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Second voyage de Sindbad le marin

 La soixante-quatrième nuit

SIRE, dit-elle, en s’adressant toujours au sultan des Indes, Sindbad continua de raconter les aventures de son second voyage à la compagnie qui l’écoutait : « Je commençai, dit-il, par amasser les plus gros diamants qui se présentèrent à mes jeux, et j’en remplis le sac de cuir [1]qui m’avait servi à mettre mes provisions de bouche. Je pris ensuite la pièce de viande qui me parut la plus longue ; je l’attachai fortement autour de moi avec la toile de mon turban, et en cet état je me couchai le ventre contre terre, la bourse de cuir attachée à ma ceinture de manière qu’elle ne pouvait tomber.
« JE ne fus pas plutôt en cette situation, que les aigles vinrent chacun se saisir d’une pièce de viande qu’ils emportèrent ; et un des plus puissants m’ayant enlevé de même avec le morceau de viande dont j’étais enveloppé, me porta au haut de la montagne jusque dans son nid. Les marchands ne manquèrent point alors de crier pour épouvanter les aigles ; et lorsqu’ils les eurent obligés à quitter leur proie, un d’entr’eux s’approcha de moi ; mais il fut saisi de crainte quand il m’aperçut. Il se rassura pourtant ; et au lieu de s’informer par quelle aventure je me trouvais là, il commença à me quereller, en me demandant pourquoi je lui ravissais son bien. « Vous me parlerez, lui dis-je, avec plus d’humanité, lorsque vous m’aurez mieux connu. Consolez-vous, ajoutai-je, j’ai des diamants pour vous et pour moi plus que n’en peuvent avoir tous les autres marchands ensemble. S’ils en ont, ce n’est que par hasard ; mais j’ai choisi moi-même au fond de la vallée ceux que j’apporte dans cette bourse que vous voyez. » En disant cela, je la lui montrai. Je n’avais pas achevé de parler, que les autres marchands qui m’aperçurent s’attroupèrent autour de moi fort étonnés de me voir, et j’augmentai leur surprise par le récit de mon histoire. Ils n’admirèrent pas tant le stratagème que j’avais imaginé pour me sauver, que ma hardiesse à le tenter.
Ils m’emmenèrent au logement où ils demeuraient tous ensemble ; et là, ayant ouvert ma bourse en leur présence, la grosseur de mes diamants les surprit, et ils m’avouèrent que dans toutes les cours où ils avoient été, ils n’en avoient pas vu un qui en approchât. Je priai le marchand à qui appartenait le nid où j’avais été transporté, car chaque marchand avait le sien ; je le priai, dis-je, d’en choisir pour sa part autant qu’il en voudrait. Il se contenta d’en prendre un seul, encore le prit-il des moins gros ; et comme je le pressais d’en recevoir d’autres sans craindre de me faire tort : « Non, me dit-il, je suis fort satisfait de celui-ci, qui est assez précieux pour m’épargner la peine de faire désormais d’autres voyages pour l’établissement de ma petite fortune. »
« Je passai la nuit avec ces marchands, à qui je racontai une seconde fois mon histoire pour la satisfaction de ceux qui ne l’avoient pas entendue. Je ne pouvais modérer ma joie, quand je faisais réflexion que j’étais hors des périls dont je vous ai parlé. Il me semblait que l’état où je me trouvais, était un songe, et je ne pouvais croire que je n’eusse plus rien à craindre.
« Il y avait déjà plusieurs jours que les marchands jetaient des pièces de viande dans la vallée ; et comme chacun paraissait content des diamants qui lui étaient échus, nous partîmes le lendemain tous ensemble, et nous marchâmes par de hautes montagnes où il y avait des serpents d’une longueur prodigieuse, que nous eûmes le bonheur d’éviter. Nous gagnâmes le premier port, d’où nous passâmes à l’isle de Roha, où croît l’arbre dont on tire le camphre, et qui est si gros et si touffu, que cent hommes y peuvent être à l’ombre aisément. Le suc dont se forme le camphre, coule par une ouverture que on fait au haut de l’arbre, et se reçoit dans un vase où il prend consistance, et devient ce qu’on appelle camphre. Le suc ainsi tiré, l’arbre se sèche et meurt.
« Il y a dans la même isle des rhinocéros, qui sont des animaux plus petits que l’éléphant, et plus grands que le buffle ; ils ont une corne sur le nez, longue environ d’une coudée : cette corne est solide et coupée par le milieu d’une extrémité à l’autre. On voit dessus des traits blancs qui représentent la figure d’un homme. Le rhinocéros se bat avec l’éléphant, le perce de sa corne par-dessous le ventre, l’enlève, et le porte sur sa tête ; mais comme le sang et la graisse de l’éléphant lui coulent sur les yeux, et l’aveuglent, il tombe par terre ; et ce qui va vous étonner, le Roc vient qui les enlève tous deux entre ses griffes, et les emporte pour nourrir ses petits.
« Je passe sous silence plusieurs autres particularités de cette isle, de peur de vous ennuyer. J’y échangeai quelques-uns de mes diamants contre de bonnes marchandises. De là nous allâmes à d’autres isles ; et enfin après avoir touché à plusieurs villes marchandes de terre ferme, nous abordâmes à Balsora, d’où je me rendis à Bagdad. J’y fis d’abord de grandes aumônes aux pauvres, et je jouis honorablement du reste de mes richesses immenses que j’avais apportées et gagnées avec tant de fatigues. »
Ce fut ainsi que Sindbad raconta son second voyage. Il fit donner encore cent sequins à Hindbad, qu’il invita à venir le lendemain entendre le récit du troisième. Les conviés retournèrent chez eux, et revinrent le jour suivant à la même heure, de même que le porteur, qui avait déjà presque oublié sa misère passée. On se mit à table ; et après le repas, Sindbad ayant demandé audience, fit de cette sorte le détail de son troisième voyage :


Notes

[1Les Orientaux qui voyagent mettent leurs provisions dans un sac de cuir.

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