La cent quatre-vingt deuxième nuit
SIRE, le barbier poursuivant l’histoire de son sixième frère :
« Le Barmecide, ajouta-t-il, fit mille caresses à Schacabac. « Non-seulement, lui dit-il, je vous pardonne le coup que vous m’avez donné, je veux même désormais que nous soyons amis, et que vous n’ayez pas d’autre maison que la mienne. Vous avez eu la complaisance de vous accommoder à mon humeur, et la patience de soutenir la plaisanterie jusqu’au bout ; mais nous allons manger réellement. » En achevant ces paroles, il frappa des mains, et commanda à plusieurs domestiques, qui parurent, d’apporter la table et de servir. Il fut obéi promptement, et mon frère fut régalé des mêmes mets dont il n’avait goûté qu’en idée. Lorsqu’on eut desservi, on apporta du vin ; et en même temps, un nombre d’esclaves belles et richement habillées entrèrent et chantèrent au son des instruments quelques airs agréables. Enfin, Schacabac eut tout sujet d’être content des bontés et des honnêtetés du Barmecide, qui le goûta, en usa avec lui familièrement, et lui fît donner un habit de sa garde-robe.
« Le Barmecide trouva dans mon frère tant d’esprit et une si grande intelligence en toutes choses, que peu de jours après il lui confia le soin de toute sa maison et de toutes ses affaires. Mon frère s’acquitta fort bien de son emploi durant vingt années. Au bout de ce temps-là, le généreux Barmecide, accablé de vieillesse, mourut ; et n’ayant pas laissé d’héritiers, on confisqua tous ses biens au profit du prince. On dépouilla mon frère de tous ceux qu’il avait amassés ; de sorte que se voyant réduit à son premier état, il se joignit à une caravane de pèlerins de la Mecque, dans le dessein de faire ce pèlerinage à la faveur de leurs charités. Par malheur, la caravane fut attaquée et pillée par un nombre de Bédouins [2] supérieur à celui des pèlerins. Mon frère se trouva esclave d’un Bédouin qui lui donna la bastonnade pendant plusieurs jours pour l’obliger à se racheter. Schacabac lui protesta qu’il le maltraitait inutilement. « Je suis votre esclave, lui disait-il, vous pouvez disposer de moi à votre volonté ; mais je vous déclare que je suis dans la dernière pauvreté, et qu’il n’est pas en mon pouvoir de me racheter. » Enfin, mon frère eut beau lui exposer toute sa misère, et tâcher de le fléchir par ses larmes, le Bédouin fut impitoyable ; et de dépit de se voir frustré d’une somme considérable sur laquelle il avait compté , il prit son couteau et lui fendit les lèvres pour se venger, par cette inhumanité, de la perte qu’il croyait avoir faite.
« Le Bédouin avait une femme assez jolie, et souvent quand il allait faire ses courses, il laissait mon frère seul avec elle. Alors la femme n’oubliait rien pour consoler mon frère de la rigueur de l’esclavage. Elle lui faisait assez connaître qu’elle l’aimait ; mais il n’osait répondre à sa passion, de peur de s’en repentir, et il évitait de se trouver seul avec elle, autant qu’elle cherchait l’occasion d’être seule avec lui. Elle avait une si grande habitude de badiner et de jouer avec le cruel Schacabac toutes les fois qu’elle le voyait, que cela lui arriva un jour en présence de son mari. Mon frère, sans prendre garde qu’il les observait, s’avisa, pour ses péchés, de badiner aussi avec elle. Le Bédouin s’imagina aussitôt qu’ils vivaient tous deux dans une intelligence criminelle ; et ce soupçon le mettant en fureur, il se jeta sur mon frère ; et après l’avoir mutilé d’une manière barbare, il le conduisit sur un chameau au haut d’une montagne déserte où il le laissa. La montagne était sur le chemin de Bagdad, de sorte que les passants qui l’avoient rencontré, me donnèrent avis du lieu où il était. Je m’y rendis en diligence. Je trouvai l’infortuné Schacabac dans un état déplorable. Je lui donnai le secours dont il avait besoin, et le ramenai dans la ville. »
» Voilà ce que je racontai au calife Mostanser Billah, ajouta le barbier. Ce prince m’applaudit par de nouveaux éclats de rire. « C’est présentement, me dit-il, que je ne puis douter qu’on ne vous ait donné, à juste titre, le surnom de silencieux : personne ne peut dire le contraire. Pour certaines causes néanmoins, je vous commande de sortir au plus tôt de la ville. Allez, et que je n’entende plus parler de vous. » Je cédai à la nécessité, et voyageai plusieurs années dans des pays éloignés. J’appris enfin que le calife était mort ; je retournai à Bagdad, où je ne trouvai pas un seul de mes frères en vie. Ce fut à mon retour en cette ville, que je rendis au jeune boiteux le service important que vous avez entendu. Vous êtes pourtant témoin de son ingratitude, et de la manière injurieuse dont il m’a traité. Au lieu de me témoigner de la reconnaissance, il a mieux aimé me fuir et s’éloigner de son pays. Quand j’eus appris qu’il n’était plus à Bagdad, quoique personne ne me sût dire au vrai de quel côté il avait tourné ses pas, je ne laissai pas toutefois de me mettre en chemin pour le chercher. Il y a longtemps que je cours de province en province ; et lorsque j’y pensais le moins, je l’ai rencontré aujourd’hui. Je ne m’attendais pas à le voir si irrité contre moi… »
Scheherazade, en cet endroit, s’apercevant qu’il était jour, se tut ; et la nuit suivante, elle reprit le fil de son discours de cette sorte :