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Histoire du sage Hicar

Sencharib communiqua d’abord cette lettre aux grands de son empire. Ils demeurèrent tous interdits, et ne surent quelle réponse y faire. Il assembla ensuite les savants, les sages, les philosoplies, les magiciens, les astrologues, et leur demanda si quelqu’un d’entr’eux voulait aller trouver le roi d’Égypte, et satisfaire à ce qu’il demandait ? Tous lui répondirent que le sage Hicar pouvait seul répondre autrefois à ces sortes d’énigmes, et qu’il n’avait fait part de ses connaissances et de ses secrets, qu’à son neveu Nadan. Le roi s’ adressant alors à Nadan, lui demanda ce qu’il pensait de la lettre ? « Prince, répondit-il, le dessein du roi d’Égypte est ridicule et impossible. Je présume que ses questions ne seront pas moins frivoles. De pareilles absurdités ne méritent pas de réponse : il faut se contenter de les mépriser. »
Sencharib fut pénétré de douleur en voyant l’embarras et l’incapacité de tous ceux qui l’entouraient. Il déchira ses habits, descendit de son trône, s’assit sur la cendre, et se mit à pleurer sur la mort de son ancien visir. « Où es-tu, s’écria-t-il, sage Hicar ? Où es-tu, ô le plus sage et le plus savant des hommes ; toi qui possédais tous les secrets de la nature et pouvais résoudre les questions les plus difficiles ? Malheureux que je suis, je t’ai condamné sur la parole d’un enfant ! Comment n’ai-je pas examiné plus attentivement cette affaire ? Comment n’ai-je pas différé de prononcer ton arrêt ? Je te regretterai maintenant tous les jours de ma vie, et je ne pourrai être heureux un instant. Si je pouvais te rappeler à la vie, si quelqu’un pouvait te montrer à mes yeux, la moitié de mes richesses et de mon royaume me paraîtrait une foible récompense pour un si grand service ! »
Abou Shomaïk voyant l’affliction du roi, s’approcha de lui, se prosterna à ses pieds, et lui dit : « Prince, tout sujet qui désobéit à son maître, doit être puni de mort. Je vous ai désobéi, ordonnez qu’on me tranche la tête. » Sencharib étonné, demanda à Abou Shomaïk en quoi il lui avoit désobéi ? « Vous m’aviez ordonné, reprit celui-ci, de faire mourir le sage Hicar. Persuadé qu’il était innocent, et que bientôt vous vous repentiriez de l’avoir perdu, je l’ai caché dans un lieu secret, et j’ai fait mourir un de ses esclaves à sa place. Hicar est encore plein de vie, et si vous voulez, je vais l’amener devant vous. Maintenant, ô roi, ordonnez ma mort, ou faites grâce à votre esclave ! »
Le roi ne put d’abord ajouter foi à ce discours. Mais Abou Shomaïk lui ayant juré plusieurs fois qu’Hicar était encore en vie, il se leva transporté de joie, ordonna qu’on le fît venir, et promit de combler de biens et d’honneurs celui qui l’avait sauvé.
Abou Shomaïk courut aussitôt au palais d’Hicar, et descendit dans le souterrain où il était caché. Il le trouva occupé à prier et à méditer. Il lui apprit tout ce qui venait de se passer, et le conduisit devant le roi.
Sencharib fut touché de l’état dans lequel il vit Hicar. Son visage était pâle et défiguré ; son corps maigre et couvert de poussière ; ses cheveux et ses ongles étaient devenus d’une longueur extraordinaire. Le roi ne put néanmoins retenir en le voyant, les transports de sa joie. Il se précipita au-devant de lui, l’embrassa en pleurant, lui témoigna sa joie de le revoir, et tâcha de le consoler et de s^excuser auprès de lui.
« Ma disgrâce, lui dit Hicar, a été l’ouvrage de la perfidie et de l’ingratitude. J’ai élevé un palmier, je me suis appuyé contre lui, et il est tombé sur moi. Mais puisque je puis encore vous servir, oubliez les maux que j’ai soufferts, et n’ayez aucune inquiétude pour le salut et la gloire de l’empire. » « Je rends grâces à Dieu, lui dit le roi, qui a vu votre innocence, et qui a conservé vos jours. Mais l’état où vous êtes m’oblige de différer un peu d’avoir recours à vos lumières et à vos conseils. Retournez chez vous, occupez-vous des soins qu’exige le rétablissement de votre santé, livrez-vous au repos et à la joie, et dans quelques jours vous reviendrez près de moi. »
Hicar fut reconduit en triomphe à son palais. Sa femme fit éclater par des fêtes le plaisir qu’elle avait de voir son innocence reconnue. Ses amis vinrent le féliciter, et il se réjouit avec eux pendant plusieurs jours. Nadan, au contraire, après avoir été témoin de l’accueil que le roi avait fait à son oncle, s’était retiré chez lui plein de trouble et d’inquiétude, et ne sachant le parti qu’il devait prendre.
Au bout de quelques jours, Hicar alla trouver le roi avec tout l’appareil de son ancienne dignité, précédé et suivi d’une nombreuse troupe d’esclaves. Le roi le fit asseoir à ses côtés, et lui donna à lire la lettre de Pharaon. Il lui apprit ensuite que les Égyptiens insultaient déjà les provinces d’Assyrie, et qu’un grand nombre d’habitants étaient passés en Égypte pour ne pas payer leur part du tribut que le vaincu devait envoyer au vainqueur.
Hicar, en lisant la lettre, avait imaginé la manière d’y répondre. « N’ayez aucune inquiétude, dit-il à Sencharib. J’irai en Égypte, je remplirai les conditions du défi, et je répondrai aux questions de Pharaon. Je vous rapporterai ensuite le prix du vainqueur, et je ferai revenir tous ceux que la crainte de nouveaux impôts a fait passer en Égypte. Ainsi, vous triompherez, et votre ennemi n’aura en partage que la honte et la confusion. Accordez-moi seulement quarante jours, afin de préparer tout ce qui est nécessaire pour satisfaire à la demande de Pharaon. »
Le discours d’Hicar remplit de joie le roi d’Assyrie. Il lui témoigna sa satisfaction et sa reconnaissance dans les termes les plus flatteurs, le nomma d’avance le sauveur de l’Assyrie, et lui assura de magnifiques récompenses.
Hicar étant de retour dans son palais, s’occupa du moyen qu’il avait imaginé pour déjouer le défi du roi d’Égypte, et faire retomber sur lui le défaut d’exécution. Il fit venir des chasseurs, et leur ordonna de lui amener deux aiglons. Il fit faire des cordons de soie longs de deux mille coudées, et deux corbeilles. On attachait ces corbeilles aux serres des aiglons, et on les accoutumait à s’envoler, en enlevant avec eux les corbeilles. On les faisait ensuite redescendre au moyen des cordons. On nourrissait les aiglons avec de la chair de mouton, et on ne leur donnait à manger que lorsqu’ils avoient enlevé plusieurs fois les corbeilles. Lorsque ces oiseaux furent accoutumés à cet exercice, et qu’ils se furent fortifiés par une nourriture abondante, on commença à charger petit à petit les corbeilles pour les rendre plus pesantes. Enfin, on y fit monter de jeunes enfants qui étaient élevés avec les aigles, et chargés seuls d’en avoir soin, et de leur donner à manger. On ne les fit d’abord, enlever qu’à une hauteur médiocre, ensuite on les fit monter davantage, et enfin aussi haut que la longueur des cordons le permettait. Lorsqu’ils étaient ainsi au milieu des airs, ils criaient de toutes leurs forces : « Apportez-nous les pierres, le mortier, la chaux, afin que nous bâtissions le palais du roi Pharaon ; le plan en est fait. Nous sommes tous prêts, tout échafaudés ; mais nous ne pouvons rien faire sans des matériaux. »
Hicar voyant tout disposé pour l’exécution de son stratagème, voulut donner au roi le plaisir de ce spectacle, et accoutumer en même temps les enfants et les oiseaux à la vue d’une assemblée nombreuse. Le roi, suivi de toute sa cour, se rendit dans une vaste plaine. On se rangea autour d’une grande enceinte ; et lorsque chacun eut pris place, Hicar fit avancer les enfants, et ceux qui portaient les aigles, au milieu de l’enceinte. On attacha les corbeilles aux serres des aigles ; on y fit monter les enfants : les aigles prirent leur essor ; et lorsqu’ils furent parvenus au haut des airs, on entendit les enfants crier, et demander qu’on leur apportât les matériaux. Le roi fut charmé de cette invention. Il fit revêtir Hicar d’une robe d’honneur du plus grand prix, et lui permit de partir pour l’Égypte.
Hicar se mit en chemin dès le lendemain, accompagné d’une nombreuse escorte, et amenant avec lui ses aigles et ses enfants. Pharaon, informé qu’un envoyé de Sencharib se rendait à sa cour, députa pour le recevoir plusieurs de ses principaux officiers. Hicar fut conduit à son arrivée devant Pharaon, et lui adressa ce discours :
« Le roi Sencharib mon maître salue le roi Pharaon, et lui envoie un de ses esclaves pour répondre à ses questions, et bâtir un palais entre le ciel et la terre. Si je remplis ces conditions, mon maitre recevra trois fois le revenu annuel de l’Égypte, et si je ne puis les remplir, mon maître enverra au roi Pharaon trois fois le revenu annuel de l’Assyrie. »
Pharaon étonné de la précision de ce discours, et de l’air simple, mais assuré de l’envoyé, lui demanda quel était son nom et son rang ? « Mon nom, répondit-il, est Abicam. Quant à mon rang, je suis une simple fourmi d’entre les fourmis du roi d’Assyrie. » « Eh quoi, reprit Pharaon, ton maître ne pouvait-il m’envoyer quelqu’un d’un rang plus élevé, au lieu de m’envoyer une simple fourmi pour s’entretenir avec moi ? » « Souvent, repartit le faux Abicam, un homme obscur se fait admirer des grands, et Dieu fait triompher le faible, d’un homme plus puissant. J’espère, avec son secours, satisfaire le roi d’Égypte, et résoudre ses questions. »
Pharaon congédia l’envoyé d’Assyrie, et lui dit qu’il l’enverrait chercher dans trois jours. Il ordonna à un de ses principaux officiers de le conduire dans le palais qu’on lui avait préparé, et de lui faire donner toutes les choses dont il avait besoin pour lui, pour ses gens et ses chevaux.
Le troisième jour Pharaon se revêtit d’un habit de pourpre d’un rouge éclatant, et s’assit sur son trône entouré des grands de son royaume qui se tenaient dans l’attitude du plus profond respect. Il envoya chercher l’envoyé, et lui dit lorsqu’il fut en sa présence : « Réponds sur-le-champ, ô Abicam, à la question que je vais te faire. À qui ressemblé-je, et à qui ressemblent les grands de mon état qui sont autour de moi ? » « Prince, répondit aussitôt Abicam, vous ressemblez au dieu Bel ; et les grands qui vous environnent, ressemblent aux ministres de Bel. » Pharaon ayant entendu cette réponse, congédia l’envoyé, et lui dit de venir le lendemain.
Il se revêtit ce jour-là d’un habit de couleur rouge, et fit prendre des habits blancs aux grands de son royaume. Il fit venir l’envoyé, et lui demanda pareillement : « À qui ressemblé-je, et à qui ressemblent les grands de mon royaume ? » « Vous ressemblez au soleil, répondit Abicam, et les grands de votre royaume aux rayons de cet astre. » Pharaon le congédia comme la veille.
Le lendemain il s’habilla en blanc, et commanda aux grands de son royaume de s’habiller de la même couleur. Il fit venir l’envoyé, et lui demanda : « À qui ressemblé-je, et à qui ressemblent les grands de mon royaume ? » « Vous ressemblez, répondit Abicam, à la lune, et les grands de votre royaume aux étoiles. » Le roi le congédia comme à l’ordinaire.
Le lendemain il ordonna à ses courtisans de prendre des habits de diverses couleurs, et se revêtit encore d’un habit rouge. Il fit venir l’envoyé, et lui demanda : « À qui ressemblé-je, et à qui ressemblent les grands de mon royaume ? » « Vous ressemblez, répondit Abicam, au mois de Nisan [1], et vos courtisans aux fleurs qu’il fait éclore.
Pharaon, qui avait été très-content des diverses réponses de l’envoyé d’Assyrie, fut enchanté de celle-ci, et lui dit : « Tu m’as comparé la première fois au dieu Bel, la seconde fois au soleil, la troisième fois à la lune, et la quatrième fois au mois de Nisan ; dis-moi maintenant à qui ressemble le roi Sencharib et les grands de son empire ? » « À Dieu ne plaise, répondit Hicar, que je parle de mon maître, tandis que le roi d’Égypte est assis sur son trône ; si le roi veut se tenir un moment debout, je répondrai à la question qu’il me fait. »
Pharaon fut surpris de la hardiesse de ces paroles, mais ne crut pas devoir s’en offenser. Il se leva, se tint debout devant l’envoyé, et lui dit : « Parle maintenant : à qui ressemblent le roi d’Assyrie et les grands de son royaume ? » « Mon maître, repartit Abicam, ressemble au Dieu du ciel et de la terre, et les grands qui l’entourent aux éclairs et aux tonnerres. Il commande : aussitôt l’éclair brille, le tonnerre gronde, et les vents soufflent de toutes parts. Il dit un mot : le soleil est privé de sa lumière, la lune et les étoiles s’obscurcissent. Il envoie l’orage, fait tomber la pluie, détruit l’honneur de Nisan, et disperse ses fleurs. « 
Pharaon, encore plus étonné de cette réponse que de celles qui l’avoient précédée, dit au faux Abicam d’un ton irrité : « Tu dois me faire connaître la vérité : tu n’es pas un homme ordinaire. Qui es-tu ? » Hicar ne crut pas devoir se cacher plus longtemps. « Je suis Hicar, répondit-il, ministre du roi Sencharib, le confident de ses pensées, le dépositaire de ses secrets, l’organe de ses volontés. » « Je te crois maintenant, reprit Pharaon, et je reconnais en toi Hicar, si célèbre par sa sagesse ; mais on m’avait annoncé sa mort. » « Il est vrai, dit Hicar, que le roi Sencharib trompé par les artifices des méchants, avait prononcé mon arrêt ; mais Dieu a conservé mes jours. » Pharaon congédia Hicar, et le prévint qu’il désirait entendre le lendemain quelque chose qu’il n’eût jamais entendu, non plus que les grands de son royaume, ni aucun de ses sujets.
Hicar retiré dans le palais qu’il habitait, écrivit la lettre suivante :
« Sencharib, roi d’Assyrie, à Pharaon roi d’Égypte ; salut.
« Vous savez, mon frère, que le frère a besoin de son frère ; les rois ont aussi quelquefois besoin les uns des autres. J’espère que vous voudrez bien me prêter neuf cents talents d’or dont j’ai besoin pour la solde d’une de mes armées. »

Notes

[1Avril.

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