhaitez d’apprendre. J’ai donc l’honneur de vous dire que les trois choses dont je viens de vous parler, se trouvent dans un même lieu aux confins de ce royaume, du côté des Indes. Le chemin qui y conduit passe devant votre maison. Celui que vous y enverrez de votre part n’a qu’à le suivre pendant vingt jours ; et le vingtième jour, qu’il demande où sont l’OISEAU QUI PARLE, l’ARBRE QUI CHANTE et l’EAU JAUNE, le premier auquel il s’adressera les lui enseignera. »
En achevant ces paroles, elle se leva ; et après avoir pris congé, elle se retira et poursuivit son chemin.
La princesse Parizade avait l’esprit si fort occupé à retenir les renseignements que la dévote Musulmane venait de lui donner de l’OISEAU QUI PARLOIT, de l’ARBRE QUI CHANTOIT, et de l’EAU JAUNE, qu’elle ne s’aperçut qu’elle était partie, que quand elle voulut lui faire quelques demandes pour prendre d’elle un plus grand éclaircissement. Il lui semblait en effet que ce qu’elle venait d’entendre de sa bouche, n’était pas suffisant pour ne pas s’exposer à entreprendre un voyage inutile. Elle ne voulut pas néanmoins envoyer après elle pour la faire revenir ; mais elle fit un effort sur sa mémoire, pour se rappeler tout ce qu’elle avait entendu, et n’en rien oublier. Quand elle crut que rien ne lui était échappé, elle se fit un vrai plaisir de penser à la satisfaction qu’elle aurait si elle pouvait venir à bout de posséder des choses si merveilleuses ; mais la difficulté qu’elle y trouvait, et la crainte de ne pas réussir, la plongeaient dans une grande inquiétude.
La princesse Parizade était abymée dans ces pensées, quand les princes ses frères arrivèrent de la chasse : ils entrèrent dans le salon ; et au lieu de la trouver le visage ouvert et l’esprit gai, selon sa coutume, ils furent étonnés de la voir recueillie en elle-même, et comme affligée, sans qu’elle levât la tête, pour marquer au moins qu’elle s’apercevait de leur présence.
Le prince Bahman prit la parole :
« Ma sœur, dit-il, où sont la joie, et la gaieté qui ont été inséparables d’avec vous jusqu’à présent ? Êtes-vous incommodée ? Vous est-il arrivé quelque malheur ? Vous a-t-on donné quelque sujet de chagrin ? Apprenez-le-nous, afin que nous y prenions la part que nous devons, et que nous y apportions le remède, ou que nous vous vengions, si quelqu’un a eu la témérité d’offenser une personne comme vous, à laquelle tout respect est dû ? »
La princesse Parizade demeura quelque temps sans rien répondre et dans la même situation ; elle leva les yeux enfin, en regardant les princes ses frères, et les baissa presqu’aussitôt, après leur avoir dit que ce n’était rien.
« Ma sœur, reprit le prince Bahman, vous nous dissimulez la vérité : il faut bien que ce soit quelque chose, et même quelque chose de grave ? Il n’est pas possible que pendant le peu de temps que nous avons été éloignés de vous, un changement aussi grand et aussi peu attendu que celui que nous remarquons en vous, vous soit arrivé pour rien ? Vous voudrez bien que nous ne vous en tenions pas quitte pour une réponse qui ne nous satisfait pas. Ne nous cachez donc pas ce que c’est, à moins que vous ne vouliez nous faire croire que vous renoncez à l’amitié et à l’union ferme et constante qui ont subsisté entre nous jusqu’aujourd’hui, dès notre plus tendre jeunesse ? »
La princesse qui était bien éloignée de rompre avec les princes ses frères, ne voulut pas les laisser dans cette pensée.
« Quand je vous ai dit, reprit-elle, que ce qui me faisait de la peine n’était rien, je l’ai dit par rapport à vous, et non pas par rapport à moi, qui le trouve de quelque importance ; et puisque vous me pressez par le droit de notre amitié et de notre union qui me sont si chères, je vais vous dire ce que c’est. Vous avez cru, et je l’ai cru comme vous, continua-t-elle, que cette maison que feu notre père nous a fait bâtir était complète en toute manière et que rien n’y manquait ; aujourd’hui cependant j’ai appris qu’il y manque trois choses, qui la mettraient hors de comparaison avec toutes les maisons de campagne qui sont au monde. Ces trois choses sont, l’OISEAU QUI PARLE, l’ARBRE QUI CHANTE, et l’EAU JAUNE de couleur d’or. »