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Histoire du sage Hicar

Hicar, après avoir donné ces avis à Nadan, crut qu’il allait s’appliquer à les suivre, et en faire la règle de toutes ses actions. Dans cette persuasion, il le mit à la tête de ses propres affaires, lui confia l’administration de ses biens, et lui donna une autorité absolue sur toute sa maison.
Content de jouir du repos qu’il désirait depuis long-temps, Hicar chérissait sa retraite : il n’allait que de temps en temps à la cour pour présenter ses hommages au monarque, et revenait toujours chez lui avec un nouveau plaisir. Il ne tarda pas à s’apercevoir que son neveu ne répondait pas à son attente, et tenait une conduite tout opposée à celle qu’il devait tenir.
Nadan se voyant maître absolu chez son oncle , possédant seul la confiance du souverain, se laissa bientôt éblouir par tant de grandeur et de prospérité. Devenu fier et insolent, il oublia d’abord ce qu’il devait à son bienfaiteur. Il affectait de le mépriser, le traitait de vieillard ignorant et imbécile, battait ses esclaves, vendait ses meubles, ses chevaux, et disposait à son gré de toutes les choses confiées à ses soins.
Hicar, informé de l’ingratitude de Nadan, et de l’abus qu’il faisait de l’autorité qu’il lui avait donnée, ne voulut pas souffrir qu’il demeurât plus long-temps chez lui. Il crut devoir informer en même temps le roi des motifs qui l’obligeaient à cette séparation. Le roi approuva sa conduite, et témoigna au jeune visir qu’il ne voulait pas que son oncle fût, sous aucun prétexte, troublé dans la jouissance de tout ce qu’il possédait.
Nadan ne pouvant plus disposer de la fortune de son oncle, cessa de le voir et de lui donner aucune marque du respect et de l’attachement qu’il lui devait. Hicar, étonné de cet excès d’ingratitude, se repentit de la peine qu’il avait prise pour son éducation, et chercha à former un élève qui répondît mieux à ses bontés. Nadan avait un frère beaucoup plus jeune que lui, nommé Noudan. Hicar le fit venir chez lui, l’éleva comme il avait élevé son frère aîné , et le mit ensuite à la tête de sa maison.
La jalousie s’empara bientôt de Nadan : il ne se contentait plus de se moquer de son oncle ; il se plaignait à tout le monde qu’il ne l’avait renvoyé que pour mettre son frère cadet à sa place, et témoigna hautement qu’il en tirerait vengeance.
En effet, voyant que son crédit augmentait tous les jours, et que le roi ne se souvenait plus guère de son ancien visir, il chercha les moyens de l’accuser et de le faire périr.
Dans ce dessein, il écrivit, au nom d’Hicar, une lettre adressée au roi de Perse, dans laquelle il l’invitait à se rendre, au reçu de sa lettre, dans la plaine de Nesrin, lui promettant de lui livrer le royaume d’Assyrie sans combat et sans résistance. Il fabriqua une lettre pareille pour Pharaon, roi d’Égypte. Il eut soin de contrefaire dans ces lettres l’écriture d’Hicar, les scella de son sceau et les jeta dans le palais.
Nadan écrivit ensuite à son oncle, au nom du roi Sencharib, une lettre dans laquelle ce prince, après avoir rappelé les anciens services d’Hicar, lui marquait qu’il en attendait de lui un nouveau, qui devait mettre le comble à tous les autres : c’était d’assembler une armée, composée des troupes qu’il lui indiquait, d’avoir soin qu’elle fût bien équipée et pourvue de toutes les choses nécessaires, et de la conduire tel jour dans la plaine de Nesrin. Sencharib, accompagné des ambassadeurs du roi d’Égypte qui étaient à sa cour, devait se rendre le même jour dans cette plaine à la tête d’une autre armée. L’armée d’Hicar devait se mettre en mouvement comme pour attaquer l’armée du roi aussitôt qu’elle paraîtrait. Le rassemblement de ces deux armées, cet appareil de guerre, ces évolutions militaires avoient pour but de montrer aux ambassadeurs égyptiens les forces de l’empire, et d’empêcher le roi leur maître, auquel ils ne manqueraient pas de rendre compte de ce qu’ils auraient vu, d’attaquer les provinces d’Assyrie. Tel était le contenu de cette lettre que Nadan fit remettre à Hicar par un des officiers du roi.
Cependant les lettres écrites au nom d’Hicar aux rois de Perse et d’Égypte, ayant été trouvées dans le palais, furent portées au roi qui en fit aussitôt part à Nadan. Celui-ci, tout en feignant le plus grand étonnement, ne laissa pas de lui faire remarquer que c’était bien l’écriture et le sceau de son oncle. Ô Hicar, s’écria le roi, que t’ai-je donc fait ? Pourquoi me trahir ainsi ? N’ai-je pas assez récompensé tes services, et que peux-tu espérer des rois de Perse et d’Égypte ? Si j’ai cessé de me diriger par tes conseils, n’est-ce pas pour te laisser jouir du repos, et n’as-tu pas toi-même choisi ton successeur ?
Nadan voyant l’impression que ces lettres avoient faite sur l’esprit du roi, lui conseilla de ne pas s’affliger, mais de se rendre incessamment dans la plaine de Nesrin, pour voir, par ses yeux, ce qui se passait. Le roi ayant approuvé ce conseil, Nadan vint au palais au jour indiqué dans la lettre qu’il avait écrite à Hicar au nom du roi Sencharib.
Le roi partit à la tête d’une armée nombreuse, accompagné des visirs et des autres grands de l’empire, et se rendit dans la plaine de Nesrin. Il y trouva l’armée d’Hicar rangée en bataille. Dès que celui-ci aperçut l’armée du roi, il fit avancer la sienne, et disposa tout pour l’attaque, selon l’ordre contenu dans la lettre qu’il avoit reçue. Le roi voyant ce mouvement, ne douta pas qu’Hicar ne fût résolu de l’attaquer à force ouverte. Outré de colère, il voulait livrer bataille sur-le-champ, et tirer vengeance de cette perfidie ; mais Nadan eut soin de faire sonner la retraite, conseilla au roi de retourner dans son palais, et lui promit de lui amener le lendemain Hicar, chargé de chaînes, et de repousser les ennemis.
En effet, Nadan alla le lendemain trouver Hicar, lui dit que le roi était très-satisfait de la manière dont il avait exécuté ses ordres, qu’il ne doutait pas que l’aspect de ces deux armées, le bon ordre qui y régnait, la précision avec laquelle les mouvements avoient été exécutés, n’eussent fait la plus vive impression sur les ambassadeurs Égyptiens ; mais que pour leur inspirer encore plus de crainte, et leur donner une plus grande idée de la puissance absolue du roi sur les premiers de ses sujets, Sencharib desirait qu’il se laissât conduire au palais chargé de chaînes.
Hicar, sans se douter de ce qui se tramait contre lui, consentit, sans hésiter, aux désirs du roi. Il se fit lier les pieds et les mains, et fut ainsi conduit au palais devant le roi. Dès que le roi l’aperçut, il lui reprocha son ingratitude, sa perfidie, et lui montra les deux lettres écrites en son nom aux rois de Perse et d’Égypte.
Cette vue fit une telle impression sur le malheureux Hicar, qu’il demeura interdit ; tous ses membres tremblèrent, sa raison se troubla, sa langue devint muette, toute sa sagesse l’abandonna, et il ne put proférer une seule parole pour se justifier. Le roi le voyant la tête baissée, les yeux attachés contre terre, fut de plus en plus convaincu de son crime. Il fit venir l’exécuteur, et lui ordonna de lui trancher la tête hors de la ville, et de la jeter loin de son corps.
Hicar eut à peine la force de demander au roi pour toute grâce d’être exécuté à la porte de sa maison, et que son corps fût remis à ses esclaves, pour qu’ils prissent soin de l’enterrer. Le roi lui accorda sa demande, et les soldais s’emparèrent aussitôt de sa personne.
Cependant Hicar voyant son arrêt prononcé, sans qu’il eût pu rien dire pour sa défense, chercha un dernier moyen de sauver sa vie. Il envoya dire à sa femme de faire habiller magnifiquement les plus jeunes de ses esclaves, de venir au-devant de lui pour pleurer sa mort, et de faire en même temps préparer une table chargée de mets et de vins de toutes espèces. Shagfatni (c’était le nom de la femme d’Hicar), avait presqu’autant de sagesse et de prudence que son mari. Elle comprit son dessein, et exécuta fidellement ses ordres.
L’exécuteur et les soldats qui l’accompagnaient trouvant en arrivant une table bien servie, et des vins en abondance, commencèrent à boire et à manger. Hicar les voyant échauffés par le vin, fit approcher de lui l’exécuteur qui s’appelait Abou Shomaïk, et lui parla ainsi : « Abou Shomaïk, lorsque le roi Serchadoum, père de Sencharib, trompé par les artifices de tes ennemis, donna ordre de te faire mourir, je te pris, et je te cachai dans un lieu dont moi seul avais connaissance, espérant qu’un jour le roi reconnaîtrait ton innocence, et serait fâché de s’être privé d’un serviteur fidèle. Tous les jours je cherchais à le faire revenir de son erreur, et à lui dévoiler la trame ourdie contre toi. J’y parvins : il regretta ta perte, et souhaita vivement de pouvoir te rendre la vie. Je profitai de ce moment ; je lui avouai ce que j’avois fait, et il fut transporté de joie en te voyant.

 » Éprouvez votre ami avant de lui ouvrir votre cœur.

 » Marchez sur les épines tant que vous avez le pied sûr et léger, et tracez le chemin à vos en fans et à vos petits-enfants.

 » Les places les plus élevées sont sujettes aux grands revers.

 » Réparez votre vaisseau avant la tempête, si vous ne voulez par le voir briser, et périr avec lui.

 » Défiez-vous des jugements du vulgaire.

 » Quand on voit un homme riche manger un serpent, on attribue cela à sa science et à son discernement. Si c’est un pauvre qui en mange, on dit que c’est l’effet de la faim, du besoin.

 » L’ambition croît souvent avec la fortune : soyez content de ce que vous avez, et ne désirez pas ce qui est aux autres.

 » Les disgrâces sont fréquentes à la cour des rois : ne vous réjouissez pas de celle des autres.

 » Si un ennemi veut vous nuire, tachez de le prévenir en lui faisant du bien.

 » Choisissez ceux que vous voulez voir, évitez de manger avec les sots, et craignez l’homme qui ne craint pas Dieu.

 » L’insensé bronche et tombe ; l’homme sage bronche, mais ne tombe pas, ou se relève bientôt : s’il est malade il peut être guéri facilement ; mais la maladie des insensés et des ignorans est incurable.

 » Que votre élévation ne vous empêche pas de veiller à l’éducation de vos enfants ; ayez soin sur-tout de les reprendre et de les corriger : la correction est dans l’éducation, ce que l’amendement est dans la culture. Il faut lier la bouche du sac, mettre un frein aux animaux, et fermer exactement la porte.

 » Reprimez les mauvais penchans d’un enfant avant qu’il grandisse et se révolte contre vous, sans cela, il vous fera baisser la tête dans les rues et les assemblées, et vous couvrira de honte par ses actions.

 » Consultez votre cœur avant de laisser échapper une parole de votre bouche.

« Évitez d’entrer dans les querelles particulières : elles engendrent la haine, la guerre et les combats. Rendez témoignage à la vérité, si vous êtes appelé comme témoin, mais fuyez aussitôt.

 » Quoique revêtu d’une grande puissance, vous devez vous attendre à rencontrer des obstacles : sachez temporiser, supporter patiemment, et n’opposez pas une vaine résistance à une force supérieure.

 » Ne vous réjouissez pas de la mort de votre ennemi ; car dans peu vous serez son voisin.

 » N’espérez rien de bon des sots et des insensés : si l’eau pouvoit arrêter son cours, si les oiseaux pouvoient s’élever jusqu’au ciel, le corbeau devenir blanc, la myrrhe devenir aussi douce que le miel, les sots pourroient comprendre et s’instruire.

« Si vous voulez être sage, apprenez à retenir votre langue, vos mains et vos yeux.

« Laissez-vous frapper par le bâton du sage, et ne vous laissez pas caresser par un ignorant.

« Soyez modeste dans votre jeunesse, afin d’être honoré dans votre vieillesse.

« Respectez l’autorité, lors même qu’elle est inférieure à la vôtre. Ne vous opposez pas à un magistrat dans l’exercice de sa place, ni à un fleuve dans son débordement.

« Quatre choses ruinent bientôt un royaume et une armée : l’avarice d’un visir, sa mauvaise conduite, la perfidie de ses intentions, son injustice.

« Quatre choses ne peuvent rester long-temps cachées : la science, la sottise, la richesse, la pauvreté. »

Le conte suivant : Le Médecin et le jeune traiteur de Bagdad