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Premier voyage de Sindbad le marin

 La soixante-onzième nuit

SIRE, Sindbad poursuivant son histoire : « On s’aperçut, dit-il, du tremblement de l’isle dans le vaisseau, d’où l’on nous cria de nous rembarquer promptement ; que nous allions tous périr ; que ce que nous prenions pour une isle, était le dos d’une baleine. Les plus diligens se sauvèrent dans la chaloupe, d’autres se jetèrent à la nage. Pour moi, j’étais encore sur l’isle, ou plutôt sur la baleine, lorsqu’elle se plongea dans la mer, et je n’eus que le temps de me prendre à une pièce de bois qu’on avait apportée du vaisseau pour faire du feu. Cependant le capitaine, après avoir reçu sur son bord les gens qui étaient dans la chaloupe, et recueilli quelques-uns de ceux qui nageaient, voulut profiter d’un vent frais et favorable qui s’était élevé, il fit hisser les voiles, et m’ôta par-là l’espérance de gagner le vaisseau.
Je demeurai donc à la merci des flots, poussé tantôt d’un côté, et tantôt d’un autre ; je disputai contr’eux ma vie tout le reste du jour et de la nuit suivante. Je n’avais plus de force le lendemain, et je désespérais d’éviter la mort, lorsqu’une vague me jeta heureusement contre une isle. Le rivage en était haut et escarpé, et j’aurais eu beaucoup de peine à y monter, si quelques racines d’arbres que la fortune semblait avoir conservées en cet endroit pour mon salut, ne m’en eussent donné le moyen. Je m’étendis sur la terre, où je demeurai à demi mort, jusqu’à ce qu’il fût grand jour et que le soleil parût.
 » Alors, quoique je fusse très-faible à cause du travail de la mer, et parce que je n’avais pris aucune nourriture depuis le jour précédent, je ne laissai pas de me traîner en cherchant des herbes bonnes à manger. J’en trouvai quelques-unes, et j’eus le bonheur de rencontrer une source d’eau excellente, qui ne contribua pas peu à me rétablir. Les forces m’étant revenues, je m’avançai dans l’île, marchant sans tenir de route assurée. J’entrai dans une belle plaine, où j’aperçus de loin un cheval qui paissait. Je portai mes pas de ce côté-là, flottant entre la crainte et la joie ; car j’ignorais si je n’allais pas chercher ma perte plutôt qu’une occasion de mettre ma vie en sûreté. Je remarquai en approchant que c’était une cavale attachée à un piquet. Sa beauté attira mon attention ; mais pendant que je la regardais, j’entendis la voix d’un homme qui parlait sous terre. Un moment après, cet homme parut, vint à moi, et me demanda qui j’étais. Je lui racontai mon aventure ; après quoi me prenant par la main, il me fit entrer dans une grotte, où il y avait d’autres personnes qui ne furent pas moins étonnées de me voir, que je l’étais de les trouver là.
Je mangeai de quelques mets qu’ils me présentèrent ; puis leur ayant demandé ce qu’ils faisaient dans un lieu qui me paraissait si désert, ils répondirent qu’ils étaient palefreniers du roi Mihrage, souverain de cette isle ; que chaque année, dans la même saison, ils avoient coutume d’y amener les cavales du roi, qu’ils attachaient de la manière que je l’avais vu, pour les faire couvrir par un cheval marin qui sortait de la mer ; que le cheval marin, après les avoir couvertes, se mettait en état de les dévorer ; mais qu’ils l’en empêchaient par leurs cris, et l’obligeaient à rentrer dans la mer ; que les cavales étant pleines, ils les ramenaient, et que les chevaux qui en naissaient, étaient destinés pour le roi, et appelés chevaux marins. Ils ajoutèrent qu’ils devaient partir le lendemain, et que si je fusse arrivé un jour plus tard, j’aurais péri infailliblement, parce que les habitations étaient éloignées, et qu’il m’eût été impossible d’y arriver sans guide,
Tandis qu’ils m’entretenaient ainsi, le cheval marin sortit de la mer, comme ils me l’avoient dit, se jeta sur la cavale, la couvrit et voulut ensuite la dévorer ; mais au grand bruit que firent les palefreniers, il lâcha prise, et alla se replonger dans la mer.
Le lendemain, ils reprirent le chemin de la capitale de l’isle avec les cavales, et je les accompagnai. À notre arrivée, le roi Mihrage à qui je fus présenté, me demanda qui j’étais, et par quelle aventure je me trouvais dans ses états. Dès que j’eus pleinement satisfait sa curiosité, il me témoigna qu’il prenait beaucoup de part à mon malheur. En même temps, il ordonna qu’on eût soin de moi, et que l’on me fournît toutes les choses dont j’aurais besoin. Cela fut exécuté de manière que j’eus sujet de me louer de sa générosité et de l’exactitude de ses officiers.
Comme j’étais marchand, je fréquentai les gens de ma profession. Je recherchais particulièrement ceux qui étaient étrangers, tant pour apprendre d’eux des nouvelles de Bagdad, que pour en trouver quelqu’un avec qui je pusse y retourner ; car la capitale du roi Mihrage est située sur le bord de la mer, et a un beau port où il aborde tous les jours des vaisseaux de différents endroits du monde. Je cherchais aussi la compagnie des savants des Indes, et je prenais plaisir à les entendre parler ; mais cela ne m’empêchait pas de faire ma cour au roi très-régulièrement, ni de m’entretenir avec des gouverneurs et de petits rois, ses tributaires, qui étaient auprès de sa personne. Ils me faisaient mille questions sur mon pays ; et de mon côté, voulant m’instruire des mœurs et des lois de leurs états, je leur demandais tout ce qui me semblait mériter ma curiosité.
Il y a sous la domination du roi Mihrage, une isle qui porte le nom de Cassel. On m’avait assuré qu’on y entendait toutes les nuits un son de timbales ; ce qui a donné lieu à l’opinion qu’ont les matelots, que Degial y fait sa demeure. Il me prit envie d’être témoin de cette merveille, et je vis dans mon voyage des poissons longs de cent et de deux cents coudées, qui font plus de peur que de mal. Ils sont si timides, qu’on les fait fuir en frappant sur des ais. Je remarquai d’autres poissons qui n’étaient que d’une coudée, et qui ressemblaient par la tête à des hiboux.
À mon retour, comme j’étais un jour sur le port, un navire y vint aborder. Dès qu’il fut à l’ancre, on commença à décharger les marchandises ; et les marchands à qui elles appartenaient, les faisaient transporter dans des magasins. En jetant les yeux sur quelques ballots et sur l’écriture qui marquait à qui ils étaient, je vis mon nom dessus. Après les avoir attentivement examinés, je ne doutai pas que ce ne fussent ceux que j’avais fait charger sur le vaisseau où je m’étais embarqué à Balsora. Je reconnus même le capitaine ; mais comme j’étais persuadé qu’il me croyait mort, je l’abordai, et lui demandai à qui appartenaient les ballots que je voyais.
J’avais sur mon bord, me répondit-il, un marchand de Bagdad, qui se nommait Sindbad. Un jour que nous étions près d’une isle, à ce qu’il nous paraissait, il mit pied à terre avec plusieurs passagers dans cette isle prétendue, qui n’était autre chose qu’une baleine d’une grosseur énorme, qui s’était endormie à fleur d’eau. Elle ne se sentit pas plutôt échauffée par le feu qu’on avait allumé sur son dos pour faire la cuisine, qu’elle commença à se mouvoir et à s’enfoncer dans la mer. La plupart des personnes qui étaient dessus, se noyèrent, et le malheureux Sindbad fut de ce nombre. Ces ballots étaient à lui, et j’ai résolu de les négocier jusqu’à ce que je rencontre quelqu’un de sa famille à qui je puisse rendre le profit que j’aurai fait avec le principal.
Capitaine, lui dis-je alors, je suis ce Sindbad que vous croyez mort, et qui ne l’est pas : ces ballots sont mon bien et ma marchandise…
Scheherazade n’en dit pas davantage cette nuit ; mais elle continua le lendemain de cette sorte :

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