Accueil du site > Les mille et une nuits > Tome VIII > Histoire d’Abousaber, ou de l’homme patient

Le conte précédent : Histoire du marchand imprudent et de ses deux enfans


Histoire d’Abousaber, ou de l’homme patient

« SIRE, dit le jeune homme, un riche fermier, nommé Abousaber, avait une femme et deux enfants. Ils demeuraient dans un village, qu’ils rendaient heureux par leur humanité et par les travaux qu’ils procuraient aux habitants. Les uns cultivaient les terres d’Abousaber, les autres avoient soin de ses nombreux troupeaux.
« Un de ses gens revint un jour à la maison saisi d’effroi, et dit qu’il avait vu rôder un lion dans le voisinage. En effet, l’animal déchira le même jour quelques moutons. Il en fit autant le lendemain, et continuait tous les jours ses ravages. Les troupeaux d’Abousaber diminuoient rapidement, et allaient être entièrement détruits. Sa femme, affligée d’un événement qui pouvait entraîner la ruine de leur fortune, lui dit au bout de quelques jours : « Mon ami, ce lion a déjà fait périr la plus grande partie de nos bestiaux. Monte à cheval, mets-toi à la tête de ta maison, cherche la retraite de ce féroce animal, et débarrasse-nous de ce fléau . »
« Ma femme, répondit Abousaber, prends patience : la patience est ici le parti le plus avantageux. Le lion auteur de nos maux, est cruel, injuste et méchant : Dieu punit les injustes ; la méchanceté du méchant retombe toujours sur lui, et la patience seule nous débarrassera de celui-ci. »
« Quelques jours après, le roi étant à la chasse, rencontra le lion : on le poursuivit, on l’entoura, et on le tua. Abousaber ayant appris cette nouvelle, dit à sa femme : « N’avois-je pas raison de te dire que la méchanceté du méchant retombe sur lui ? Si j’avois voulu tuer moi-même ce lion, je n’aurais peut-être pas réussi. Voilà l’avantage de la patience. »
« Quelque temps après, il se commit un assassinat dans le village qu’habitait Abousaber. Le roi, pour punir le village, le fit saccager et mettre au pillage. On enleva une grande partie de ce que possédoit Abousaber. Sa femme lui dit alors : « Tous ceux qui sont auprès du roi te connoissent, et sont convaincus de ton innocence. Présente une requête au roi, afin qu’il te rende tes biens. »
« Ma femme, répondit Abousaber, ne vous ai-je pas dit que le mal retombe toujours sur celui qui le fait ? Le roi fait du mal, il en sera puni. Quiconque prend le bien d’autrui, doit se voir bientôt enlever le sien propre. »
« Un des voisins d’Abousaber, autrefois jaloux de son opulence, et qui était toujours son ennemi, entendit ces propos et en informa le roi. On enleva, par son ordre, tout ce qui restait à Abousaber, et on le chassa de sa maison avec son épouse et ses enfants.
 » Comme ils s’avançaient dans la campagne, sans trop savoir où porter leurs pas, la femme d’Abousaber lui dit : « Tout ce qui nous arrive est l’effet de ta lenteur et de ta négligence. » « Ma femme, répondit-il, aie patience : la patience est toujours récompensée. »
 » À peine avoient-ils fait quelques pas, qu’ils furent rencontrés par des voleurs, qui leur enlevèrent le peu qu’ils avoient avec eux, les dépouillèrent de leurs habits, et emmenèrent leurs deux enfants. La femme d’Abousaber lui dit alors en pleurant : « Mon ami, laisse là tes idées ; cours après les voleurs ; peut-être auront-ils pitié de nous, et nous rendront-ils nos enfants. »
« Ma femme, répondoit toujours Abousaber, aie patience ; l’homme qui fait le mal en est toujours puni, et souvent le mal qu’il fait tourne contre lui. Si je cours après ces voleurs, l’un deux peut-être tirera son sabre, me tuera, et alors que deviendrois-tu ? Aie patience, te dis-je : la patience est toujours récompensée. »
« En continuant leur route, ils arrivèrent à un village du Kerman [1], près duquel coulait une rivière. « Arrête-toi un instant, dit Abousaber à son épouse, afin que j’aille dans ce village m’informer de l’endroit où nous pourrons loger. » En disant ces mots, il laissa sa femme sur le bord de la rivière, et se rendit au village.
« Tandis qu’il était au village, un cavalier vint faire boire son cheval à la rivière. Il vit la femme d Abousaber, la trouva de son goût, et lui dit : « Montez avec moi, je vous épouserai, et vous ferai un sort avantageux. » « Je suis mariée, répondit l’épouse d’Abousaber. » Le cavalier tirant alors son sabre, la menaça de la tuer si elle ne consentait pas à le suivre. La malheureuse ne pouvant opposer de résistance, écrivit avec le bout du doigt sur le sable :
« Ô Abousaber, tu as perdu par ta patience, ton bien, tes enfants, ta femme enfin, qui t’était plus chère que tout ! Te voilà seul, et nous verrons à quoi te servira ta patience. »
« Le cavalier ne lui laissa pas le temps d’en écrire davantage : il la prit en croupe, et s’enfuit avec elle.
« Abousaber étant de retour, et ne voyant pas sa femme, lut ce qui était écrit sur le sable. Il se mit à pleurer, et s’assit, accablé de chagrin. « Abousaber, dit-il en lui-même, c’est à ce moment qu’il faut plus que jamais t’armer de patience ; mais peut-être tu es réservé à quelqu’épreuve encore plus rude. » Se levant ensuite, il marcha comme un homme égaré, et sans savoir ou il allait. Il arriva dans un endroit ou l’on faisait travailler les gens par corvée à bâtir un palais pour le roi.
« Aussitôt qu’on vit Abousaber, on le prit, et on lui dit de travailler avec les autres à bâtir le palais, ou qu’il allait être mis en prison pour toute sa vie. Abousaber se joignit aux ouvriers, et recevait par jour, pour tout salaire, un petit pain d’orge. II travaillait ainsi depuis un mois, lorsqu’un de ses camarades se laissa tomber du haut d’une échelle, et se cassa la jambe. Comme il criait et se lamentait, Abousaber s’approcha, et lui dit : « Prends patience, et ne pleure pas : la patience adoucira ton mal. » « Et jusqu’à quand me faudra-t-il avoir patience, répondit brusquement l’ouvrier ? » « Aie toujours patience, reprit Abousaber ; car la patience peut tirer un homme du fond d’un puits, et le faire monter sur le trône. »
« Le roi dont on bâtissait le palais était en ce moment par hasard à une fenêtre. Il entendit les paroles d’Abousaber, en fut irrité, et ordonna qu’on le saisît. Il y avait dans le palais un puits, accompagné d’un vaste souterrain. Le roi l’y fit descendre, et lui dit : « Insensé, tu vas voir maintenant si tu pourras sortir de ce puits, et monter sur le trône. » Le roi revint le lendemain dire la même chose au malheureux Abousaber. Tous les jours il lui faisait donner un pain, et lui répétoit les mêmes paroles auxquelles l’infortuné ne répondait rien.
« Le roi avait eu autrefois un frère, contre lequel il avait conçu de la jalousie, et qu’il avait fait renfermer dans ce souterrain. Ce frère n’avait pu supporter longtemps l’ennui et la rigueur d’une telle captivité. Les grands du royaume, qui ignoraient sa mort, murmuraient d’une détention aussi longue, et taxaient le roi d’injustice. D’autres raisons se joignant à celle-ci, le mécontentement devint général. Le roi ne fut plus regardé que comme un tyran : on se jeta un jour sur lui, et on le tua.

Notes

[1Province de Perse.

Le conte suivant : Histoire du prince Behezad