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Histoire du sage Hicar

Hicar présenta le lendemain cette lettre au roi d’Égypte. « Il est vrai, dit-il après l’avoir lue, qu’on ne m’a jamais fait une pareille demande. » « Il n’est pas moins vrai, reprit Hicar, que le roi mon maître aura bientôt droit de vous demander cette somme. » Pharaon plein d’admiration pour Hicar, s’écria : « Des hommes comme toi, ô Hicar, sont dignes d’êtres les ministres des rois ! Béni soit le Dieu qui t’a donné en partage la prudence, la science et la sagesse ! Mais il reste encore une condition à remplir, c’est de bâtir un palais entre le ciel et la terre. » « Je le sais, répondit Hicar, et je suis prêt à faire ce que vous pouvez attendre de moi. J’ai ici d’habiles ouvriers qui sent en état de bâtir votre palais ; j’espère seulement que vous me ferez préparer les pierres, la chaux, le mortier, et que vous me donnerez des manœuvres pour porter tout aux ouvriers. » Pharaon reconnut la justice de cette demande, assura que tout cela était prêt, et annonça que l’épreuve se ferait le lendemain. Il donna en conséquence les ordres nécessaires, et marqua un lieu commode et spacieux hors de la ville.
Pharaon se rendit le lendemain au lieu du rendez-vous, accompagné de toute sa cour et d’une armée nombreuse : tout le peuple s’y était rendu dès la pointe du jour, et chacun était dans la plus grande impatience de voir ce qu’allait faire Hicar. Retiré dans une espèce de tente qu’il avait fait dresser à l’endroit au-dessus duquel devait répondre le prétendu palais aérien, il avait tout disposé secrètement pour l’exécution de son stratagème.
Tout-à-coup la tente s’ouvre, les aigles prennent leur essor, et les enfants sont enlevés au milieu des airs. Ils s’arrêtent à une hauteur considérable, et commencent à crier : « Apportez-nous les pierres, la chaux, le mortier, pour que nous puissions bâtir le palais de Pharaon. Nous ne pouvons rien faire sans matériaux, et nous les attendons. »
Tous les spectateurs avoient les yeux fixés sur cet appareil, et ne pouvaient revenir de leur surprise. Les enfants répétèrent plusieurs fois la même chose. Les gens d’Hicar frappaient pendant ce temps-là les manœuvres en les traitant de lâches et de paresseux, et criaient à Pharaon et à ceux qui l’accompagnaient : « Faites donc donner aux maîtres compagnons les choses dont ils ont besoin, et ne les laissez pas à rien faire. » Pharaon ne put s’empêcher de rire de cette scène ; il avoua qu’il ne pouvait faire élever les matériaux, et se reconnut vaincu. Hicar profitant de sa surprise, lui dit que si le roi Sencharib était là, il bâtirait en un jour deux palais semblables. Pharaon sans faire attention à ce que Hicar venait de dire, lui ordonna d’aller se reposer et de venir le trouver le lendemain.
Hicar s’étant rendu le matin au palais, le roi lui dit : « Sencharib, ton maître a un cheval étonnant : lorsqu’il hennit, nos chevaux l’entendent, et se cabrent aussitôt. » Hicar, sans rien répondre dans le moment, sortit, en faisant signe qu’il allait bientôt revenir. Arrivé chez lui, il prit un chat, l’attacha, et le fouetta vigoureusement. Les Égyptiens entendant les cris du chat, furent effrayés, et allèrent rendre compte au roi de ce qui se passait [2]. Pharaon envoya chercher Hicar, et lui demanda pourquoi il battait de cette manière ce pauvre animal ? « Ce chat, répondit Hicar, m’a joué un tour perfide, qui mérite bien le châtiment que je lui fais subir. Le roi Sencharib m’avait donné un beau coq ; il avait une voix forte et agréable ; il connaissait toutes les heures de la nuit, et les marquait très-bien par son chant. Ce maudit chat a été cette nuit à Ninive, et a mangé mon coq. » « Cela est impossible, dit Pharaon, et si l’on ne connaissait la sagesse d’Hicar, on croiroit que l’âge lui fait perdre la raison. Entre Mesr et Ninive il y a trois cent soixante-huit parasanges [3], comment ce chat peut-il avoir fait deux fois ce chemin dans une nuit ? » « Prince, répondit Hicar, s’il y a tant de distance entre Mesr et Ninive, comment pouvez-vous entendre le hennissement du cheval du roi mon maitre ? »
Pharaon sourit de la réponse d’Hicar, et lui dit : « Il y a ici une meule à moudre du blé qui vient de se casser, je voudrais que tu pusses la recoudre. » Hicar voyant près de lui une pierre d’une espèce plus dure, la montra au roi, et lui dit : « Prince, je suis ici étranger, je n’ai pas avec moi les instruments nécessaires pour faire ce que vous desirez ; mais commandez à vos ouvriers qu’ils me fassent avec cette pierre des alênes, des poinçons et des ciseaux, afin que je puisse recoudre la meule cassée. »
Pharaon ne put s’empêcher de rire de la présence d’esprit d’Hicar, et voulut lui faire une dernière question, en apparence plus sérieuse. « Sans doute, lui dit-il, un philosophe tel que toi a des secrets pour changer la nature des choses, et donner du liant aux matières qui en paroissent le moins susceptibles. Je voudrois avoir deux câbles faits de sable de rivière. »
Hicar demanda au roi de lui faire apporter deux câbles pour modèles ; et quand on les eut apportés, il sortit de la salle, fit au mur qui étoit exposé au midi, deux trous de la grosseur des câbles, et prit une poignée de sable. Le soleil étant parvenu à une certaine hauteur, ses rayons s’introduisirent par les trous. Hicar jeta du sable au-devant des rayons qui formoient des images alongées semblables à des câbles, et dît au roi de faire prendre les câbles par ses esclaves. Pharaon trouva la ruse ingénieuse, et lui dit :
« Ta sagesse, Hicar, surpasse tout ce que la renommée en publie ; tu fais la force et la gloire de l’Assyrie. Heureux les souverains qui ont de tels ministres ! Tu as rempli les conditions du défi que j’avois proposé au roi d’Assyrie. Je vais te faire remettre le revenu de l’Égypte pendant trois ans. J’y joindrai les frais de ton voyage, des présens pour ton maître, et les neuf cents talens qu’il m’a demandés pour la solde d’une armée. Témoigne-lui mon admiration pour sa puissance, et le désir que j’ai de vivre en bonne intelligence avec lui. Tu pourras partir dès demain. Que l’Ange du salut t’accompagne, et te fasse arriver sans accident à Ninive ! »
Pharaon fit ensuite revêtir Hicar d’une robe magnifique, et en fit distribuer d’autres d’un prix moins considérable à toutes les personnes de sa suite. Hicar se prosterna devant lui, et le pria d’ordonner encore que tous les Assyriens qui étoient passés depuis peu en Égypte, fussent obligés de s’en retourner avec lui. Pharaon y consentit, et fit publier sur-le-champ une ordonnance à ce sujet.
Hicar partit comblé d’honneurs, et emportant avec lui des richesses et des trésors immenses. Sencharib, informé de son retour et de ses succès, alla au-devant de lui à une journée de chemin de Ninive, l’embrassa, et le reçut avec les plus grands honneurs. Il l’appela publiquement son père, le vengeur de l’Assyrie, la gloire de son royaume, et lui dit de choisir la récompense qu’il desiroit, et de prendre s’il vouloit la moitié du royaume et de toutes ses richesses. Hicar remercia le roi, et lui dit : « Les honneurs et les biens que j’ai obtenus jusqu’ici de votre bonté me suffisent. Que votre bienfaisance se porte plutôt sur celui qui a protégé mon innocence, qui a exposé ses jours pour sauver les miens, et m’a donné une seconde vie. » Le roi lui promit d’ajouter encore aux récompenses qu’il avoit déjà accordées a Abou Shomaïk. Il lui témoigna ensuite la plus vive impatience d’entendre le récit de tout ce qui s’étoit passé en Égypte. Hicar satisfit sa curiosité, et lui remit les présens et les tributs de Pharaon.
Au bout de quelques jours, Sencharib envoya chercher Hicar, et lui dit qu’il vouloit tirer une vengeance éclatante de la trahison et des complots de Nadan. Hicar conjura le roi de lui épargner cet affront, et le pria de lui remettre entre les mains son neveu pour qu’il le punit lui-même. « Il suffit, lui dit-il, de le retrancher du commerce des hommes. C’est un tigre qui ne pourra nuire dès qu’il sera renfermé. »
Sencharib envoya aussitôt arrêter Nadan. On le chargea de chaînes, et on le conduisit chez son oncle, qui le fit descendre dans un cachot et garder étroitement. On lui portait tous les jours un pain et de l’eau. Hicar se contentait pour toute punition, de lui reprocher sa méchanceté et sa perfidie.
« Je t’ai comblé de bienfaits, lui disait-il, j’ai pris soin de toi dès ton enfance, je t’ai élevé, je t’ai chéri, je t’ai confié l’administration de mes biens, je te regardais comme l’héritier de mes richesses ; et pour te laisser un héritage encore plus précieux, je voulais te transmettre le fruit de mon expérience, mes connaissances, ma sagesse : après tout ce que j’ai fait pour toi, tu as cherché à me perdre, à me donner la mort ; mais Dieu qui protège l’innocence, qui console les malheureux et humilie l’orgueil des méchants, est venu à mon secours, et m’a fait triompher de tes artifices. Tu as été pour moi, comme le scorpion dont le dard perce ce qu’il y a de plus dur, comme l’oiseau dont se sert l’oiseleur pour attirer les autres dans le piège.
« Reçu et élevé chez moi, tu t’es conduit avec plus de méchanceté, que le chien que le froid fait entrer humblement dans une maison, et qui, après s’être réchauffé, aboie après ceux de la maison, qui sont obligés de le chasser et de le battre de peur qu’il ne les morde ; tu t’es couvert de plus d’infamie que le pourceau, qui, après avoir été lavé et nettoyé, aperçoit un bourbier et se vautre dedans.
« Élevé par moi au plus haut rang, tu as employé pour me perdre le crédit que je t’avais procuré. Un vieux arbre disait un jour aux bûcherons qui l’abattaient : « Le bois de mes branches fait le manche de vos cognées, et sans moi vous ne pourriez me renverser. »
« J’espérais que tu serais pour moi un rempart contre mes ennemis, et tu creusais mon tombeau.
« Ton mauvais naturel a rendu tous mes avis inutiles. On disait un jour à un chat : « Renonce à dérober : nous te ferons un collier d’or, et nous te nourrirons avec du sucre et des amandes. » « Je ne puis oublier, dit-il, le métier de mon père et de ma mère. » Quelqu’un disait un jour à un loup : « Éloigne-toi de ce troupeau ; la poussière qu’il fait lever te fera mal aux jeux. » « La chair des agneaux, répondit-il, me les guérira bientôt. » On voulait apprendre un jour à lire à un loup ; mais au lieu de répéter seulement A, B, C, il disait toujours, agneau, brebis, chevreau. »
« Pardonnez-moi, disait quelquefois Nadan à son oncle. Oubliez mon crime ; montrez-vous bon et généreux : permettez que je vous serve, et que je sois le dernier de vos serviteurs. Je remplirai volontiers les plus bas emplois ; je me soumettrai aux plus grandes humiliations pour expier mon forfait. »
« Un arbre, répondit Hicar, était planté sur le bord des eaux, et ne portait pas de fruit ; son maître voulait le couper : « Transportez-moi ailleurs, lui dit-il, et si je ne donne pas de fruit, vous me couperez. » « Tu es sur le bord des eaux, lui dit son maître, et tu ne portes pas de fruits, comment en porterais-tu si tu étais planté ailleurs ? » Tu es encore jeune, Nadan ; mais la vieillesse de l’aigle vaut mieux que la jeunesse du corbeau. Tu parles de pardon ; mais je n’ai demandé que tu fusses remis entre mes mains que pour te soustraire à la vengeance des lois et aux plus cruels supplices. Si je pouvais te rendre la liberté, bientôt Sencharib, accusant ma faiblesse, te livrerait au glaive de la justice. Je ne veux pas user de mes droits envers toi : Dieu jugera entre nous d’eux, et te récompensera un jour selon tes actions. »
Nadan, accablé de ces reproches, et livré à ses remords, ne jouit pas long-temps de la vie qu’il devait à la bonté d’Hicar. Il fut suffoqué par sa propre rage ; et sa fin misérable confirma la vérité de cette sentence : « Celui qui creuse une fosse à son frère y tombe lui-même ; et celui qui tend un piège à un autre y est pris le premier. »
La sultane ayant achevé l’histoire du sage Hicar, et craignant qu’elle n’eût pas beaucoup amusé le roi des Indes, profita de ce que le jour ne paraissait pas encore, et commença aussitôt l’histoire suivante, qui devait lui conserver la vie pendant plusieurs jours :


Notes

[2Les Égyptiens avoient une vénération pour les chats, les chiens, et quelques autres animaux. Voyez Hérodote, liv. 2, §. 66. Diodore de Sicile parle d’un Romain qui, sous le règne de Ptolémée Aulète, fut mis à mort par les Égyptiens, pour avoir tué un chat involontairement. Diodore, tom. I, pag. 94.

[3Le texte porte soixante-huit paras anges ; mais il y a apparence que le copiste du manuscrit que j’ai sous les yeux, a passé les centaines. La paras ange ancienne était à peu près égale à la lieue française de 25 au degré. D’Anvielle, Traité des mesures itinéraires, pag. 95.

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