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Le Médecin et le jeune traiteur de Bagdad

 » Un jour j’eus envie de ne point aller à la mosquée avec les autres, mais de tâcher de voir la princesse. L’heure de la prière étant venue, et tout le monde étant à la mosquée, je me cachai dans ma boutique. Je vis bientôt paraître la princesse. Elle était entourée de quarante esclaves, toutes plus belles les unes que les autres, et brillait au milieu d’elles comme le soleil en son midi. Les esclaves qui se pressaient autour de leur souveraine, et soutenaient les bords de ses vêtements avec de longues baguettes d’or et d’argent, arrêtaient mes regards curieux, et m’empêchaient de la contempler à mon aise. Enfin je l’aperçus un seul instant, et sur-le-champ je sentis s’allumer dans mon cœur la passion la plus vive, et couler de mes yeux quelques larmes. Depuis ce temps j’éprouve une langueur qui me consume, et mon mal s’accroît de jour en jour. »
En achevant ces mots, le jeune homme poussa un soupir si long, que le médecin crut qu’il allait expirer. « Que me donnerez-vous, lui dit-il, si je viens à bout de vous unir à celle que vous aimez ? » Le jeune homme l’ayant assuré que sa fortune, sa vie même seraient à sa disposition, le médecin continua ainsi :
« Levez-vous, apportez-moi une petite bouteille, sept aiguilles, un morceau de bois d’aloès, un autre de bitume de Judée, un peu de terre sigillée, deux palettes [2]de mouton, un morceau d’étoffe de laine, et des soies de sept différentes couleurs. »
Le jeune homme ayant été chercher tout cela, le médecin prit les deux palettes de mouton, traça dessus des signes et des formules magiques, les enveloppa dans le morceau d’étoffe de laine, et les lia avec les soies de sept couleurs différentes. Il prit ensuite la petite fiole, enfonça les sept aiguilles dans le morceau de bois d’aloès, le mit dans la fiole avec le bitume de Judée, la luta avec la terre sigillée, et récita ces paroles magiques :
« J’ai frappé à la porte des dernières régions terrestres : les génies ont appelé les génies et le prince des Démons. Aussitôt j’ai vu paraître le fils d’Amran [3], tenant un serpent, et portant, en guise de collier, un dragon entortillé à l’entour de son cou. »
« Quel est, s’est-il écrié, le téméraire qui frappe la terre, et nous fait venir ce soir ? »
Je lui ai répondu :
« Je suis amoureux d’une jeune personne ; j’ai recours à vos enchantements, esprits puissants et terribles : prêtez-moi votre secours, et faites-moi réussir dans mon entreprise. Vous voyez comme une telle, fille d’un tel, rejette et dédaigne mes vœux, rendez-la sensible à mon amour. »
Les esprits m’ont répondu :
« Fais ce qui t’a été enseigné : place-les sur un feu vif et ardent, et prononce sur eux ces paroles : « Quand une telle, fille d’un tel, serait dans Caschan, dans Ispahan, ou dans le pays des sorciers et des enchanteurs, que rien ne puisse la retenir, qu’elle se rende ici, et dise, en se livrant elle-même entre mes mains : VOUS ETRE LE MAITRE, ET JE SUIS VOTRE ESCLAVE. »
Le médecin répéta trois fois ces paroles ; ensuite il se tourna vers le jeune homme, et lui dit : « Parfumez-vous, et revêtez-vous de vos plus beaux habits : dans l’instant vous allez voir près de vous la personne que vous aimez. » En même temps il mit la fiole sur le feu.
Le jeune homme alla aussitôt se parer, sans cependant ajouter beaucoup de foi à ce que lui disait le médecin. À peine était-il de retour, qu’il vit paraître un lit sur lequel était endormie la princesse, plus belle dans son sommeil, que le soleil à son lever. « Que vois-je ! Quel prodige, s’écria-t-il tout interdit ! »
« Ne vous ai-je pas promis, dit le médecin, de vous faire obtenir l’objet de vos vœux. Vous voyez l’accomplissement de mes promesses. » « En vérité, reprit le jeune homme, vous êtes un mortel extraordinaire, et jamais le ciel n’a donné à personne le pouvoir d’opérer de tels prodiges. » Il baisa ensuite les mains du médecin, et lui témoigna la plus vive reconnaissance de ce qu’il venait de faire pour lui. « Je me retire, lui dit le médecin en l’interrompant : celle que vous aimez est entre vos mains, c’est à vous seul qu’il appartient de lui faire agréer votre amour. »
Lorsque le médecin fut sorti, le jeune amant s’approcha de la princesse. Elle ouvrit les yeux, et voyant un jeune homme à côté d’elle, lui demanda qui il était ? « L’esclave de vos beaux yeux, répondit-il, le malheureux qui meurt pour vous, et qui jamais n’aimera d’autre personne que vous. » Flattée de ce langage, elle regarda le jeune homme, fut frappée de la beauté de ses traits, et sentit son cœur s’enflammer pour lui.
« Êtes-vous, lui dit-elle en soupirant, un mortel, ou un génie ? Qui m’a transportée ici ? » « Je suis, répondit-il, le plus heureux des mortels, et je ne changerais pas ma condition pour celle des génies dont la puissance vous a transportée ici à ma prière. » « Eh bien, reprit-elle, jurez-moi, mon ami, que vous leur ordonnerez de me transporter ici toutes les nuits ! » « Madame, répondit-il, c’est mettre le comble à mes vœux que d’assurer la durée de mon bonheur. » Les deux amans également épris l’un de l’autre, s’entretinrent longtemps de leur aventure, et passèrent ensemble les moments les plus délicieux.
Comme l’aurore était prête à paraître, le médecin entra dans la chambre, appela doucement le jeune homme, et lui demanda en riant comment il avait passé la nuit ? « Dans un paradis de délices, répondit-il, et au milieu des houris. » Le médecin lui ayant ensuite proposé de le mener au bain, il lui demanda ce qu’allait devenir la princesse, et comment elle s’en retournerait à son palais ? « Ne vous inquiétez de rien, répondit le médecin, elle s’en retournera comme elle est venue, et personne ne saura ce qui s’est passé. » En effet, la princesse s’endormit, et se retrouva, en s’éveillant, dans son palais. Elle se garda bien de rien dire de ce qui lui était arrivé, et attendit la nuit avec impatience. Elle fut encore transportée près du jeune homme, comme elle l’avait été la veille, et ce prodige se renouvela les jours suivants.
Au bout de quelques mois, la princesse étant un matin avec la sultane sa mère sur la terrasse du palais, resta quelque temps le dos tourné au soleil. La chaleur lui ayant échauffé les reins, elle laissa échapper, malgré elle, plusieurs vents. Sa mère, étonnée, lui demanda ce qu’elle avoit. La princesse ayant répondu qu’elle ignorait la cause de cet accident, sa mère la considéra plus attentivement, porta la main sur son ventre, et s’aperçut qu’elle était enceinte. Aussitôt elle poussa un cri, se frappa le visage, et lui demanda comment elle se trouvait dans cet état. Les femmes du palais étant accourues au cri de la sultane, elle leur ordonna d’aller chercher le calife.
À peine le calife eut-il appris la cause du désespoir de la sultane, qu’il entra dans une grande colère, tira son poignard, et dit à sa fille : « Malheureuse, je suis Commandeur des croyants ; tous les rois de la terre m’ont demandé votre main ; j’ai dédaigné leur alliance, et c’est ainsi que vous me déshonorez ? J’en jure par le tombeau de mon père, et par ceux de tous mes aïeux : si vous me découvrez la vérité , je vous ferai grâce de la vie ; mais si vous ne me dites à l’instant ce qui vous est arrivé, quel est l’auteur du crime, et comment il est venu à bout de le commettre, je vous plonge moi-même ce poignard dans le sein. »
La princesse effrayée raconta à son père qu elle était enlevée toutes les nuits dans son lit, et transportée dans une maison qu’elle ne connaissait pas, près d’un jeune homme plus beau que le jour ; qu’elle était ensuite rapportée dans sa chambre au lever de l’aurore ; mais qu’elle ne savait comment cela s’opérait.
Le calife fut on ne peut pas plus étonné de l’aveu que lui faisait sa fille. Il envoya chercher son visir, homme d’esprit, habile et intelligent, et en qui il avait beaucoup de confiance. Il lui fit part de ce qu’il venait d’apprendre, et lui demanda ce qu’il croyait à propos de faire dans cette circonstance.
Le visir ayant réfléchi quelque temps, dit au calife : « Prince, ce n’est qu’en employant la ruse que vous pourrez découvrir le lieu dans lequel voire fille est ainsi transportée. J’imagine un moyen simple, mais qui doit réussir. Qu’on prenne un petit sac, et qu’on l’emplisse de millet ; qu’on l’attache au lit de votre fille, près de la tête, et qu’on le place convenablement, en le laissant entr’ouvert, afin que, lorsque le lit de votre fille sera enlevé cette nuit, le millet se répande tant en allant qu’en revenant, et nous trace ainsi le chemin qui conduit de votre palais à la maison que vous cherchez. »
Le calife loua beaucoup la sagacité du visir, trouva l’expédient excellent, et ne douta pas du succès. Il en confia l’exécution à une personne intelligente, qui eut soin que la jeune princesse ne fût instruite de rien.
La nuit étant arrivée, le lit fut transporté comme à l’ordinaire. Le lendemain au lever de l’aurore, le médecin conduisit le jeune homme au bain, suivant leur usage, et lui dit qu’on avait reconnu que la princesse était enceinte, qu’on avait fait usage d’une ruse pour découvrir sa maison, et qu’on se préparait à lui faire un mauvais parti.
Le jeune homme, sans s’effrayer, témoigna au médecin qu’il était satisfait d’avoir obtenu le bonheur auquel il aspirait, et qu’il était résigné à la mort. Il le remercia de nouveau de ses bienfaits, lui souhaita toutes sortes de prospérités, et lui conseilla de s’éloigner, et de ne pas s’exposer lui-même au danger. « Laissez le calife, lui dit-il en finissant, disposer de ma vie comme il voudra. » « N’ayez aucune inquiétude pour votre vie, lui dit le médecin : il ne vous arrivera, non plus qu’à moi, aucun mal. Je vais vous faire voir de nouvelles merveilles, et des prodiges d’un autre genre. « Ces paroles tranquillisèrent le jeune homme, et lui causèrent une joie infinie. Ils sortirent ensemble du bain, et regagnèrent la maison.

Notes

[2Os large et mince qui tient à l’épaule, omoplate ; en arabe, louhh al ganam.

[3Moïse.

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