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Préface du traducteur de la continuation des Mille et une Nuits

AVANT de parler de la continuation des Mille et une Nuits qu’on publie aujourd’hui, il est nécessaire de dire quelque chose de l’original arabe, et de la partie déjà traduite par M. Galland.
Les manuscrits complets des MILLE ET UNE NUITS sont rares, non-seulement en Europe, mais même en Orient ; et tous ne se ressemblent pas exactement. La Bibliothèque Impériale de Paris possède deux exemplaires DES MILLE ET UNE NUITS, qui sont tous deux fort incomplets.
Le premier de ces exemplaires, composé de trois volumes petits in-4°. d’environ 140 pages chacun, qui ont appartenu à M. Galland, ne contient que 282 Nuits, et finit peu après le commencement de l’histoire du prince Camaralzaman, placée ici à la suite de l’histoire de Noureddin et de Beder. Ainsi, ces trois volumes, dans lesquels ne se trouve pas l’histoire des voyages de Sindbad, ne renferment guère que la moitié de ce qui a été traduit par M. Galland. Cet exemplaire n’en est pas pour cela moins précieux. Le style en est bien plus correct et plus élégant que celui des autres manuscrits des MILLE ET UNE NUITS que j’ai lus, ou dont on a publié des morceaux ; et la différence à cet égard est si grande, que beaucoup d’Arabes n’entendent pas ce manuscrit. Les histoires y sont aussi plus étendues et plus détaillées.
Il paraît assez clairement par-là, I°. que ce manuscrit renferme le texte original de l’ouvrage, texte qui a été altéré et corrompu dans les manuscrits plus modernes [1] : 2°. que l’âge de ce manuscrit se rapproche beaucoup du temps où l’ouvrage a été composé ; et comme le caractère de l’écriture paraît avoir plus de deux cents ans d’antiquité, on pourrait, d’après ces seules données, penser avec assez de probabilité que l’ouvrage a été composé dans le milieu du seizième siècle ; mais une note qui se trouve dans un de ces volumes lève tous les doutes à cet égard, et nous fait connaître avec certitude, et l’âge du manuscrit, et le temps où l’ouvrage a été composé. Par le contenu de cette note, on voit qu’elle a été écrite du temps même de l’auteur. Or, cette note est datée de l’an 955 de l’hégire [2], dont le commencement tombe au 10 février 1548 de l’ère vulgaire ; d’où il suit que l’idée DES MILLE ET UNE NUITS ne remonte pas beaucoup au-delà de cette époque.
Le second exemplaire des MILLE ET UNE NUITS de la Bibliothèque Impériale est en un seul volume in-f°. d’environ 800 pages. Il est divisé en plusieurs parties. La 28e, qui finit avec la Nuit 905, est suivie d’une autre partie, cotée 29e, mais qui finit à la Nuit 870 ; ce qui fait voir que cette partie doit être placée avant la précédente. Ce manuscrit, au reste, est très-imparfait, et ne renferme pas toutes les parties qu’il semble renfermer : les parties 12e, 15e, 16e, 18e, 20e, 21e, 22e, 23e, 25e, 27e manquent entièrement ; les Nuits ne sont pas cotées dans des endroits, et le sont fort mal dans d’autres ; il y a souvent des lacunes ; et les dernières parties, depuis la 17e, ne contiennent que des répétitions des histoires précédentes, quelques historiettes et des fragments de contes tirés de divers ouvrages, tels que les Fables de bidpaï, l’Histoire des dix Visirs, etc. Les premières parties renferment d’abord les mêmes histoire que les trois volumes manuscrits qui ont appartenu à M. Galland ; les histoires qui viennent ensuite, se retrouvent plus complètes dans les trois manuscrits dont je vais parler [3].
M. de ***, savant orientaliste a fait venir d’Égypte, en 1804, lorsqu’il était à Constantinople, un manuscrits DES MILLE ET UNE NUITS très-complet, dont il a envoyé la notice à M. de Sacy, membre de l’Institut national, qui me l’a communiquée. M. de *** assure que son manuscrit est entièrement conforme à un autre envoyé pareillement d’Égypte à M. d’Italinski, ministre de Russie à Constantinople. Je vois par la notice du manuscrit de M. de ***, qu’il ressemble parfaitement à un autre qui a été rapporté de l’expédition d’Égypte, et dont je suis actuellement possesseur [4].
La ressemblance de ces trois manuscrits, m’autorise à croire que l’édition DES MILLE ET UNE NUITS qu’ils renferment, est aujourd’hui la plus commune, et peut-être la seule au moins en Égypte. J’aurais pu même penser qu’il n’y avait pas en Orient d’autre édition de cet ouvrage, si le manuscrit dont il me reste à parler n’en présentait une qui paraît fort différente, au moins dans les dernières parties.
M. Scott, savant anglais, connu par plusieurs ouvrages traduits de l’arabe et du persan, possède un manuscrit DES MILLE ET UNE NUIT qui a appartenu au docteur White d’Oxford. Ce manuscrit, qui est en sept volumes, renferme, dit-on, l’ouvrage entier, sauf une lacune de 140 Nuits, depuis la 166e jusqu’à la 306e. D‘après la notice insérée dans l’ouvrage intitulé Oriental Collections, de M. Ousely, il semble que la plupart des contes du troisième volume et des suivants, ne sont pas les mêmes que ceux qui se trouvent dans les trois manuscrits d’Égypte dont je viens de parler.
Cette différence, qui commence vers le quart environ de l’ouvrage entier, et après l’histoire de Camaralzaman, me fait penser que le premier auteur ou compilateur de ces contes, qui est encore inconnu, n’avait pas été plus loin, et qu’ils ont été continués ensuite, et achevés par différentes mains, et avec différents matériaux. Plusieurs raisons viennent à l’appui de cette conjecture. Les histoires qui composent les dernières parties DES MILLE ET UNE NUITS dans les manuscrits arabes, sont entremêlées d’anecdotes, d’historiettes, de fables, qui ne ressemblent point au reste de l’ouvrage, et ont l’air de pièces de rapport, de morceaux de remplissage. Parmi les histoires plus étendues, plusieurs paraissent avoir formé d’abord des ouvrages séparés. Telle est l’histoire des voyages de Sindbad, divisée originairement en sept chapitres, qui renferment chacun le récit d’un voyage, et que M. Galland a divisé en vingt et une Nuits, en l’assujettissant à un nouveau cadre [5]. Cette histoire se trouve, à la vérité, dans les trois manuscrits d’Égypte dont j’ai parlé ; mais elle ne se trouve, ni dans les trois volumes DES MILLE ET UNE NUITS qui ont appartenu à M. Galland, ni dans le manuscrit de M. Scott : ce qui a fait penser à ce dernier qu’elle n’était pas DES MILLE ET UNE NUITS, et qu’elle avait été insérée par M. Galland. On peut encore regarder comme un ouvrage séparé, emprunté pour compléter celui des MILLE ET UNE NUITS, l’histoire des sept visirs, renfermée dans le manuscrit de M. Scott, et dans les trois manuscrits d’Égypte.
Quant à la première partie de l’ouvrage, qui paraît être originale, du moins par rapport aux autres, je crois que l’aventure des deux frères Schahriar et Schahzenan, doit être encore distinguée des contes qui la suivent, dont plusieurs, peut-être même le plus grand nombre, peuvent bien ne pas appartenir entièrement à l’auteur qui s’est plu à nous tracer l’histoire préliminaire. Cette histoire, au reste, ressemble trop à celle de Joconde et du roi de Lombardie dans l’Arioste, pour ne pas croire que l’une a servi de modèle à l’autre. Mais si l’auteur arabe, comme l’époque à laquelle il a écrit pourrait le faire soupçonner, a emprunté du poète italien le fonds de cette plaisanterie, il faut convenir qu’il l’a poussée beaucoup plus loin. La fiction de ce génie, de cet être supérieur à l’espèce humaine, et soumis aux disgrâces de l’humanité, est une fiction originale, une extravagance assez plaisante.
Il semble d’abord que les contes DES MILLE ET UNE NUITS devraient avoir un rapport plus marqué avec celui qui leur sert de canevas. « Quant à la manière dont ces contes sont amenés, dit M. de La Harpe, après avoir fait l’éloge de l’ouvrage, on ne saurait en faire cas… Les contes persans, que l’on appelle MILLE ET UN JOURS, ont un fondement plus raisonnable. Il s’agit de persuader à une jeune princesse trop prévenue contre les hommes, qu’ils peuvent être fidèles en amour ; et en effet, la plupart des contes persans sont des exemples de fidélité. Plusieurs sont du plus grand intérêt ; mais il y a moins de variété, moins d’invention que dans les MILLE ET UNE NUITS. »
On pourrait répondre à M. de La Harpe, que la prévention de la princesse Farrukhnaz contre les hommes, qu’elle ne connaît pas encore, prévention uniquement fondée sur un vain songe, est bien différente de celle du roi des Indes, fondée sur une trop malheureuse expérience, sur l’exemple de son frère, et sur celui d’un génie. L’auteur arabe ne cherche point à détruire une prévention qu’il s’est plu à créer. Sans doute, pour ne point laisser de regrets au lecteur qui lira tout l’ouvrage, et pour mettre un terme à une barbarie aussi invraisemblable que révoltante, il doit faire obtenir grâce à la sultane ; mais il n’a pas besoin pour cela de persuader Schahriar qu’elle lui sera fidèle. Scheherazade ignore d’ailleurs le motif de la conduite barbare du sultan, qui n’a point révélé son déshonneur. L’adroite et spirituelle conteuse ne cherche qu’à l’amuser, et à gagner du temps. Schahriar ne se défie pas de cette ruse : il la laisse volontiers vivre un jour, parce qu’il peut la faire mourir le lendemain. Mille et une nuits, ou deux ans et neuf mois s’écoulent dans ces délais toujours courts, mais toujours renouvelés. Pendant ce laps de temps, le sultan, tout en écoutant les contes de la sultane, l’a rendue mère de trois enfans. La sultane , pour obtenir sa grâce tout entière, n’a plus alors recours aux contes : elle présente à son mari ces trois innocentes créatures, dont la dernière ne fait que de naître : elles tendent toutes vers leur père des mains suppliantes , et lui demandent la grâce de leur mère.
Le sultan ne peut résister à ce spectacle : il embrasse tendrement son épouse et ses enfants, en demandant seulement à Scheherazade de lui réciter encore de temps en temps quelques-uns de ces contes qu’elle sait si bien faire. Tel est le dénouement DES MILLE ET UNE NUITS,que M. Galland ne connaissait pas, et que M. de La Harpe ne pouvait deviner. Les incidents qu’il suppose, dispensaient, comme on voit, l’auteur de persuader le sultan, et de faire tendre toutes les histoires vers ce but.
M. Galland n’avait pas de manuscrit complet DES MILLE ET UNE NUITS. On voit par son épître dédicatoire, adressée à madame la marquise d’O, qu’il avait d’abord traduit pour elle l’histoire des voyages de Sindbad , dont il possédait un manuscrit qui se trouve maintenant à la Bibliothèque Impériale.
M. Galland se proposait de faire imprimer cette histoire, qu’il désigne par ces mots : Sept Contes arabes, lorsqu’il apprit qu’elle étoit tirée d’un recueil prodigieux de contes semblables, en plusieurs volumes, intitulés LES MILLE ET UNE NUITS. Il tâcha de se procurer ce recueil ; mais il ne put en trouver que quatre volumes, qui lui furent envoyés de Syrie. De ces quatre volumes, trois sont actuellement dans la Bibliothèque Impériale ; le quatrième aura été vraisemblablement égaré à la mort de M. Galland. On ne peut douter que ces trois volumes, cotés dans le catalogue imprimé des manuscrits arabes de la Bibliothèque Impériale, 1506, 1507 et 1508, ne soient du nombre des quatre dont parle M. Galland dans son épître dédicatoire : car il annonce dans le même endroit, que ce qu’il publie renferme la traduction de son premier volume manuscrit ; et les deux premiers volumes de la première édition, qui ont paru d’abord [6], représentent exactement le premier volume manuscrit de M. Galland, avec trois feuillets seulement du second. Le troisième volume manuscrit de M. Galland, finissant, comme je l’ai déjà dit, vers le milieu de l’histoire du prince Camaralzaman, il fallait que son quatrième volume manuscrit renfermât le reste de cette histoire. Je pense qu’il renfermait aussi l’histoire de Ganem, qui se trouve dans le quatrième volume imprimé des éditions en six volumes, et une partie des histoires du cinquième volume. Quant aux histoires du prince Zeyn Alasnam, de Codadad et de ses frères, et de la princesse de Deryabar, M. Galland a prévenu qu’elles n’étaient pas DES MILLE ET UNE NUITS, et les a presque désavouées [7]. Les onzième et douzième volumes de la première édition, qui répondent au dernier volume des éditions en six volumes, ayant paru après la mort de M. Galland, il est possible qu’il s’y soit glissé quelques histoires qui ne soient pas DES MILLE ET UNE NUITS. Ce qu’il y a de certain, c’est que plusieurs histoires des derniers volumes ne se trouvent pas dans les manuscrits des Mille et une Nuits connus jusqu’à présent.
On a reproché à M. Galland dé s’être donné trop de liberté en traduisant [8]. En lui faisant ce reproche, on n’a peut-être pas fait assez d’attention à la différence du génie des langues, et à la nature de l’ouvrage. M. Galland savait très-bien l’arabe ; mais il ne croyait pas pour cela que tout ce qui était traduit littéralement de l’arabe pût plaire à des lecteurs français. Il voulait faire un ouvrage agréable dans sa langue maternelle, et il a réussi ; mais pour y parvenir, il fallait se conformer au goût de la nation. M. Galland a donc été obligé, non-seulement de retrancher, d’adoucir, d’expliquer, mais même d’ajouter ; car les auteurs orientaux, qui tombent souvent dans des répétitions, ou qui s’appesantissent sur des détails inutiles, laissent quelquefois à deviner bien des choses ; et leur narration vive comme leur imagination, est souvent trop rapide, et même obscure pour nous. En s’attachant servilement à son original, M. Galland n’aurait fait probablement qu’un ouvrage insipide. Pour mettre le public en état de décider cette question, je vais placer à côté de la traduction de M, Galland une traduction littérale faite sur le manuscrit dont il se servait. Je prendrai pour morceau de comparaison le commencement même de l’ouvrage.

Notes

[1On en peut juger par le commencement même de l’ouvrage, dont le texte a été publié d’après le manuscrit de M. Scott, dans les Oriental Collections. Vol. 11, pag. 166.

[2Cette note se trouve dans le dernier des trois vol. manusc. DES MILLE ET UNE NUITS, qui ont appartenu à M. Galland, f°. 20, verso, au bas de la page. L’écriture en est fine et assez difficile à déchiffrer. En voici le contenu :
« Ce charmant livre a été lu par N., fils de N., écrivain (Kateb) à Tripoli, qui fait des vœux pour que l’auteur vive long-temps. Ce 10 du mois de rabi premier, l’an 955 de l’hégire. »
Une note à-peu-près pareille et de la même écriture, qui se trouve à la fin du volume précédent, est datée de l’an 973 de l’hégire, 1565 de l’ère vulgaire.

[3Je ne dis rien d’un troisième exemplaire DES MILLE ET UNE NUITS, en arabe, de l’écriture de M. Chavis, qui se trouve à la Bibliothèque Impériale, parce qu’il a été principalement copié sur les trois manuscrits de M. Galland.

[4Ce manuscrit appartenait auparavant à M. Ruphy, chef de l’instruction publique du département de la Seine, auteur d’un Dictionnaire abrégé français-arabe, à l’usage de ceux qui se destinent au commerce du Levant : Paris, imprim. de la République, an 10. M. Ruphy, qui me l’avait d’abord prêté de la meilleure grâce du monde, en me permettant de le garder tant que j’en aurais besoin, a bien voulu m’en faire ensuite le sacrifice.

[5Les voyages de Sindbad remplissent trente Nuits dans mon manuscrit.

[6Ces deux premiers volumes, qui répondent au premier volume des éditions en six volumes, parurent en 1704, et furent suivis dans la même année des volumes trois et quatre.

[7Voyez l’avertissement à la tête du cinquième volume de cette édition.

[8M. de Murr, dans sa Dissertation sur les Contes arabes dans LES MILLE ET UNE NUITS. M. Richardson, dans sa Grammaire arabe.

Le conte suivant : Nouvelles Aventures du calife Haroun Alraschild, ou Histoire de la petite fille de Chosroès Anouschirvan