J’avais hérité de ma famille des biens considérables, j’en dissipai la meilleure partie dans les débauches de ma jeunesse ; mais je revins de mon aveuglement, et rentrant en moi-même, je reconnus que les richesses étaient périssables, et qu’on en voyoit bientôt la fin quand on les ménageait aussi mal que je faisais. Je pensai de plus que je consumais malheureusement dans une vie déréglée, le temps, qui est la chose du monde la plus précieuse. Je considérai encore que c’étoit la dernière et la plus déplorable de toutes les misères, que d’être pauvre dans la vieillesse. Je me souvins de ces paroles du grand Salomon, que j’avais autrefois ouï dire à mon père : « Il est moins fâcheux d’être dans le tombeau que dans la pauvreté.
Frappé de toutes ces réflexions, je ramassai les débris de mon patrimoine. Je vendis à l’encan en plein marché, tout ce que j’avais de meubles. Je me liai ensuite avec quelques marchands qui négociaient par mer. Je consultai ceux qui me parurent capables de me donner de bons conseils. Enfin, je résolus de faire profiter le peu d’argent qui me restait ; et dès que j’eus pris cette résolution, je ne tardai guère à l’exécuter. Je me rendis à Balsora[1], où je m’embarquai avec plusieurs marchands sur un vaisseau que nous avions équipé à frais communs.
Nous mîmes à la voile, et prîmes la route des Indes orientales par le golfe Persique, qui est formé par les côtes de l’Arabie heureuse à la droite, et par celles de Perse à la gauche, et dont la plus grande largeur est de soixante et dix lieues, selon la commune opinion. Hors de ce golfe, la mer du Levant, la même que celle des Indes, est très-spacieuse : elle a d’un côté pour bornes les côtes d’Abyssinie, et quatre mille cinq cents lieues de longueur jusqu’aux isles de Vakvak[2]. Je fus d’abord incommodé de ce qu’on appelle le mal de mer ; mais ma santé se rétablit bientôt, et depuis ce temps-là, je n’ai point été sujet à cette maladie.
Dans le cours de notre navigation, nous abordâmes à plusieurs isles, et nous y vendîmes ou échangeâmes nos marchandises. Un jour que nous étions à la voile, le calme nous prit vis-à-vis une petite isle presque à fleur d’eau, qui ressemblait à une prairie par sa verdure. Le capitaine fit plier les voiles, et permit de prendre terre aux personnes de l’équipage qui voulurent y descendre. Je fus du nombre de ceux qui y débarquèrent. Mais dans le temps que nous nous divertissions à boire et à manger, et à nous délasser de la fatigue de la mer, l’isle trembla tout-à-coup, et nous donna une rude secousse…
À ces mots, Scheherazade s’arrêta, parce que le jour commençait à paraître. Elle reprit ainsi son discours sur la fin de la nuit suivante :