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Le conte précédent : Histoire du prince Ahmed, et de la fée Pari-Banou


Histoire des deux sœurs jalouses de leur cadette

En rentrant dans la maison, la princesse fit appeler le chef de cuisine, qui vint la trouver dans son appartement. Après qu’elle lui eut ordonné le repas pour régaler le sultan de la manière qu’elle l’entendait :
« Outre ce que je viens de dire, ajouta-t-elle, il faut que vous me fassiez un mets exprès pour la bouche du sultan ; et ainsi que personne que vous n’y mette la main. Ce mets est un plat de concombres farcis, dont vous ferez la farce des perles que voici ; et en même temps elle ouvrit le coffret, et lui montra les perles. »
Le chef de cuisine, qui jamais n’avait entendu parler d’une farce pareille, recula deux pas en arrière, avec un visage qui marquait assez sa pensée. La princesse pénétra cette pensée.
« Je vois bien, dit-elle, que tu me prends pour une folle, de t’ordonner un ragoût dont tu n’as jamais entendu parler, et dont on peut dire certainement que jamais il n’a été fit. Cela est vrai, je le sais comme toi ; mais je ne suis pas folle, et c’est avec tout mon bon sens que je t’ordonne de le faire. Va, invente, fais de ton mieux, et emporte le coffret ; tu me le rapporteras avec les perles qui resteront, s’il y en a plus qu’il n’en est besoin. »
Le chef de cuisine n’eut rien à répliquer ; il prit le coffret et l’emporta. Le même jour enfin, la princesse Parizade donna ses ordres pour faire en sorte que tout fût net, propre et arrangé , tant dans la maison que dans le jardin, pour recevoir le sultan plus dignement.
Le lendemain les deux princes étaient sur le lieu de la chasse, lorsque le sultan de Perse y arriva. Le sultan commença la chasse ; et il la continua jusqu’à ce que la vive ardeur du soleil, qui s’approchait du plus haut de l’horizon, l’obligea de la finir. Alors, pendant que le prince Bahman demeura auprès du sultan pour l’accompagner, le prince Perviz se mit à la tête de la marche, pour montrer le chemin ; et quand il fut à la vue de la maison , il donna un coup d’éperon pour aller avertir la princesse Parizade que le sultan arrivait ; mais des gens de la princesse qui s’étaient mis sur les avenues par son ordre, l’avoient déjà avertie ; et le prince la trouva qui attendait, prête à le recevoir.
Le sultan arriva, et comme il fut entré dans la cour, et qu’il eut mis pied à terre devant le vestibule, la princesse Parizade se présenta et se jeta à ses pieds ; et les princes Bahman et Perviz, qui étaient présens, avertirent le sultan que c’étoit leur sœur, et le supplièrent d’agréer les respects qu’elle rendait à sa Majesté.
Le sultan se baissa pour aider la princesse à se relever ; et après l’avoir considérée et avoir admiré quelque temps l’éclat de sa beauté, dont il fut ébloui, sa bonne grâce, son air, et un je ne sais quoi qui ne ressentait pas la campagne où elle demeurait :
« Les frères, dit-il, sont dignes de la sœur, et la sœur est digne des frères ; et à juger de l’intérieur par l’extérieur, je ne m’étonne plus que les frères ne veuillent rien faire sans le consentement de la sœur ; mais j’espère bien la connaître mieux par cet endroit-là, que par ce qui m’en paraît à la première vue, quand j’aurai vu la maison. »
Alors la princesse prit la parole : « Sire, dit-elle, ce n’est qu’une maison de campagne, qui convient à des gens comme nous qui menons une vie retirée du grand monde ; elle n’a rien de comparable aux maisons des grandes villes, encore moins aux palais magnifiques qui n’appartiennent qu’à des sultans. »
« Je ne m’en rapporte pas entièrement à votre sentiment, dit très-obligeamment le sultan ; ce que j’en vois d’abord fait que je vous tiens un peu pour suspecte. Je me réserve à en porter mon jugement quand vous me l’aurez fait voir ; passez donc devant, et montrez-moi le chemin. »
La princesse, en laissant le salon à part, mena le sultan d’appartement en appartement ; et le sultan, après avoir considéré chaque pièce avec attention, et en avoir admiré la diversité :
« Ma belle, dit-il à la princesse Parizade, appelez-vous ceci une maison de campagne ? Les villes les plus belles et les plus grandes seroient bientôt désertes, si toutes les maisons de campagne ressemblaient à la vôtre. Je ne m’étonne plus que vous vous y plaisiez si fort, et que vous méprisiez la ville. Faites-moi voir aussi le jardin ; je m’attends bien qu’il répond à la maison. »
La princesse ouvrit une porte qui donnait sur le jardin ; et ce qui frappa d’abord les yeux du sultan, fut la gerbe d’EAU JAUNE, COULEUR D’OR. Surpris par un spectacle si nouveau pour lui, et après l’avoir regardée quelque temps avec admiration :
« D’où vient cette eau merveilleuse, dit-il, qui fait tant de plaisir à voir ? Où en est la source ? Et par quel art en a-t-on fait un jet si extraordinaire, et auquel je ne crois pas qu’il y ait rien de pareil au monde ? Je veux voir cette merveille de près. »
En disant ces paroles il avança. La princesse continua de le conduire, et elle le mena vers l’endroit où l’ARBRE HARMONIEUX était planté.
En approchant, le sultan qui entendit un concert tout différent de ceux qu’il avait jamais entendus, s’arrêta, et chercha des yeux où étaient les musiciens ; et comme il n’en vit aucun ni près ni loin, et que cependant il entendait le concert assez distinctement pour en être charmé :
« Ma belle, dit-il, en s’adressant à la princesse Parizade, où sont les musiciens que j’entends ? Sont-ils sous terre ? Sont-ils invisibles dans l’air ? Avec des voix si excellentes et si charmantes, ils ne hasarderaient rien de se laisser voir : au contraire, ils feraient plaisir. »
« Sire, répondit la princesse en souriant, ce ne sont pas des musiciens qui forment le concert que vous entendez, c’est l’ARBRE que votre Majesté voit devant elle ; et si elle veut se donner la peine d’avancer quatre pas, elle n’en doutera pas, et les voix seront plus distinctes. »
Le sultan s’avança, et il fut si charmé de la douce harmonie du concert, qu’il ne se lassait pas de l’entendre. À la fin il se souvint qu’il avait à voir l’eau jaune de près ; ainsi, en rompant le silence :
« Ma belle, demanda-t-il à la princesse, dites-moi, je vous prie, cet arbre admirable se trouve-t-il par hasard dans votre jardin ? Est-ce un présent que l’on vous a fait, ou l’avez-vous fait venir de quelque pays éloigné ? Il faut qu’il vienne de bien loin : autrement, curieux des raretés de la nature, comme je le suis, j’en aurais entendu parler. De quel nom l’appelez-vous ? »
« Sire, répondit la princesse, cet arbre n’a pas d’autre nom que celui d’ARBRE QUI CHANTE, et il n’en croît pas dans le pays ; il serait trop long de raconter par quelle aventure il se trouve ici. C’est une histoire qui a rapport avec l’EAU JAUNE et avec l’OISEAU QUI PARLE, qui nous est venu en même temps, et que votre Majesté pourra voir après qu’elle aura vu l’EAU JAUNE d’aussi près qu’elle le souhaite. Si elle l’a pour agréable, j’aurai l’honneur de la lui raconter quand elle se sera reposée et remise de la fatigue de la chasse, à laquelle elle en ajoute une nouvelle, par la peine qu’elle se donne à la grande ardeur du soleil. »
« Ma belle, reprit le sultan, je ne m’aperçois pas de la peine que vous dites, tant elle est bien récompensée par des choses merveilleuses que vous me faites voir ; dites plutôt que je ne songe pas à celle que je vous donne. Achevons donc, et voyons l’EAU JAUNE, je meurs déjà d’envie de voir et d’admirer l’OISEAU QUI PARLE. »
Quand le sultan fut arrivé au jet d’EAU JAUNE, il eut longtemps les yeux attachés sur la gerbe, qui ne cessait de faire un effet merveilleux en s’élevant en l’air, et en retombant dans le bassin.
« Selon vous, ma belle, dit-il, en s’adressant toujours à la princesse, cette eau n’a pas de source, et elle ne vient d’aucun endroit aux environs, par un conduit amené sous terre ; au moins je comprends qu’elle est étrangère, de même que l’ARBRE QUI CHANTE. »
« Sire, reprit la princesse, cela est comme votre Majesté le dit ; et pour marque que l’eau ne vient pas d’ailleurs, c’est que le bassin est d’une seule pièce, et qu’ainsi elle ne peut venir ni par les côtés, ni par-dessous ; et ce qui doit rendre l’eau plus admirable à votre Majesté, c’est que je n’en ai jeté qu’un flacon dans le bassin, et qu’elle a foisonné comme elle le voit, par une propriété qui lui est particulière. »
Le sultan enfin s’éloignant du bassin :
« En voilà, dit-il, assez pour la première fois, car je me promets bien de revenir souvent. Menez-moi, que je voie l’OISEAU QUI PARLE. »
En approchant du salon, le sultan aperçut sur les arbres un nombre prodigieux d’oiseaux qui remplissaient l’air chacun de son chant et de son ramage. Il demanda pourquoi ils étaient là assemblés plutôt que sur les autres arbres du jardin, où il n’en avait ni vu ni entendu chanter ?
« Sire, répondit la princesse, c’est qu’ils viennent tous des environs pour accompagner le chant de l’OISEAU QUI PARLE. Votre Majesté peut l’apercevoir dans la cage qui est posée sur une des fenêtres du salon où elle va entrer ; et si elle y fait attention, elle s’apercevra qu’il a le chant éclatant au-dessus de celui de tous les autres oiseaux, même du rossignol, qui n’en approche que de bien loin. »
Le sultan entra dans le salon ; et comme l’OISEAU continuait son chant :
« Mon esclave, dit la princesse, en élevant la voix, voilà le sultan, faites-lui votre compliment. »
L’OISEAU cessa de chanter dans le moment ; et tous les autres oiseaux cessèrent de même :
« Que le sultan, dit-il, soit le très-bien venu ! Que Dieu le comble de prospérités et prolonge le nombre de ses années ! »
Comme le repas était servi sur le sofa près de la fenêtre où était l’OISEAU, le sultan, en se mettant à table :
« OISEAU, dit-il, je te remercie de ton compliment, et je suis ravi de voir en toi le sultan et le roi des oiseaux. »
Le sultan qui vit devant lui le plat de concombres qu’il croyait farcis à l’ordinaire, y porta d’abord la main, et son étonnement fut extrême de les voir farcis de perles.
« Quelle nouveauté, dit-il ? À quel dessein une farce de perles ? Les perles ne se mangent pas ? »
Il regardait déjà les deux princes et la princesse pour leur demander ce que cela signifiait ; mais l’OISEAU l’interrompit :
« Sire, votre Majesté peut-elle être dans un étonnement si grand d’une farce de perles qu’elle voit de ses yeux, elle qui a cru si facilement que la sultane son épouse étoit accouchée d’un chien, d’un chat, d’un morceau de bois ? »
« Je l’ai cru, repartit le sultan, parce que les sages-femmes me l’ont assuré. »
« Ces sages- femmes, Sire, repartit l’OISEAU, étaient sœurs de la sultane, mais sœurs jalouses du bonheur dont vous l’aviez honorée préférablement à elles ; et pour satisfaire leur rage, elles ont abusé de la facilité de votre Majesté. Elles avoueront leur crime, si vous les faites interroger. Les deux frères et leur sœur que vous voyez, sont vos enfants qu’elles ont exposés, mais qui ont été recueillis par l’intendant de vos jardins, et nourris et élevés par ses soins. »
Le discours de l’OISEAU éclaira l’entendement du sultan en un instant :
« OISEAU, s’écria-t-il, je n’ai pas de peine à ajouter foi à la vérité que tu me découvres et que tu m’annonces. L’inclination qui m’entraînait de leur côté, et la tendresse que je sentais déjà pour eux, ne me disaient que trop qu’ils étaient de mon sang. Venez donc, mes enfants, venez, ma fille, que je vous embrasse, et que je vous donne les premières marques de mon amour et de ma tendresse paternelle. »
Il se leva ; et après avoir embrassé les deux princes et la princesse, l’un après l’autre, en mêlant ses larmes avec les leurs :
« Ce n’est pas assez, mes enfants, dit-il, il faut aussi que vous vous embrassiez les uns les autres, non comme enfants de l’intendant de mes jardins, auquel j’aurai l’obligation éternelle de vous avoir conservé la vie ; mais comme les miens, sortis du sang des rois de Perse, dont je suis persuadé que vous soutiendrez bien la gloire. »
Après que les deux princes et la princesse se furent embrassés mutuellement avec une satisfaction toute nouvelle, comme le sultan le souhaitait, le sultan se remit à table avec eux ; il se pressa de manger. Quand il eut achevé :
« Mes enfants, dit-il, vous connaissez votre père en ma personne ; demain je vous amènerai la sultane votre mère, préparez-vous à la recevoir. »
Le sultan monta à cheval, et retourna à sa capitale en toute diligence. La première chose qu’il fit dès qu’il eut mis pied à terre en entrant dans son palais, fut de commander à son grand visir d’apporter toute la diligence possible à faire faire le procès aux deux sœurs de la sultane. Les deux sœurs furent enlevées de chez elles, interrogées séparément, appliquées à la question, convaincues et condamnées à être écartelées, et le tout fut exécuté en moins d’une heure de temps.
Le sultan Khosrouschah cependant suivi de tous les seigneurs de la cour, qui se trouvèrent présents, alla à pied jusqu’à la porte de la grande mosquée, et après avoir lui-même tiré la sultane hors de la prison étroite où elle languissait et souffrait depuis tant d’années :
« Madame, dit-il, en l’embrassant les larmes aux yeux, dans l’état pitoyable où elle était, je viens vous demander pardon de l’injustice que je vous ai faite, et vous en faire la réparation que je vous dois. Je l’ai déjà commencée par la punition de celles qui m’avoient séduit par une imposture abominable, et j’espère que vous la regarderez comme entière, quand je vous aurai fait présent de deux princes accomplis et d’une princesse aimable et toute charmante, vos enfants et les miens. Venez, et reprenez le rang qui vous appartient, avec tous les honneurs qui vous sont dus. »
Cette réparation se fit devant une multitude de peuple innombrable, qui était accouru en foule de toute part, dès la première nouvelle de ce qui se passait, laquelle fut répandue dans toute la ville en peu de moments.
Le lendemain de grand matin, le sultan et la sultane qui avait changé l’habit d’humiliation et d’affliction qu’elle portait le jour en un habit magnifique, tel qu’il lui convenait, suivis de toute leur cour qui en avoit eu l’ordre, se transportèrent à la maison des deux princes et de la princesse. Ils arrivèrent ; et dès qu’ils eurent mis pied à terre, le sultan présenta à la sultane les princes Bahman et Perviz, et la princesse Parizade, et lui dit :
« Madame, voilà les deux princes vos fils, et voici la princesse votre fille ; embrassez-les avec la même tendresse que je les ai embrassés, ils sont dignes de moi et dignes de vous. »
Les larmes furent répandues en abondance dans ces embrassements si touchants, et particulièrement de la part de la sultane, par la consolation et par la joie d’embrasser deux princes ses fils, une princesse sa fille, qui lui en avoient causé de si affligeantes, et si longtemps.
Les deux princes et la princesse avoient fait préparer un repas magnifique pour le sultan, pour la sultane, et pour toute la cour.
On se mit à table ; et après le repas, le sultan mena la sultane dans le jardin, où il lui fit observer l’ARBRE HARMONIEUX et le bel effet de l’EAU JAUNE. Pour ce qui est de l’OISEAU, elle l’avait vu dans sa CAGE, et le sultan lui en avait fait l’éloge pendant le repas.
Quand il n’y eut plus rien qui obligeât le sultan de rester davantage, il remonta à cheval ; le prince Bahman l’accompagna à la droite, et le prince Perviz à la gauche ; la sultane avec la princesse à sa gauche, marcha après le sultan. Dans cet ordre, précédés et suivis des officiers de la cour, chacun selon son rang, ils reprirent le chemin de la capitale. Comme ils approchaient, le peuple qui était venu au-devant, se présenta en foule, bien loin hors des portes, et ils n’avoient pas moins les yeux attachés sur la sultane, en prenant part à sa joie, après une si longue souffrance, que sur les deux princes et sur la princesse, qu’ils accompagnaient de leurs acclamations. Leur attention était attirée aussi par l’OISEAU DANS SA CAGE que la princesse Parizade portait devant elle, dont ils admirèrent le chant, qui attirait tous les autres oiseaux : ils suivaient en se posant sur les arbres dans la campagne, et sur les toits des maisons dans les rues de la ville.
Les princes Bahman et Perviz, avec la princesse Parizade, furent enfin amenés au palais avec cette pompe ; et le soir la pompe fut suivie de grandes illuminations et de grandes réjouissances, tant au palais que dans toute la ville, lesquelles furent continuées plusieurs jours.