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Second voyage de Sindbad le marin

 La Soixante-troisième nuit

« Je fus bien étonné, dit Sindbad, de ne plus voir le vaisseau à l’ancre ; je me levai, je regardai de toutes parts, et je ne vis pas un des marchands qui étaient descendus dans l’isle avec moi. J’aperçus seulement le navire à la voile, mais si éloigné que je le perdis de vue peu de temps après.
« Je vous laisse à imaginer les réflexions que je fis dans un état si triste. Je pensai mourir de douleur. Je poussai des cris épouvantables ; je me frappai la tête, et me jetai par terre, où je demeurai longtemps abymé dans une confusion mortelle de pensées toutes plus affligeantes les unes que les autres. Je me reprochai cent fois de ne m’être pas contenté de mon premier voyage, qui devait m’avoir fait perdre pour jamais l’envie d’en faire d’autres. Mais tous mes regrets étaient inutiles, et mon repentir hors de saison.
« À la fin, je me résignai à la volonté de Dieu ; et sans savoir ce que je deviendrais, je montai au haut d’un grand arbre, d’où je regardai de tous côtés pour voir si je ne découvrirais rien qui pût me donner quelqu’espérance. En jetant les jeux sur la mer, je ne vis que de l’eau et le ciel ; mais ayant aperçu du côté de la terre quelque chose de blanc, je descendis de l’arbre ; et avec ce qui me restait de vivres, je marchai vers cette blancheur, qui était si éloignée, que je ne pouvais pas bien distinguer ce que c’était.
Lorsque j’en fus à une distance raisonnable, je remarquai que c’était une boule blanche, d’une hauteur et d’une grosseur prodigieuse. Dès que j’en fus près, je la touchai, et la trouvai fort douce. Je tournai à l’entour, pour voir s’il n’y avait point d’ouverture ; je n’en pus découvrir aucune, et il me parut qu’il était impossible de monter dessus, tant elle était unie. Elle pouvait avoir cinquante pas en rondeur.
« Le soleil alors était prêt à se coucher. L’air s’obscurcit tout-à-coup, comme s’il eût été couvert d’un nuage épais. Mais si je fus étonné de cette obscurité, je le fus bien davantage, quand je m’aperçus que ce qui la causait, était un oiseau d’une grandeur et d’une grosseur extraordinaire, qui s’avançait de mon côté en volant. Je me souvins d’un oiseau appelé Roc, dont j’avais souvent ouï parler aux matelots, et je conçus que la grosse boule que j’avais tant admirée, devait être un œuf de cet oiseau. En effet, il s’abattit et se posa dessus, comme pour le couver. En le voyant venir, je m’étais serré fort près de l’œuf, de sorte que j’eus devant moi un des pieds de l’oiseau ; et ce pied était aussi gros qu’un gros tronc d’arbre. Je m’y attachai fortement avec la toile dont mon turban était environné, dans l’espérance que le Roc, lorsqu’il reprendrait son vol le lendemain, m’emporterait hors de cette isle déserte. Effectivement, après avoir passé la nuit en cet état, d’abord qu’il fut jour, l’oiseau s’envola, et m’enleva si haut, que je ne voyois plus la terre ; puis il descendit tout-à-coup avec tant de rapidité, que je ne me sentais pas. Lorsque le Roc fut posé, et que je me vis à terre, je déliai promptement le nœud qui me tenait attaché à son pied. J’avais à peine achevé de me détacher, qu’il donna du bec sur un serpent d’une longueur inouïe. Il le prit, et s’envola aussitôt.
 » Le lieu où il me laissa, était une vallée très-profonde, environnée de toutes parts de montagnes si hautes qu’elles se perdaient dans la nue, et tellement escarpées, qu’il n’y avait aucun chemin par où l’on y pût monter. Ce fut un nouvel embarras pour moi ; et comparant cet endroit à l’isle déserte que je venais de quitter, je trouvai que je n’avais rien gagné au change.
« En marchant par cette vallée, je remarquai qu’elle était parsemée de diamants, dont il y en avait d’une grosseur surprenante ; je pris beaucoup de plaisir à les regarder ; mais j’aperçus bientôt de loin des objets qui diminuèrent fort ce plaisir, et que je ne pus voir sans effroi. C’était un grand nombre de serpents si gros et si longs, qu’il n’y en avait pas un qui n’eût englouti un éléphant. Ils se retiraient pendant le jour dans leurs antres où ils se cachaient à cause du Roc leur ennemi, et ils n’en sortaient que la nuit.
« Je passai la journée à me promener dans la vallée, et à me reposer de temps en temps dans les endroits les plus commodes. Cependant le soleil se coucha ; et à l’entrée de la nuit, je me retirai dans une grotte où je jugeai que je serais en sûreté. J’en bouchai l’entrée, qui était basse et étroite, avec une pierre assez grosse pour me garantir des serpents, mais qui n’était pas assez juste pour empêcher qu’il n’y entrât un peu de lumière. Je soupai d’une partie de mes provisions, au bruit des serpents qui commencèrent à paraître. Leurs affreux sifflements me causèrent une frayeur extrême, et ne me permirent pas, comme vous pouvez penser, de passer la nuit forte tranquillement. Le jour étant venu, les serpents se retirèrent. Alors je sortis de ma grotte en tremblant, et je puis dire que je marchai longtemps sur des diamants sans en avoir la moindre envie. À la fin, je m’assis ; et malgré l’inquiétude dont j’étais agité, comme je n’avoir pas fermé l’œil de toute la nuit, je m’endormis après avoir fait encore un repas de mes provisions. Mais j’étais à peine assoupi, que quelque chose qui tomba près de moi avec grand bruit, me réveilla. C’était une grosse pièce de viande fraîche ; et dans le moment, j’en vis rouler plusieurs autres du haut des rochers en différents endroits.
« J’avais toujours tenu pour un conte fait à plaisir, ce que j’avais ouï dire plusieurs fois à des matelots et à d’autres personnes, touchant la vallée des diamants, et l’adresse dont se servaient quelques marchands pour en tirer ces pierres précieuses. Je connus bien qu’ils m’avoient dit la vérité. En effet, ces marchands se rendent auprès de cette vallée dans le temps que les aigles ont des petits. Ils découpent de la viande et la jettent par grosses pièces dans la vallée, les diamants sur la pointe desquels elles tombent, s’y attachent. Les aigles, qui sont en ce pays-là plus forts qu’ailleurs, vont fondre sur ces pièces de viande, et les emportent dans leurs nids au haut des rochers, pour servir de pâture à leurs aiglons. Alors les marchands courant aux nids, obligent, par leurs cris, les aigles à s’éloigner, et prennent les diamants qu’ils trouvent attachés aux pièces de viande. Ils se servent de cette ruse, parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de tirer les diamants de cette vallée, qui est un précipice dans lequel on ne saurait descendre.
« J’avais cru jusque-là qu’il ne me serait pas possible de sortir de cet abyme, que je regardais comme mon tombeau ; mais je changeai de sentiment ; et ce que je venais de voir, me donna lieu d’imaginer le moyen de conserver ma vie…
Le jour qui parut en cet endroit, imposa silence à Scheherazade ; mais elle poursuivit cette histoire le lendemain.

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