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Le conte précédent : Nouvelles Aventures du calife Haroun Alraschild, ou Histoire de la petite fille de Chosroès Anouschirvan


Le Bimaristan, ou Histoire du jeune marchand de Bagdad et de la dame inconnue

« Non, me répondit mon père, une pareille chose ne peut se comprendre, et est absolument incroyable. » « Eh bien, repris-je, ce qui m’est arrivé ressemble parfaitement à cela ! » « Mais, ajouta mon père, dis-moi clairement qui t’a battu si indignement ? » « Je viens, lui répondis-je, de vous raconter mon histoire, en paraissant vous raconter celle d’un autre. J’avois honte de vous dire d’abord que c’était ma femme qui m’avait ainsi battu. Me comprenez-vous à présent ? » « Je commence à te comprendre, dit mon père ; mais fais-moi connaître maintenant quelle est la femme ? « « Je n’en sais rien. » « Dans quel quartier est sa maison ? » « Je n’en sais rien. »
« Mon père fut fort étonné de mon aventure ; et voyant que je ne pouvais lui en apprendre davantage, me proposa d’aller avec lui aux bains. Nous y allâmes ; je me rendis de là au marché ; j’ouvris ma boutique, et repris mon commerce, pour tâcher de me distraire. Mais ce genre de vie, ces occupations n’avoient plus pour moi le même agrément.
« Le chagrin, l’ennui altérèrent insensiblement mon humeur. Tout ce que faisaient les gens de la maison me déplaisait. Je grondais l’un, je battais l’autre ; je criais après celle-ci, je maltraitais celle-là. Une esclave m’avait un jour servi du riz. J’en goûtai sur-le-champ, et me brûlai. Je me mis en colère, et pris le plat pour le jeter à la tête de l’esclave. Ma mère voulut me retenir le bras, je la repoussai rudement. Mon père indigné se leva ; je le menaçai de le frapper lui-même. Il ne douta plus alors que je ne fusse fou : il me fit lier par les domestiques, et conduire devant le juge. On attesta que j’étais fou, et je fus amené ici. On me mit d’abord une chaîne [6] au cou. Le lendemain, mon père me la fit ôter, et m’envoya ce lit, cette couverture, et ce Coran.
« Voilà toute mon histoire. On dit que notre souverain est juste : pourquoi son visir Giafar le Barmecide, ne lui conseille-t-il pas de sortir de son palais, de parcourir la ville, afin de connaître par lui-même les injustices qui s’y commettent, de venger les opprimés, et de punir les oppresseurs ? Pourquoi ne l’amène-t-on pas dans cet hôpital pour visiter les malades, voir par lui-même la manière dont ils sont servis, connaître quels sont les détenus, et s’informer des motifs de leur détention ?
« Pour moi, dénué de tous secours, je demande à Dieu qu’il nous envoie ce bon prince, afin que je lui raconte moi-même mon histoire. Priez vous-même pour moi, respectables derviches, peut-être Dieu exaucera-t-il vos prières, et inspirera-t-il au prince le dessein de venir visiter ces lieux. »
Le jeune homme ayant achevé son histoire, le calife Haroun Alraschid l’exhorta à prendre patience, et l’assura que Dieu lui ferait bientôt voir celui dans la justice duquel il mettait son espoir. Le calife retourna ensuite à son palais avec Giafar et Mesrour. « Que penses-tu, dit-il à Giafar, de l’histoire que nous venons d’entendre ? » « Ce jeune homme est fou, répondit Giafar, et ce que disent les fous ne mérite point d’attention. » « Ces discours, reprit le calife, ne sont cependant pas ceux d’un fou. Il faut que tu examines celte affaire-là, afin de m’en faire un rapport, et que nous voyons si son récit est vrai, ou s’il est réellement fou. »
Lorsqu’ils furent arrivés au palais, Giafar dit au calife : « Voici ce que j’imagine pour savoir ce que vous devez penser de l’histoire de ce fou. Faites-le venir devant vous ; dites-lui qu’on vous a conté son histoire ; qu’elle vous a paru si singulière, que vous voudriez l’entendre de sa bouche, depuis le commencement jusqu’à la fin. Vous comparerez l’histoire qu’il vous racontera avec celle qu’il nous a déjà racontée, et si l’histoire est la même, ce sera une preuve qu’il n’a rien dit que de vrai ; si, au contraire, les deux histoires se contredisent, ce sera une preuve qu’il est véritablement fou, et alors vous le ferez reconduire à l’hôpital. »
Le calife goûta ce conseil, envoya aussitôt chercher le jeune homme à l’hôpital, le reçut avec bonté, et lui fit raconter son histoire, C’était absolument la même que celle qu’il avait déjà entendue. « Je l’avois bien pensé, dit le calife à Giafar, que cette histoire n’était pas celle d’un fou. » Giafar, forcé de convenir que ce récit portait tous les caractères de la vérité, dit au calife : « Il faut actuellement envoyer chercher le père du jeune homme, lui commander de retirer son fils de l’hôpital, et de lui laisser reprendre son commerce. Vous choisirez quatre personnes sûres qui se tiendront dans la boutique ; lorsque la vieille viendra, ils la saisiront sur le signe que leur fera le jeune homme, et l’amèneront devant vous : vous saurez facilement d’elle quelle est sa maîtresse. »
Le calife approuva le plan. Le syndic des marchands est mandé, et reçoit ordre de retirer son fils de l’hôpital. Il obéit, et amène le jeune homme aux pieds du calife, qui n’eut pas de peine à les réconcilier.
Le lendemain, Ali Tchélébi se rendit à son magasin. Tous les paysans s’arrêtaient d’abord pour le regarder, et chacun disait : « Voilà le fils du syndic des marchands, qui était fou ! » Ali ne répondait rien à ces propos, et se tenait dans sa boutique avec ceux qui étaient chargés d’arrêter la vieille lorsqu’elle paraîtrait.
Nous venons de raconter ce qui arriva à Ali Tchélébi après l’indigne traitement que lui fit essuyer son épouse ; voyons maintenant ce que fit celle-ci. À peine eut-elle satisfait sa rage, que sa colère s’appaisa. Elle se repentit de ce qu’elle venait de faire, et dit à la vieille, au bout de quelques jours, de tâcher de la raccommoder avec Ali Tchélébi.
« Vous voyez, dit alors la vieille, que j’avois raison de vous conseiller de ne pas le faire périr, mais seulement de lui faire donner quelques coups, et de le garder ici. Si vous aviez suivi exactement mes conseils, on pourrait vous raccommoder ; mais vous avez poussé le châtiment trop loin, et vous l’avez fait jeter dans la rue. Quel moyen maintenant de vous rapprocher ? Peut-être n’est-il pas encore guéri de ses plaies ; et quand il le serait, oserais-je me présenter devant lui ? Ce n’est pas un homme du commun, mais le fils du premier négociant de la ville. Il n’a commis véritablement aucun crime ; car enfin c’est vous qui lui avez tendu ce piège, et qui êtes cause qu’il vous a déplu. Vous lui avez envoyé la femme qui faisait semblant de vouloir vendre une cassolette. Vous vouliez voir s’il l’accepterait pour un baiser, et vous aviez bien recommandé à la femme, dans le cas où il se laisserait embrasser, de vous en donner une preuve évidente. Elle a feint d’être violemment éprise de lui ; elle lui a fait un tableau touchant des maux que l’amour lui faisait endurer : un baiser, un seul baiser pouvait la guérir. Ali ne pouvait soupçonner la ruse, la perfidie ; il ne voyait aucun mal à laisser prendre ce baiser, et ne devinait pas que cette action pût vous déplaire. Cédant à la pitié, et non à l’amour, il s’est laissé embrasser ; et la femme, pour vous prouver clairement qu’elle l’avait embrassé, lui a enlevé un petit morceau de la joue. C’était donc vous qui étiez la seule coupable ; et malgré cela vous vouliez lui faire couper la tête, et vous l’avez fait presque périr sous les coups de vos esclaves. Je ne puis, après tout cela, me présenter devant lui, et il vous faut chercher quelqu’autre expédient. »
« Comment, ma bonne vieille, dit la jeune personne, toi qui as vu dans ta vie tant d’aventures semblables à celle-ci, et encore plus extraordinaires, tu ne peux me rendre aucun service ? Tu ne pourrais par ton adresse et par tes discours ramener l’esprit de ce jeune homme ? Allons, du courage ; car je ne puis être heureuse dorénavant sans lui, et il faut absolument que tu nous réconcilies, et que tu l’amènes ici. Je te ferai présent, si tu réussis, d’un bel habillement. »
La vieille refusa longtemps de se charger de cette commission. Enfin, elle sortit pour apprendre au moins des nouvelles. On lui dit d’abord qu’Ali Tchélébi était malade ; ensuite qu’il était fou, qu’on l’avait mis à l’hôpital ; enfin elle apprit qu’il avait repris son commerce, et qu’il était dans sa boutique.
La jeune personne, informée de cette nouvelle, pressa de nouveau la vieille, et avec tant d’instance, qu’elle consentit à faire quelque tentative. Dans ce dessein elle sortit, et s’arrêta devant la boutique d’Ali Tchélébi. Il la reconnut, et s’avança vers elle. « Mon enfant, lui dit-elle, si j’ai à me reprocher de m’être mêlée de votre mariage, j’ai fait au moins ce que je devais en empêchant ma maîtresse de vous ôter la vie. Au reste, elle est au désespoir de ce qui s’est passé, et voudrait… »
« Je ne conserve aucun ressentiment contr’elle, dit Ali en l’interrompant. » En même temps il fit signe à ceux qui étaient chez lui. Ils se jetèrent sur la vieille, et la conduisirent avec lui au palais du calife. Le visir Giafar les voyant entrer, demanda quelle était cette affaire ? Quand il eut appris qu’on amenait la vieille impliquée dans l’affaire d’Ali Tchélébi, il ordonna qu’on la fit paraître devant lui.
Dès que la vieille fut en présence de Giafar, il la reconnut, et lui dit : « Quoi, vous êtes attachée au service de ma fille, et vous vous mêlez de pareilles intrigues ? Quelle est la femme qu’a épousée ce jeune homme ? »
« C’est votre fille, répondit la vieille. » Giafar fut interdit ; mais voyant qu’il falloit absolument éclaircir cette affaire pour en rendre compte au calife, il demanda une seconde fois à la vieille : « Quelle est la femme qu’a épousée ce jeune homme ? » « C’est votre fille, lui répondit-elle. » Giafar alors ayant ordonné qu’on les fit rester, alla trouver Haroun Alraschid, et lui dit : « Ali Tchélébi et la vieille sont là. Mais il me semble que la fille n’a rien fait que de juste. Ce jeune homme était marié ; son épouse ne voulait point se séparer de lui, le gardait auprès d’elle, et il s’est laissé baiser la joue par une autre femme. Cela devait nécessairement déplaire à une personne jalouse, et méritait d’être puni ; car les femmes ont des droits sur leurs maris. »
« Quelle est enfin cette femme, dit le calife ? » « Hélas, Seigneur, répondit Giafar, c’est ma fille ! Tout cela s’est fait à mon insu. » « Mais, reprit Haroun, puisque le cadi Gelaleddin a dressé le contrat, le mariage est bon. Ali est son époux, et il dépend de lui, ou de la faire punir de mort, ou de lui pardonner. »
Aussitôt le calife fit venir Ali Tchélébi et lui demanda ce qu’il voulait faire. « Prince, répondit-il, je m’estimerai trop heureux, si le visir veut bien me reconnaître pour son gendre. » « Allons, dit le calife à Giafar, emmène ton gendre chez toi, et qu’en ma considération on ne lui bande plus les yeux ; cette précaution est actuellement inutile. »
Giafar s’en retourna donc chez lui avec son gendre et la vieille. Sa fille, le voyant entrer, voulut se lever pour aller au-devant de lui ; mais les forces lui manquèrent, et elle retomba sur son sofa. « Qu’avez-vous fait, lui dit son père ? Vous vous êtes rendue coupable des derniers excès. Le Tout-Puissant l’a permis : je me soumets à ses décrets ; mais si j’avois été instruit de vos projets, j’aurais su les faire échouer. »
Giafar sortit ensuite, envoya chercher le cadi Gelaleddin, et lui dit : « Qui vous a donné ordre de dresser le contrat de mariage de ma fille ? » « Seigneur, répondit Gelaleddin, je l’ai dressé d’après le billet que voici, et dont je vais vous faire lecture :

« Salut au cadi Gelaleddin. Je vous écris pour vous prier de vous donner la peine de vous transporter chez moi, afin de dresser mon contrat de mariage avec Ali Tchélébi, et de me servir de procureur. Amenez avec vous des témoins pour signer l’acte de procuration. Si vous consentez à ma demande, vous m’obligerez ; sinon vous serez responsable des suites de votre refus ; et s’il arrive quelque chose, le blâme en retombera sur vous. »

 » Cette menace, continua le cadi après avoir lu le billet, fit impression sur mon esprit. Les femmes peuvent se porter à de fâcheuses extrémités. J’ai craint pour l’honneur du premier visir : je me suis donc rendu aux ordres de sa fille. J’ai vu compter la dot, et j’en ai fait mention. Enfin, j’ai rédigé l’acte, constatant que la jeune personne me donnait sa procuration, et j’ai dressé un contrat de mariage légal et authentique. Si vous eussiez été présent, vous n’auriez pu vous empêcher de m’ordonner d’accepter la procuration de votre fille, car elle était en âge de disposer d’elle-même ; et si elle n’était pas encore mariée, c’est que personne n’avait osé vous la demander en mariage. Mais Dieu vous a préservé d’un désagrément qui aurait été plus grand que celui que vous éprouvez aujourd’hui. Il n’y a dans l’acte aucun vice, aucun défaut qui puisse le faire annuler. Quoi qu’il en soit, vos bonnes grâces me sont plus chères que tout. Vous pouvez, ou me pardonner, ou m’ôter la vie, si j’ai eu le malheur de vous déplaire. »
« Je rends justice à vos intentions, dit Giafar : vous avez fait tout pour le mieux. » Il pardonna ensuite à sa fille. Ali Tchélébi fut toujours soumis et complaisant près de son épouse, et rien n’altéra plus par la suite le bonheur dont ils jouirent l’un et l’autre.
Scheherazade ayant achevé l’histoire du jeune marchand de Bagdad, et de la dame inconnue, vit que le jour ne paraissait pas encore, et que le sultan des Indes était disposé à l’écouter. Elle commença aussitôt l’histoire suivante :


Notes

[6Genzir, du mot perrsan zengir.

Le conte suivant : Histoire du sage Hicar