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Histoire du cinquième frère du barbier

 La cent soixante dix septième nuit

SIRE, le barbier babillard poursuivit ainsi l’histoire de son cinquième frère :

« Après les cérémonies de nos noces, continua Alnaschar, je prendrai de la main d’un de mes gens qui sera près de moi, une bourse de cinq cents pièces d’or que je donnerai aux coiffeuses, afin qu’elles me laissent seul avec mon épouse. Quand elles se seront retirées, ma femme se couchera la première. Je me coucherai ensuite auprès d’elle, le dos tourné de son côté, et je passerai la nuit sans lui dire un seul mot. Le lendemain, elle ne manquera pas de se plaindre de mes mépris et de mon orgueil à sa mère, femme du grand visir, et j’en aurai la joie au cœur. Sa mère viendra me trouver, me baisera les mains avec respect, et me dira : « Seigneur, (car elle n’osera m’appeler son gendre, de peur de me déplaire en me parlant si familièrement) je vous supplie de ne pas dédaigner de regarder ma fille, et de vous approcher d’elle : je vous assure qu’elle ne cherche qu’à vous plaire, et qu’elle vous aime de toute son âme. » Mais ma belle-mère aura beau parler, je ne lui répondrai pas une syllabe, et je demeurerai ferme dans ma gravité. Alors elle se jettera à mes pieds, me les baisera plusieurs fois, et me dira : « Seigneur, serait-il possible que vous soupçonnassiez la sagesse de ma fille ? Je vous assure que je l’ai toujours eue devant les yeux, et que vous êtes le premier homme qui l’ait jamais vue en face. Cessez de lui causer une si grande mortification, faites-lui la grâce de la regarder, de lui parler, et de la fortifier dans la bonne intention qu’elle a de vous satisfaire en toute chose. » Tout cela ne me touchera point ; ce que voyant ma belle-mère, elle prendra un verre de vin, et le mettant à la main de sa fille, mon épouse : » Allez, lui dira-t-elle, présentez-lui vous-même ce verre de vin ; il n’aura peut-être pas la cruauté de le refuser d’une si belle main. » Ma femme viendra avec le verre, demeurera debout et toute tremblante devant moi. Lorsqu’elle verra que je ne tournerai point la vue de son côté, et que je persisterai à la dédaigner, elle me dira, les larmes aux jeux : « Mon cœur, ma chère âme, mon aimable Seigneur, je vous conjure par les faveurs dont le ciel vous comble, de me faire la grâce de recevoir ce verre de vin de la main de votre très-humble servante. » Je me garderai bien de la regarder encore, et de lui répondre. « Mon charmant époux, continuera-t-elle en redoublant ses pleurs et en m’approchant le verre de la bouche, je ne cesserai pas que je n’aie obtenu que vous buviez. » Alors, fatigué de ses prières, je lui lancerai un regard terrible, et lui donnerai un bon soufflet sur la joue, en la repoussant du pied si vigoureusement, qu’elle ira tomber bien loin au-delà du sofa.

« Mon frère était tellement absorbé dans ses visions chimériques, qu’il représenta l’action avec son pied, comme si elle eût été réelle, et par malheur il en frappa si rudement son panier plein de verrerie, qu’il le jeta du haut de sa boutique dans la rue, de manière que toute la verrerie fut brisée en mille morceaux.

 » Le tailleur son voisin qui avait ouï l’extravagance de son discours, fit un grand éclat de rire lorsqu’il vit tomber le panier. « Oh, que tu es un indigne homme, dit-il à mon frère ! Ne devrais-tu pas mourir de honte de maltraiter ainsi une jeune épouse qui ne t’a donné aucun sujet de te plaindre d’elle ? Il faut que tu sois bien brutal pour mépriser les pleurs et les charmes d’une si aimable personne. Si j’étais à la place du grand visir, ton beau-père, je te ferais donner cent coups de nerf de bœuf, et te ferais promener par la ville avec l’éloge que tu mérites. »

« Mon frère, à cet accident si funeste pour lui, rentra en lui-même ; et voyant que c’était par son orgueil insupportable qu’il lui était arrivé, il se frappa le visage, déchira ses habits, et se mit à pleurer en poussant des cris qui firent bientôt assembler les voisins, et arrêter les passants qui allaient à la prière de midi. Comme c’était un vendredi, il y allait plus de monde que les autres jours. Les uns eurent pitié d’Alnaschar, et les autres ne firent que rire de son extravagance. Cependant la vanité qu’il s’était mis en tête, s’était dissipée avec son bien ; et il pleurait encore son sort amèrement, lorsqu’une dame de considération, montée sur une mule richement caparaçonnée, vint à passer par là. L’état où elle vit mon frère, excita sa compassion. Elle demanda qui il était, et ce qu’il avait à pleurer ? On lui dit seulement que c’était un pauvre homme qui avait employé le peu d’argent qu’il possédait à l’achat d’un panier de verrerie, que ce panier était tombé et que toute la verrerie s’était cassée. Aussitôt la dame se tourna du côté d’un eunuque qui l’accompagnait : « Donnez-lui, dit-elle, ce que vous avez sur vous. « L’eunuque obéit, et mit entre les mains de mon frère une bourse de cinq cents pièces d’or. Alnaschar pensa mourir de joie en la recevant. Il donna mille bénédictions à la dame ; et après avoir fermé sa boutique, où sa présence n’était plus nécessaire, il s’en alla chez lui.

« Il faisait de profondes réflexions sur le grand bonheur qui venait de lui arriver, lorsqu’il entendit frapper à sa porte. Avant que d’ouvrir, il demanda qui frappait ; et avant reconnu à la voix que c’était une femme, il ouvrit. « Mon fils, lui dit-elle, j’ai une grâce à vous demander : voilà le temps de la prière, je voudrais bien me laver pour être en état de la faire. Laissez-moi, s’il vous plaît, entrer chez vous, et me donnez un vase d’eau. » Mon frère envisagea cette femme, et vit que c’était une personne déjà fort avancée en âge. Quoiqu’il ne la connût point, il ne laissa pas de lui accorder ce qu’elle demandait. Il lui donna un vase plein d’eau, ensuite il reprit sa place ; et toujours occupé de sa dernière aventure, il mit son or dans une espèce de bourse longue et étroite, propre à porter à sa ceinture. La vieille, pendant ce temps-là, fit sa prière ; et lorsqu’elle eut achevé, elle vint trouver mon frère, se prosterna deux fois en frappant la terre de son front, comme si elle eût voulu prier Dieu ; puis s’étant relevée, elle lui souhaita toute sorte de biens…

L’aurore dont la clarté commençait à paraître, obligea Scheherazade à s’arrêter en cet endroit. La nuit suivante, elle reprit ainsi son discours, en faisant toujours parler le barbier :

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