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Le conte précédent : Histoire des amours de Camaralzaman, prince de l’isle des Enfans de Khaledan, et de Badoure, princesse de la Chine


Histoire de Marzavan, avec la suite de celle de Camaralzaman

 La deux cents vingtième nuit

SIRE, quand Marzavan eut achevé son compliment en vers, qui surprit le prince Camaralzaman si agréablement, le prince prit la liberté de faire signe de la main au roi son père de vouloir bien s’ôter de sa place, et de permettre que Marzavan s’y mît.
Le roi, ravi de voir dans le prince son fils un changement qui lui donnait bonne espérance, se leva, prit Marzavan par la main, et l’obligea de s’asseoir à la même place qu’il venait de quitter. Il lui demanda qui il était, et d’où il venait ; et après que Marzavan lui eut répondu qu’il était sujet du roi de la Chine, et qu’il venait de ses états : « Dieu veuille, dit-il, que vous tiriez mon fils de sa mélancolie ; je vous en aurai une obligation infinie, et les marques de ma reconnaissance seront si éclatantes, que toute la terre reconnaîtra que jamais service n’aura été mieux récompensé. » En achevant ces paroles, il laissa le prince son fils dans la liberté de s’entretenir avec Marzavan, pendant qu’il se réjouissait d’une rencontre si heureuse, avec son grand visir.
Marzavan s’approcha de l’oreille du prince Camaralzaman ; et en lui parlant bas : « Prince, dit-il, il est temps désormais que vous cessiez de vous affliger si impitoyablement. La dame pour qui vous souffrez m’est connue : c’est la princesse Badoure, fille du roi de la Chine qui se nomme Gaïour. Je puis vous en assurer sur ce qu’elle m’a appris elle-même de son aventure, et sur ce que j’ai déjà appris de la vôtre. La princesse ne souffre pas moins pour l’amour de vous, que vous souffrez pour l’amour d’elle. » Il lui fit ensuite le récit de tout ce qu’il savait de l’histoire de la princesse, depuis la nuit fatale qu’ils s’étaient entrevus d’une manière si peu croyable ; il n’oublia pas le traitement que le roi de la Chine faisait à ceux qui entreprenaient en vain de guérir la princesse Badoure de sa folie prétendue. « Vous êtes le seul, ajouta-t-il, qui puissiez la guérir parfaitement, et vous présenter pour cela sans crainte. Mais avant d’entreprendre un si grand voyage, il faut que vous vous portiez bien : alors nous prendrons les mesures nécessaires. Songez donc incessamment au rétablissement de votre santé. »
Le discours de Marzavan fit un puissant effet ; le prince Camaralzaman en fut tellement soulagé par l’espérance qu’il venait de concevoir, qu’il se sentit assez de force pour se lever, et qu’il pria le roi son père de lui permettre de s’habiller, d’un air qui lui donna une joie incroyable.
Le roi ne fit qu’embrasser Marzavan pour le remercier, sans s’informer du moyen dont il s’était servi pour faire un effet si surprenant, et il sortit aussitôt de la chambre du prince avec le grand visir pour publier cette agréable nouvelle. II ordonna des réjouissances de plusieurs jours ; il fît des largesses à ses officiers et au peuple, des aumônes aux pauvres, et fit élargir tous les prisonniers. Tout retentit enfin de joie et d’alégresse dans la capitale, et bientôt dans tous les états du roi Schahzaman.
Le prince Camaralzaman, extrêmement affaibli par des veilles continuelles, et par une longue abstinence presque de toute sorte d’aliments, eut bientôt recouvré sa première santé. Quand il sentit qu’elle était assez bien rétablie pour supporter la fatigue d’un voyage, il prit Marzavan en particulier : « Cher Marzavan, lui dit-il, il est temps d’exécuter la promesse que vous m’avez faite. Dans l’impatience où je suis de voir la charmante princesse et de mettre fin aux tourments étranges qu’elle souffre pour l’amour de moi, je sens bien que je retomberais dans le même état où vous m’avez vu, si nous ne partions incessamment. Une chose m’afflige, et m’en fait craindre le retardement. C’est la tendresse importune du roi mon père, qui ne pourra jamais se résoudre à m’accorder la permission de m’éloigner de lui. Ce sera une désolation pour moi, si vous ne trouvez le moyen d’y remédier. Vous voyez vous-même qu’il ne me perd presque pas de vue. » Le prince ne put retenir ses larmes en achevant ces paroles.
« Prince, reprit Marzavan, j’ai déjà prévu le grand obstacle dont vous me parlez : c’est à moi de faire en sorte qu’il ne nous arrête pas. Le premier dessein de mon voyage a été de procurer à la princesse de la Chine la délivrance de ses maux, et cela par toutes les raisons de l’amitié mutuelle dont nous nous aimons presque dès notre naissance, du zèle et de l’affection que je lui dois d’ailleurs. Je manquerais à mon devoir si je n’en profitais pas pour sa consolation et en même temps pour la vôtre, et si je n’y employais toute l’adresse dont je suis capable. Voici donc ce que j’ai imaginé pour lever la difficulté d’obtenir la permission du roi votre père, telle que nous la souhaitons vous et moi. Vous n’êtes pas encore sorti depuis mon arrivée ; témoignez-lui que vous désirez de prendre l’air ; et demandez-lui la permission de faire une partie de chasse de deux ou trois jours avec moi : il n’y a pas d’apparence qu’il vous la refuse. Quand il vous l’aura accordée, vous donnerez ordre qu’on nous tienne à chacun deux bons chevaux prêts, l’un pour monter, et l’autre de relais ; et laissez-moi faire le reste. »
Le lendemain le prince Camaralzaman prit son temps : il témoigna au roi son père l’envie qu’il avait de prendre un peu l’air, et le pria de trouver bon qu’il allât à la chasse un jour ou deux avec Marzavan. « Je le veux bien, lui dit le roi, à la charge néanmoins que vous ne coucherez pas dehors plus d’une nuit. Trop d’exercice dans les commencements pourrait vous nuire, et une absence plus longue me ferait de la peine. » Le roi commanda qu’on lui choisît les meilleurs chevaux, et il prit soin lui-même que rien ne lui manquât. Lorsque tout fut prêt, il l’embrassa ; et après avoir recommandé à Marzavan de bien prendre soin de lui, il le laissa partir.
Le prince Camaralzaman et Marzavan gagnèrent la campagne ; et pour amuser les deux palefreniers qui conduisaient les chevaux de relais, ils firent semblant de chasser, et ils s’éloignèrent de la ville autant qu’il leur fut possible. À l’entrée de la nuit ils s’arrêtèrent dans un logement de caravanes, où ils soupèrent, et dormirent environ jusqu’à minuit. Marzavan, qui s’éveilla le premier, éveilla aussi le prince Camaralzaman, sans éveiller les palefreniers. Il pria le prince de lui donner son habit, et d’en prendre un autre qu’un des palefreniers avait apporté. Ils montèrent chacun le cheval de relais qu’on leur avait amené ; et après que Marzavan eut pris le cheval d’un des palefreniers par la bride, ils se mirent en chemin, en marchant au grand pas de leurs chevaux.
À la pointe du jour les deux cavaliers se trouvèrent dans une forêt, en un endroit où le chemin se partageait en quatre. En cet endroit-là Marzavan pria le prince de l’attendre un moment, et entra dans la forêt. Il y égorgea le cheval du palefrenier, déchira l’habit que le prince avoit quitté, le teignit dans le sang ; et lorsqu’il eut rejoint le prince, il le jeta au milieu du chemin à l’endroit où il se partageait.
Le prince Camaralzaman demanda à Marzavan quel était son dessein, « Prince, répondit Marzavan, dès que le roi votre père verra ce soir que vous ne serez pas de retour, ou qu’il aura appris des palefreniers que nous servons partis sans eux pendant qu’ils dormaient, il ne manquera pas de mettre des gens en campagne pour courir après nous. Ceux qui viendront de ce côté, et qui rencontreront cet habit ensanglanté, ne douteront pas que quelque bête ne vous ait dévoré, et que je ne me sois échappé de crainte de sa colère. Le roi qui ne vous croira plus au monde, selon leur rapport, cessera d’abord de vous faire chercher, et nous donnera lieu de continuer notre voyage sans craindre d’être poursuivis. La précaution est véritablement violente, de donner ainsi tout-à-coup l’alarme assommante de la mort d’un fils à un père qui l’aime si passionnément ; mais la joie du roi votre père en sera plus grande, quand il apprendra que vous serez en vie et content. » « Brave Marzavan, reprit le prince Camaralzaman, je ne puis qu’approuver un stratagème si ingénieux, et je vous en ai une nouvelle obligation. »
Le prince et Marzavan munis de bonnes pierreries pour leur dépense, continuèrent leur voyage par terre et par mer, et ils ne trouvèrent d’autre obstacle que la longueur du temps qu’il fallut y mettre de nécessité. Ils arrivèrent enfin à la capitale de la Chine, où Marzavan, au lieu de mener le prince chez lui, fit mettre pied à terre dans un logement public des étrangers. Ils y demeurèrent trois jours à se délasser de la fatigue du voyage ; et dans cet intervalle, Marzavan fit faire un habit d’astrologue pour déguiser le prince. Les trois jours passés, ils allèrent au bain ensemble, où Marzavan fit prendre l’habillement d’astrologue au prince, et à la sortie du bain il le conduisit jusqu’à la vue du palais du roi de la Chine, où il le quitta pour aller faire avertir la mère nourrice de la princesse Badoure de son arrivée, afin qu’elle en donnât avis à la princesse…
La sultane Scheherazade en était à ces derniers mots, lorsqu’elle s’aperçut que le jour avait déjà commencé de paraître. Elle cessa aussitôt de parler ; et en poursuivant, la nuit suivante, elle dit au sultan des Indes :

BILLET
DU PRINCE CAMARALZAMAN À LA PRINCESSE DE LA CHINE.

« Adorable princesse, l’amoureux prince Camaralzaman ne vous parle pas des maux inexprimables qu’il souffre depuis la nuit fatale que vos charmes lui firent perdre une liberté qu’il avait résolu de conserver toute sa vie. Il vous marque seulement qu’alors il vous donna son cœur dans votre charmant sommeil : sommeil importun qui le priva du vif éclat de vos beaux yeux, malgré ses efforts pour vous obliger de les ouvrir. Il osa même vous donner sa bague pour marque de son amour, et prendre la votre en échange, qu’il vous envoie dans ce billet. Si vous daignez la lui renvoyer pour gage réciproque du vôtre, il s’estimera le plus heureux de tous les amans. Sinon, votre refus ne l’empêchera pas de recevoir le coup de la mort avec une résignation d’autant plus grande, qu’il le recevra pour l’amour de vous. Il attend votre réponse dans votre antichambre. »

Lorsque le prince Camaralzaman eut achevé ce billet, il en fit un paquet avec la bague de la princesse, qu’il enveloppa dedans, sans faire voir à l’eunuque ce que c’était ; et en le lui donnant : « Ami, dit-il, prends et porte ce paquet à ta maîtresse. Si elle ne guérit du moment qu’elle aura lu le billet, et vu ce qui l’accompagne, je te permets de publier que je suis le plus indigne et le plus impudent de tous les astrologues qui ont été, qui sont, et qui seront à jamais… »
Le jour, que la sultane Scheherazade vit paraître en achevant ces paroles, l’obligea d’en demeurer là. Elle poursuivit la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :