LES deux princes furent élevés avec grand soin, et lorsqu’ils furent en âge, ils n’eurent que le même gouverneur, les mêmes précepteurs dans les sciences et dans les beaux-arts que le roi Camaralzaman voulut qu’on leur enseignât, et que le même maître dans chaque exercice. La forte amitié qu’ils avoient l’un pour l’autre dès leur enfance, avait donné lieu à cette uniformité qui l’augmenta davantage.
En effet, lorsqu’ils furent en âge d’avoir chacun une maison séparée, ils étaient unis si étroitement, qu’ils supplièrent le roi Camaralzaman leur père de leur en accorder une seule pour tous deux. Ils l’obtinrent, et ainsi ils eurent les mêmes officiers, les mêmes domestiques, les mêmes équipages, le même appartement et la même table. Insensiblement, Camaralzaman avait pris une si grande confiance en leur capacité et en leur droiture, que lorsqu’ils eurent atteint l’âge de dix-huit à vingt ans, il ne faisait pas difficulté de les charger du soin de présider au conseil alternativement toutes les fois qu’il faisait des parties de chasse de plusieurs jours.
Comme les deux princes étaient également beaux et bien faits, dès leur enfance les deux reines avoient conçu pour eux une tendresse incroyable, de manière néanmoins que la princesse Badoure avait plus de penchant pour Assad, fils de la reine Haïatalnefous, que pour Amgiad son propre fils, et que la reine Haïatalnefous en avait plus pour Amgiad que pour Assad, qui était le sien.
Les reines ne prirent d’abord ce penchant que pour une amitié qui procédait de l’excès de celle qu’elles conservaient toujours l’une pour l’autre. Mais à mesure que les princes avancèrent en âge, elle se tourna peu-à-peu en une forte inclination, et cette inclination en un amour des plus violents, lorsqu’ils parurent à leurs yeux avec des grâces qui achevèrent de les aveugler. Toute l’infamie de leur passion leur était connue ; elles firent aussi de grands efforts pour y résister ; mais la familiarité avec laquelle elles les voyaient tous les jours, et l’habitude de les admirer dès leur enfance, de les caresser, dont il n’étroit plus en leur pouvoir de se défaire, les embrasèrent d’amour à un point qu’elles en perdirent le sommeil, le boire et le manger. Pour leur malheur, et pour le malheur des princes mêmes, les princes accoutumés à leurs manières n’eurent pas le moindre soupçon de cette flamme détestable.
Comme les deux reines ne s’étoilent pas fait un secret de leur passion, et qu’elles n’avoient pas le front de le déclarer de bouche au prince que chacune aimait en particulier, elles convinrent de s’en expliquer chacune par un billet ; et pour l’exécution d’un dessein si pernicieux, elles profitèrent de l’absence du roi Camaralzaman pour une chasse de trois ou quatre jours.
Le jour du départ du roi, le prince Amgiad présida au conseil, et rendit la justice jusqu’à deux ou trois heures après midi. À la sortie du conseil, comme il renterait dans le palais, un eunuque le prit en particulier, et lui présenta un billet de la part de la reine Haïatalnefous. Amgiad le prit et le lut avec horreur. « Quoi, perfide, dit-il à l’eunuque en achevant de lire et en tirant le sabre, est-ce là la fidélité que tu dois à ton maître et à ton roi ? » En disant ces paroles, il lui trancha la tête.
Après cette action, Amgiad transporté de colère, alla trouver la reine Badoure, sa mère, d’un air qui marquait son ressentiment, lui montra le billet, et l’informa du contenu, après lui avoir dit de quelle part il venait. Au lieu de l’écouter, la reine Badoure se mit en colère elle-même. « Mon fils, reprit-elle, ce que vous me dites, est une calomnie et une imposture : la reine Haïatalnefous est sage, et je vous trouve bien hardi de me parler contr’elle avec cette insolence. « Le prince s’emporta contre la reine sa mère à ces paroles. « Vous êtes toutes plus méchantes les unes que les autres, s’écria-t-il ! Si je n’étais retenu par le respect que je dois au roi mon père, ce jour serait le dernier de la vie d’Haïatalnefous. »
La reine Badoure pouvait bien juger de l’exemple de son fils Amgiad, que le prince Assad, qui n’était pas moins vertueux, ne recevrait pas plus favorablement la déclaration semblable qu’elle avait à lui faire. Cela ne l’empêcha pas de persister dans un dessein si abominable, et elle lui écrivit aussi un billet le lendemain, qu’elle confia à une vieille qui avait entrée dans le palais.
La vieille prit aussi son temps de rendre le billet au prince Assad à la sortie du conseil, où il venait de présider à son tour. Le prince le prit, et en le lisant, il se laissa emporter à la colère si vivement, que sans se donner le temps d’achever, il tira son sabre et punit la vieille comme elle le méritait. Il courut à l’appartement de la reine Haïatalnefous, sa mère, le billet à la main ; il voulut le lui montrer, mais elle ne lui en donna pas le temps, ni même celui de parler. « Je sais ce que vous me voulez, s’écria-t-elle, et vous êtes aussi impertinent que votre frère Amgiad. Retirez-vous, et ne paraissez jamais devant moi. »
Assad demeura interdit à ces paroles, auxquelles il ne s’était pas attendu, et elles le mirent dans un transport dont il fut sur le point de donner des marques funestes ; mais il se retint et se retira sans répliquer, de crainte qu’il ne lui échappât de dire quelque chose d’indigne de sa grandeur d’âme. Comme le prince Amgiad avait eu la retenue de ne lui rien dire du billet qu’il avait reçu le jour d’auparavant, et que ce que la reine sa mère venait de lui dire, lui faisait comprendre qu’elle n’était pas moins criminelle que la reine Badoure, il alla lui faire un reproche obligeant de sa discrétion, et mêler sa douleur avec la sienne.
Les deux reines au désespoir d’avoir trouvé dans les deux princes une vertu qui devait les faire rentrer en elles-mêmes, renoncèrent à tous les sentiments de la nature et de mère, et concertèrent ensemble de les faire périr. Elles firent accroire à leurs femmes qu’ils avoient entrepris de les forcer : elles en firent toutes les feintes par leurs larmes, par leurs cris et par les malédictions qu’elles leur donnaient, et se couchèrent dans un même lit, comme si la résistance qu’elles feignirent aussi d’avoir faite, les eût réduites aux abois…
Mais, Sire, dit ici Scheherazade, le jour paraît et m’impose silence. Elle se tut, et la nuit suivante elle poursuivit la même histoire, et dit au sultan des Indes :