Accueil du site > Les mille et une nuits > Tome VIII > Le Médecin et le jeune traiteur de Bagdad

Le conte précédent : Histoire du sage Hicar


Le Médecin et le jeune traiteur de Bagdad

On raconte qu’un médecin persan voyageant de pays en pays, arriva dans la ville de Bagdad. Il se logea dans un des khans qui y sont en si grand nombre, et y passa la nuit. Le lendemain il se mit à parcourir la ville, à visiter les places, les marchés. Il admirait la grandeur, la magnificence des édifices, et disait souvent en lui-même qu’il n’avait jamais vu une si belle ville.
Il remarquait surtout le Tigre, joint à l’Euphrate par un canal, et qui, traversant le milieu de la ville, la divise en deux parties, l’une à l’orient, l’autre à l’occident. Ces deux parties, ou plutôt ces deux villes, sont réunies par sept ponts formés de bateaux attachés les uns aux autres, tant à cause de la largeur ordinaire de la rivière, qu’à cause des crues auxquelles elle est sujette. Ils sont toujours couverts de personnes qui vont et viennent pour vaquer à leurs affaires. On passe, en plusieurs endroits de la ville, sous des allées de palmiers et d’arbres de toute espèce, et l’on entend autour de soi une multitude d’oiseaux qui, dans leurs concerts, semblent rendre hommage à leur Créateur, et chanter les louanges de l’Eternel.
En se promenant ainsi, le médecin persan passa devant la boutique d’un traiteur, dans laquelle étaient étalés des mets et des ragoûts de toute espèce. Le maître de cette boutique était un jeune homme d’environ quinze ans, dont le visage paraissait aussi beau que la lune dans son plein. Sa mise était simple, mais élégante. Il avait de jolis pendants d’oreille, et ses habits étaient si propres et si bien arrangés, qu’ils semblaient sortir des mains du tailleur. Le médecin, en le considérant plus attentivement, fut étonné de lui voir un teint jaune, des yeux languissants, un visage pâle et défait, qui portait l’empreinte du chagrin et de la tristesse : il s’arrêta et le salua. Le jeune homme lui rendit le salut de la manière la plus honnête et la plus distinguée, et l’engagea à dîner chez lui.
Le médecin persan étant entré dans la boutique du jeune traiteur, celui-ci prit deux ou trois plats plus clairs et plus brillants que l’argent, dressa dans chaque plat des mets différents, et les servit au médecin. « Asseyez-vous un moment près de moi, lui dit le médecin : il me semble que vous êtes incommodé, et que vous avez le teint bien pâle ? Quelle est votre maladie ? Sentez-vous des douleurs dans quelques parties du corps, et y a-t-il longtemps que vous êtes dans cet état ? »
Le jeune homme à ce discours poussa un profond soupir, et dit en pleurant : « Ne me demandez pas, Monsieur, quel est mon mal ? » « Pourquoi, répartit son hôte ? Je suis médecin, et assez habile, grâce à Dieu : je suis sûr que je vous guérirai, si vous voulez vous ouvrir à moi, et me faire connaître l’origine et les symptômes de votre maladie » Le jeune homme, après avoir gémi et soupiré de nouveau, répondit :
« Dans le vrai, Monsieur, je ne ressens aucune douleur, et je n’éprouve aucune incommodité ; mais je suis amoureux. » « Vous êtes amoureux ! » « Oui, Monsieur ; et non-seulement amoureux, mais amoureux sans espoir d’obtenir l’objet que j’aime. » « Et de qui êtes-vous amoureux ? Dites-moi cela ? » « Je vous en ai dit assez pour le moment, laissez-moi vaquer à mes affaires, et servir mes pratiques. Si vous voulez revenir cette après-midi, je vous exposerai plus au long mon état, et je vous conterai mon aventure. » « Fort bien. Allez à vos affaires, de peur qu’on ne s’ennuie en vous attendant : je reviendrai vous voir ce soir. »
Après cet entretien, le médecin persan se mit à dîner. Il alla ensuite se promener, s’amusa à voir les beautés de la ville, et revint le soir chez le jeune traiteur. Celui-ci fut bien aise de le revoir, et conçut l’espérance qu’il pourrait au moins soulager sa peine et son ennui. Il ferma sa boutique, et le conduisit dans la maison où il demeurait. Elle était belle et bien meublée ; car il avait hérité de ses parents une fortune assez considérable. Lorsqu’ils furent entrés, on servit un souper délicat et recherché. Après le repas, le médecin pria le jeune homme de lui raconter son aventure. Il le fit en ces termes :
« Le calife Motaded-billah [1] a une fille dont la beauté peut passer pour un prodige. Elle réunit à une figure charmante, à des yeux tendres et vifs tout à-la-fois, une démarche noble, une taille fine et délicate. Enfin, c’est un assemblage de toutes les perfections ; et non-seulement on n’a jamais rien vu de pareil, mais même on n’a jamais entendu parler d’une beauté aussi extraordinaire. Plusieurs princes, plusieurs souverains l’ont demandée en mariage à son père, mais il l’a toujours refusée jusqu’à présent ; et il est vraisemblable qu’il ne trouvera personne digne d’une aussi belle alliance.
 » Tous les vendredis, lorsque le peuple se rassemble dans les mosquées, que tous les marchands et les artisans quittent leurs boutiques qu’ils ne se donnent pas souvent la peine de fermer, cette belle personne sort du palais, et se plaît à se promener dans la ville ; ensuite elle se rend aux bains, et rentre dans le sérail.

Notes

[1Seizième calife de la dynastie des Abbassides, qui régna depuis l’an 892 jusqu’en 902 de l’ère chrétienne.

Le conte suivant : Histoire du roi Azadbakht, ou des dix visirs