Soixante-douzième nuit
SINDBAD, poursuivant son histoire, dit à la compagnie :
Quand le capitaine du vaisseau m’entendit parler ainsi
Grand Dieu, s’écria-t-il, à qui se fier aujourd’hui ? Il n’y a plus de bonne foi parmi les hommes. J’ai vu de mes propres jeux périr Sindbad ; les passagers qui étaient sur mon bord, l’ont vu comme moi ; et vous osez dire que vous êtes ce Sindbad ! Quelle audace ! À vous voir, il semble que vous soyez un homme de probité ; cependant vous dites une horrible fausseté pour vous emparer d’un bien qui ne vous appartient pas.
Donnez-vous patience, repartis-je au capitaine, et me faites la grâce d’écouter ce que j’ai à vous dire.
Hé bien, reprit-il, que direz-vous ? Parlez, je vous écoute. »
Je lui racontai alors de quelle manière je m’étais sauvé, et par quelle aventure j’avais rencontré les palefreniers du roi Mihrage, qui m’avoient amené à sa cour.
Il se sentit ébranlé de mon discours ; mais il fut bientôt persuadé que je n’étais pas un imposteur ; car arriva des gens de son navire qui me reconnurent et me firent de grands compliments, en me témoignant la joie qu’ils avoient de me revoir. Enfin, il me reconnut aussi lui-même ; et se jetant à mon cou :
_ Dieu soit loué, me dit-il, de ce que vous êtes heureusement échappé d’un si grand danger ; je ne puis assez vous marquer le plaisir que j’en ressens. Voilà votre bien, prenez-le, il est à vous : faites-en ce qu’il vous plaira .
Je le remerciai, je louai sa probité ; et pour la reconnaître, je le priai d’accepter quelques marchandises que je lui présentai ; mais il les refusa.
Je choisis ce qu’il y avait de plus précieux dans mes ballots, et j’en fis présent au roi Mihrage. Comme ce prince savait la disgrâce qui m’était arrivée, il me demanda où j’avais pris des choses si rares. Je lui contai par quel hasard je venais de les recouvrer ; il eut la bonté de m’en témoigner de la joie ; il accepta mon présent et m’en fit de beaucoup plus considérables. Après cela, je pris congé de lui, et me rembarquai sur le même vaisseau. Mais avant mon embarquement, j’échangeai les marchandises qui me restaient contre d’autres du pays. J’emportai avec moi du bois d’aloës, de sandal, du camphre, de la muscade, du clou de girofle, du poivre, et du gingembre. Nous passâmes par plusieurs isles, et nous abordâmes enfin à Balsora, d’où j’arrivai en cette ville avec la valeur d’environ cent mille sequins. Ma famille me reçut, et je la revis avec tous les transports que peut causer une amitié vive et sincère. J’achetai des esclaves de l’un et de l’autre sexe, de belles terres, et je fis une grosse maison. Ce fut ainsi que je m’établis, résolu d’oublier les maux que j’avais soufferts, et de jouir des plaisirs de la vie.
Sindbad s’étant arrêté en cet endroit, ordonna aux joueurs d’instrumens de recommencer leurs concerts, qu’il avait interrompus par le récit de son histoire. On continua jusqu’au soir de boire et de manger ; et lorsqu’il fut temps de se retirer, Sindbad se fit apporter une bourse de cent sequins, et la donnant au porteur :
_ Prenez, Hindbad, lui dit-il, retournez chez vous, et revenez demain entendre la suite de mes aventures.
Le porteur se retira fort confus de l’honneur et du présent qu’il venait de recevoir. Le récit qu’il en fit à son logis, fut très-agréable à sa femme et à ses enfants, qui ne manquèrent pas de remercier Dieu du bien que la Providence leur faisait par l’entremise de Sindbad.
Hindbad s’habilla le lendemain plus proprement que le jour précédent, et retourna chez le voyageur libéral, qui le reçut d’un air riant, et lui fit mille caresses. D’abord que les conviés furent tous arrivés, on servit et l’on tint table fort longtemps. Le repas fini, Sindbad prit la parole, et s’adressant à la compagnie :
Seigneurs, dit-il, je vous prie de me donner audience, et de vouloir bien écouter les aventures de mon second voyage ; elles sont plus dignes de votre attention que celles du premier.
Tout le monde garda le silence, et Sindbad parla en ces termes :